LE LIVRE DES ROIS DE FERDOWSI/FIRDOUSI. TRADUCTION DE JULES MOHL
LE LIVRE DES ROIS.
TRADUCTION DE JULES MOHL
INTRODUCTION
AU NOM DE DIEU CLEMENT ET MISERICORDIEUX. Au nom du maître de l'âme et de l’intelligence, au delà duquel la pensée ne peut aller, du maître de la gloire, du maître du monde, du maître de la fortune, de celui qui envoie les prophètes, du maître de Saturne et de la rotation des sphères, qui a allumé la lune et l’étoile du matin, et le soleil; qui est plus haut que tout nom, que tout signe, que toute idée, qui a peint les étoiles au firmament. Si tu ne peux voir de tes yeux le Créateur, ne t'irrite pas contre eux, car la pensée même ne peut atteindre celui qui est au delà de tout lieu et de tout nom, et tout ce qui s'élève au-dessus de ce monde dépasse la portée de l'esprit et de l'intelligence. Si l'esprit choisit des paroles, il ne saurait les choisir que pour les choses qu'il voit; mais personne ne peut apprécier Dieu tel qu'il est : il ne te reste qu'à te ceindre d'obéissance. Dieu pèse l’âme et la raison; mais lui, comment pourrait-il être contenu dans une pensée hardie? Comment pourrait-on célébrer le Créateur dans cet état, avec ces moyens, avec cette âme et cette langue? Il ne te reste qu’à te contenter de croire à son existence, et à t’abstenir de vaines paroles; adore, et cherche le vrai chemin, et sois attentif à obéir à ses commandements. Puissant est quiconque connaît Dieu, et sa connaissance rajeunit le cœur des vieillards; mais la parole ne peut percer ce voile, et la pensée ne peut pénétrer jusqu'à l'être.
LOUANGE DE L'INTELLIGENCE
C'est ici, ô sage, le lieu où il convient de parler de la valeur de l'intelligence. Parle et tire de ta raison ce que tu sais, pour que l'oreille de celui qui t'écoute s'en nourrisse. L'intelligence est le plus grand de tous les dons de Dieu, et la célébrer est la meilleure des actions. L'intelligence est le guide dans la vie, elle réjouit le cœur, elle est ton secours dans ce monde et dans l'autre. La raison est la source de tes joies et de tes chagrins, de tes profits et de tes pertes. Si elle s'obscurcit l'homme à l'âme brillante ne peut plus connaître le contentement. Ainsi parle un homme vertueux et intelligent, des paroles duquel se nourrit le sage : Quiconque n'obéit pas à la raison, se déchirera lui-même par ses actions; te le sage l'appelle insensé, et les siens le tiennent pour étranger. C'est par l’intelligence que tu as de la valeur dans ce monde et dans l'autre, et celui dont la raison est brisée tombe dans l’esclavage. La raison est l’œil de l’âme, et si tu réfléchis, tu dois voir que, sans les yeux de l’âme, tu ne pourrais gouverner ce monde. Comprends que la raison est la première chose créée. Elle est le gardien de l’âme; c'est à elle qu’est due l'action de grâces, grâces que tu dois lui rendre par la langue, les yeux et les oreilles. C'est d'elle que te viennent les biens et les maux sans nombre. Qui pourrait célébrer suffisamment Dieu ! la raison et l'âme? et si je le pouvais, qui pourrait l'entendre? Mais comme personne ne peut en parler convenablement, parle-nous, ô sage, de la création du monde. Tu es la créature de l'auteur du monde, tu connais ce qui est manifeste et ce qui est secret. Prends toujours la raison pour guide, elle l’aidera à te tenir loin de ce qui est mauvais; cherche ton chemin d'après les paroles de ceux qui savent, parcours le monde, parle à tous; et quand tu auras entendu la parole de tous les sages, ne te relâche pas un instant de l'enseignement. Quand tu seras parvenu à jeter tes regards sur les branches de l’arbre de la parole, tu reconnaîtras que le savoir ne pénètre pas jusqu'à sa racine.
CRÉATION DU MONDE.
D'abord, il faut que tu connaisses bien l'origine des éléments. Dieu a créé le monde de rien, pour que sa puissance apparût. Il a créé la matière des quatre éléments, il les a fait naître sans peine et sans travail. Le premier est l'élément du feu brillant, qui s'élève en haut; au milieu est l'air, puis l'eau, et au-dessous la terre obscure. D'abord le feu commença à rayonner, sa chaleur produisit alors de la sécheresse; ensuite le repos engendra le froid, qui à son tour fit naître l'humidité : la place de ces quatre éléments leur étant assignée, ils formèrent ce monde transitoire. Ils se pénétrèrent l'un l'autre, et des êtres de toute espèce parurent. La voûte céleste à la rotation rapide se forma, et montra incessamment ses merveilles. Les sept planètes prirent la direction de douze mois, chacune se plaça au lieu qui lui était marqué. La fortune et la destinée s'y révélèrent, et portèrent, comme il est juste, bonheur à ceux qui les comprirent. Les cieux s'enveloppèrent l'un dans l'autre, et commencèrent leurs mouvements lorsque tout fut en harmonie. Avec ses mers et ses montagnes, avec ses plaines et ses vallées, la terre était comme une lampe brillante. Les montagnes s'élevèrent, les eaux descendirent, la tête des plantes tendit en haut. La terre n'eut pas en partage une situation élevée, elle formait un point central obscur et noir. Les étoiles montrèrent leurs merveilles dans les cieux et versèrent sur la terre leur lumière. Le feu s'éleva vers le ciel, l'eau descendit, le soleil tourna autour de la terre. Les herbes parurent, ainsi que les arbres de toute espèce, qui élevèrent gaiement leurs couronnes. Ils s'étendent, c'est le seul pouvoir qu'ils ont; ils ne peuvent se mouvoir de tous côtes comme les animaux. Aussi, lorsque les animaux, qui purent se mouvoir, parurent, ils foulèrent de leurs pieds toute la végétation. Ils ont l’instinct de la faim, du sommeil et du repos; ils sont doués de l’amour de la vie. Ils n'ont pas le don de parler avec la langue; ils ne désirent pas être doués de raison; ils se nourrissent de broussailles et de feuillages; ils ne connaissent pas les bonnes et les mauvaises suites de leurs actions, et Dieu le créateur n'en exige pas obéissance. Comme il est omniscient, tout-puissant et juste, aucune bonne action ne peut rester cachée. Cela est ainsi : personne ni des êtres visibles, ni des êtres cachés, ne sait quelle sera la fin de l'existence du monde.
CRÉATION DE L'HOMME.
Après cela apparut l'homme, qui fut la clef de toutes ces choses enchainées. Sa tête s'élève droite comme un haut cyprès; il possède la parole qui est excellente, et la raison qui produit les actions. Il est doué de prudence, de sens et de raison ; les animaux sauvages lui obéissent. Fais un peu usage de ton intelligence, considère si le mot HOMME peut n'avoir qu'un seul sens. Peut-être ne connais-tu l'homme que comme l'être misérable que tu vois et ne lui connais-tu aucun signe d'une autre destination. Mais tu es composé d'éléments des deux mondes, et tu es placé entre les deux; tu es le premier dans la création, quoique le dernier dans le temps; ainsi ne t'abandonne pas aux choses futiles. J'ai appris d'un sage un autre mot sur ce point, mais comment pourrions-nous savoir le secret du Créateur du monde? Sois attentif, dirige tes regards vers ta fin; quand tu as quelque chose à faire, choisis pour le bien. Tu dois habituer ton corps à la fatigue, car il te convient de savoir supporter la peine. Si tu veux trouver délivrance de tout mal, si tu veux que ta tête ne soit pas prise dans les lacs de l'infortune, si tu veux rester exempt de malheurs dans les deux mondes, si tu veux faire le bien devant Dieu, observe la voûte céleste à la rotation rapide, car c'est d'elle que vient le mal et le remède. Le mouvement du temps ne l'use pas, et la peine et les calamités ne l'affectent pas. Elle ne cherche jamais à se reposer de sa rotation; elle n'est pas sujette à la destruction comme nous : sache que c'est d'elle que viennent les richesses et le grand nombre d’enfants; c'est auprès d'elle que se manifestent le bien et le mal.
CRÉATION DU SOLEIL.
La voûte du ciel est faite de rubis rouge, non de vent et d'eau, non de poussière et de fumée. Avec cette splendeur et avec ces corps lumineux, elle ressemble à un jardin au jour du Nôrouz. Dans elle tourne un astre, qui ravit le cœur de l’homme, et dont le jour emprunte la lumière. Il lève tous les matins, du côté de l’orient, sa tête enflammée semblable à un bouclier d'or. Il habille le monde d'une robe de lumière, et rend brillante la terre obscure; et lorsque de l’orient il descend vers l'occident, la nuit sombre lève sa tête du côté de l'orient. Jamais aucun des deux ne prend le pas sur l'autre ; rien ne peut être plus réglé que leur marche. Toi qui es le soleil, comment se fait-il que tu ne luises pas sur moi?
CRÉATION DE LA LUNE.
Il y a une lampe préparée pour la nuit sombre : ô homme, autant que tu le pourras, ne te laisse pas aller au mal. Pendant deux jours et deux nuits, elle cesse de montrer sa face; tu dirais que sa rotation est usée; puis elle reparaît faible et jaune, comme le corps d'un homme dévoré par le souci d'amour; et à peine le spectateur l'a-t-il entrevue, qu'elle se cache de nouveau. La nuit suivante, elle reparait un peu plus, et te donne un peu plus de lumière; après deux semaines, elle a atteint sa plénitude et est redevenue ce qu'elle était d'abord; puis elle parait de nouveau chaque jour plus pâle, se rapprochant toujours du soleil brillant. Dieu le créateur a ainsi réglé sa condition, et, quel que soit le temps de sa durée, sa nature sera toujours la même !
LOUANGES DU PROPHETE (QUE LA GRAGE DE DIEU SOIT SUR LUI!).
La connaissance de Dieu et la foi sont tes véritables sauveurs, et ton devoir est de chercher la voie du salut. Si tu veux que ton âme ne souffre pas dommage, si tu veux n'être pas toujours malheureux, cherche ton chemin d'après les paroles du prophète, et purifie ton cœur de toutes les souillures dans l’eau de la foi. C'est ainsi que parle celui qui a proclamé la révélation, le maître des commandements, le maître des prohibitions. Après les grands prophètes, le soleil n'a pas lui sur un homme meilleur qu'Abou Bekr. Omar a répandu sur la terre la vraie croyance; il a ordonné le monde comme un jardin au printemps; puis, après eux, vint Othman, l'élu, le modeste, le croyant. Le quatrième était Ali, l'époux de la vierge, lui dont le prophète a célébré les vertus en disant : Moi, je suis la ville de la connaissance de Dieu, et Ali en est la porte. C'est la véritable parole du prophète. J'atteste que ces mots contiennent le secret de sa pensée; tu dirais que mes deux oreilles entendent sa voix. Sache que tel était Ali, et que tels étaient les autres qui ont fortifié la religion; le prophète est le soleil, ses compagnons sont la lune, et la véritable voie est celle qui les comprend tous. Je suis l'esclave de la famille du prophète, je révère la poussière des pieds d'Ali, je ne m'adresse pas à d’autres : telle est ma manière de parler.
Le sage regarde ce monde comme une mer, dont les vagues sont fouettées par un orage, et sur laquelle il y a soixante et dix vaisseaux, les voiles toutes déployées, et un grand vaisseau, orné comme une fiancée, beau comme l’œil du coq. Mohammed s’y trouve avec Ali, et la famille du prophète, et la famille d'Ali. Le sage qui de loin voit la mer, où il n’aperçoit ni limite ni fin, reconnaît qu'il faut s'abandonner aux vagues, et que personne ne peut éviter le naufrage. Il dit en son âme : Si je me trouve dans la tempête avec le prophète et avec Ali, j'aurai deux amis auxquels je pourrai me confier ; je serai secouru par la main du maître de la couronne, de l'étendard et du trône, du maître des eaux courantes, du vin, du miel et des sources de lait et d'eau limpide. Si tu mets ton espérance dans un autre monde, prends ta place auprès du prophète et auprès d'Ali. Si malheur t'en arrive, que ce soit ma faute : car telle est ma conviction, et telle est ma voie. C'est la croyance dans laquelle je suis né et dans laquelle je mourrai. Sache que je suis la poussière des pieds du lion. Si ton cœur incline vers le chemin du péché, c'est lui qui est ton ennemi dans ce monde. Personne ne peut être l’ennemi d’Ali, si ce n'est un homme qui n'a pas eu de père, et Dieu livrera son corps au feu. S'il est quelqu'un qui, dans son cœur, ait de la haine pour Ali, qui dans le monde pourrait être plus misérable que lui? Garde-toi de prendre le monde pour un jeu, et de te détourner des compagnons de voyage dont les traces sont bonnes. Il faut essayer de faire ce qui est bon, quand on est le compagnon des hommes de bien. Mais pourquoi prolongerais-je des discours de ce genre? certes je n'y saurais voir de fin.
COMMENT LE LIVRE DES ROIS FUT COMPOSE.
Des traditions ont été racontées, rien de ce qui est digne d'être transmis n’a été oublié. Je te raconterai de nouveau une partie de ce qui a déjà été dit. Tout ce que je dirai, tous l'ont déjà conté, tous ont déjà enlevé les fruits du jardin de la connaissance. Quand même je ne pourrais atteindre une place élevée dans l'arbre chargé de fruits, parce que mes forces n'y suffisent pas; toutefois, celui même qui se tient sous un arbre puissant, sera garanti du mal par son ombre, et peut-être je pourrai atteindre une place sur une branche inférieure de ce cyprès qui jette son ombre au loin, de sorte que par ce livre des rois illustres, je laisserai dans le monde un souvenir de moi. Sache qu'il ne contient ni mensonge, ni fausseté; mais ne crois pas que tout, dans le monde, suive la même marche. Tous ceux qui sont doués d'intelligence se nourrissent de mes paroles, quand même il leur faudrait y chercher des symboles.
Il y avait un livre des temps anciens, dans lequel étaient écrites beaucoup d'histoires. Tous les Mobeds en possédaient des parties, chaque homme intelligent en portait un fragment avec lui. Il y avait un Pehlewan, d'une famille de Dihkans, brave et puissant, plein d'intelligence et très illustre; il aimait à rechercher les faits des anciens et à recueillir les récits des temps passés. Il fit venir de chaque province un vieux Mobed, qui avait rassemblé les parties de ce livre; il leur demanda l'origine des rois et des guerriers illustres, et la manière dont ils organisèrent au commencement le monde, qu'ils nous ont transmis dans un état si misérable, et comment, sous une heureuse étoile, ils terminèrent chaque jour une entreprise. Les grands récitèrent devant lui, l'un après l'autre, les traditions des rois et les vicissitudes du monde. Il écouta leurs discours, et en composa un livre digne de renom. C'est le souvenir qu'il a laissé parmi les hommes, et les grands et les petits célébrèrent ses louanges.
SUR DAKIKI LE POETE.
Les chanteurs chantaient à tout le monde beaucoup d'histoires de ce livre, et le monde se prit d'amour pour ces récits; tous les hommes intelligents et tous les hommes de cœur s'y attachèrent. Alors parut un jeune homme, doué d'une langue facile, d'une grande éloquence et d'un esprit brillant. Il annonça le dessein de mettre en vers ce livre, et le cœur de tous en fut réjoui. Mais il aimait de mauvaises compagnies; il vivait oisif avec des amis pervers, et la mort l’assaillit subitement et posa sur sa tête un casque noir. Il suivait son penchant vers les mauvais ; il leur abandonnait son âme douce, et ne put se réjouir du monde un seul jour. Tout à coup la fortune l'abandonna, et il fut tué par la main d'un esclave. Il périt, et son poème ne fut pas achevé; et la fortune, qui avait veillé sur lui, s'endormit pour toujours. Dieu, pardonne-lui ses péchés, et place-le haut dans ton paradis.
COMMENT LE POÈME FUT ENTREPRIS.
Lorsque mon âme se fut détournée de ce souvenir de lui, elle se tourna vers le trône du maître du monde. Je désirais obtenir ce livre pour le traduire dans ma langue. Je le demandais à un grand nombre d'hommes ; je tremblais devant la rotation du temps, craignant que si ma vie n'était pas longue, je ne fusse obligé de le laisser à un autre. D'ailleurs, mon trésor pouvait m'échapper ; il pouvait ne se trouver personne qui payât le prix de mon labeur : car le monde était rempli de combats, et le temps n'était pas favorable à ceux qui cherchaient des récompenses. Ainsi se passa quelque temps, pendant lequel je ne fis part à personne de mou plan; car je ne vis personne qui fût digne de me servir d confident dans cette entreprise. Qu'y a-t-il de mieux qu'une bonne parole? les grands et les petits s'en réjouissent. Si Dieu n'avait pas révélé la meilleure des paroles, comment le prophète pourrait-il être notre guide ?
J'avais dans ma ville un ami[1] qui m'était dévoué: tu aurais dit qu'il était dans la même peau que moi. Il me dit : C'est un beau plan, et ton pied te conduira au bonheur. Je t'apporterai le livre pehlewi. Ne t'endors pas ! Tu as le don de la parole, tu as de la jeunesse, tu sais conter un récit héroïque.
Raconte de nouveau ce livre royal, et cherche par lui la gloire auprès des grands. Puis il apporta devant moi ce livre, et la tristesse de mon âme fut convertie en joie.
LOUANGE D'ABOU-MANSOUR, FILS DE MOHAMMED.
A l'époque où je devins possesseur de ce livre, il y avait un puissant prince; il était jeune, de lignage noble, prudent, circonspect, et d'une âme joyeuse; il était de bon conseil et clément, parlant avec éloquence et d'une voix douce. Il me dit : Que faut-il que je fasse, pour que ton âme se tourne vers ce poème? Tout ce que j'y peux faire, je le ferai, et je n'ai pas besoin de m'adresser à un autre pour te secourir. Il me gardait comme un fruit frais, et aucun orage ne pouvait plus me porter malheur. Je m'élevais de la terre basse jusqu'au firmament par la générosité de ce noble prince, aux yeux duquel l’or et l'argent ne valaient pas plus que la poussière, et qui ornait sa haute naissance par la grâce et la gloire. Le monde entier était méprisable devant lui; il était jeune, et digue de confiance; il y a peu d'hommes tels que lui parmi la foule : il était comme un haut cyprès parmi les plantes d'un jardin. Je ne l’ai revu ni vivant, ni mort, lorsqu'il était tombé entre les griffes de ses assassins, semblables à des crocodiles. Hélas, cette taille! Hélas, ce nombril! Hélas, cette force et cette stature royale ! Celui dont il avait conquis le cœur fut désespéré de sa mort; mon âme tremblait comme tremble une feuille. Je veux mentionner un conseil qu'il m'a donné, pour détourner mon esprit de ce malheur vers le souvenir de sa bonté. Il me dit : Quand tu auras écrit ce livre des rois, donne-le aux rois. Mon cœur fut heureux de ces paroles, et mon âme devint joyeuse et satisfaite. Je commence donc ce livre au nom du puissant roi des rois, du maître de la couronne, du maître du trône, du maître du monde, victorieux et fortuné.
LOUANGE DU ROI MAHMOUD.
Depuis que le Créateur a créé le monde, jamais ne parut un roi comme lui : il porte sa couronne assis sur le trône comme le soleil, et par lui le monde brille comme l'ivoire. On dirait : quel est ce soleil resplendissant, qui verse sa lumière sur le inonde ? Aboulkasem, ce roi victorieux a placé son trône au-dessus du diadème du soleil ; il a ordonné le monde depuis l'orient jusqu’à l’occident, et sa domination fait naître des mines d'or. Mon étoile endormie s'éveilla; une foule de pensées surgirent dans ma tête. Je reconnus que le moment de parier était arrivé, et que les vieux temps allaient revenir. Une nuit je m'endormis plein de pensées touchant le roi de la terre, et ses louanges sur mes lèvres. Mon cœur était rempli de lumière dans la nuit sombre; je dormais, ma bouche était fermée, mais mon cœur était ouvert. Voici la vision que mon âme eut dans le sommeil : Une lampe brillante se levait du sein des eaux, une nuit profonde était répandue sur la surface de la terre; mais la lampe la fit resplendir comme un rubis. Le désert semblait être de brocart, et un trône de turquoise apparut. Un roi semblable à la lune y était assis, une couronne sur la tête au lieu de casque. Une armée était rangée sur deux milles de longueur; à la gauche du roi étaient sept cents éléphants féroces; devant lui se tenait respectueusement un pur Destour, montrant au roi le chemin de la foi et de la justice. Mon esprit fut confondu de la splendeur du roi, de ces éléphants de guerre, d'une telle armée. Lorsque je vis la face du roi, je demandai aux grands : Est-ce le firmament et la lune, ou est-ce un trône et une couronne? Est-ce le ciel étoile devant lui, ou une armée? Lun d'eux me répondit :
C'est le roi de Roum et de Hind, qui règne depuis Kanoudj jusqu'à la mer de l’Inde; dans l’Iran et dans le Touran, tous sont ses esclaves. La vie de tous dépend de ses ordres et de sa volonté. Il a ordonné le monde avec justice, et après cela il s'est mis la couronne sur le front; c'est le maître du monde, Mahmoud, le grand roi. Il fait que la brebis et le loup boivent dans le même abreuvoir. Depuis Cachemire jusqu'à la mer de la Chine, les rois lui rendent hommage ; et le premier mot que prononce, dans son berceau, l'enfant qui mouille sa bouche du lait de sa mère, est : Mahmoud ! Rends-lui hommage, toi qui sais parler et qui cherches par lui un nom immortel. Personne ne désobéit à ses ordres, personne n'ose se soustraire à son pouvoir. Lorsque je fus éveillé, je me levai aussitôt : que m'importait que la nuit fût obscure ? Je me levai, je prononçai des vœux pour ce roi. Comme je n'avais point de pièces d'argent à verser sur sa tête, j'y versai ma propre âme; je me disais : Ce rêve aura son accomplissement; car la gloire de Mahmoud est grande dans le monde. Rends hommage à lui, qui rend hommage à Dieu; bénis cette fortune qui veille, ce diadème et ce sceau royal. Son règne a converti la terre en un jardin printanier, l'air est rempli de pluie, la terre est pleine de beauté, la pluie l'arrose dans le temps opportun, le monde est semblable au jardin d'Irem. Tout ce qui est beau dans l'Iran est dû à sa justice; partout où il y a des hommes, ils sont tous ses amis. Dans les fêtes, c’est un ciel de bonté; dans la guerre, c est un dragon avide de combat; son corps est d'un éléphant furieux, et son âme est d’un Gabriel ; sa largesse est comme une pluie de printemps; son cœur est comme les eaux du Nil. Le pouvoir de ceux qui lui veulent du mal par envie est vil à ses yeux comme une pièce d'argent. La couronne et les trésors ne lui ont pas donné d'orgueil ; les combats et le travail n'ont pas troublé la sérénité de son âme. Tous ceux qui sont éclairés, tous ceux qui sont nobles, tous ceux qui sont bons, tous sont dévoués au roi, tous se sont ceints d'obéissance et de fidélité envers lui, et chacun d'eux est le roi d'une province, et le nom de chacun d'eux vit dans tous les livres.
Avant tous est son frère puîné, que personne n'égale en valeur. Qu'il se réjouisse à l'ombre du roi du siècle, quiconque sur la terre respecte la majesté de Nasr, qui a eu pour père Nasir-eddin, dont le trône était élevé au-dessus des Pléiades ; qui est doué de bravoure, de prudence et de vertu, et qui fait la joie de tous les grands. Puis le brave prince de Thous, qui dans le combat affronte le lion, qui répand les biens que la fortune lui donne, et qui ne demande à la destinée que de la gloire. Il sert de guide aux hommes qu'il conduit à Dieu ; il désire que la tête du roi n'éprouve aucun accident. Que le monde puisse n'être jamais privé de la vie du roi et de sa couronne ! Qu'il vive toujours, et qu'il vive heureux, toujours sain de corps, avec la couronne et le trône, victorieux, libre de peines et de soucis!
Maintenant je me tourne vers le commencement de mon entreprise, vers le Livre des rois illustres.
I
KAÏOUMORS
PREMIER ROI DE PERSE
(Son règne dura 30 ans.)
Qui, selon le récit du Dihkan, a le premier recherché sur la terre la couronne de la puissance? Qui a placé sur son front le diadème? Personne dans le monde n'en a gardé le souvenir, si ce n'est un fils qui a reçu de son père les traditions, et qui, selon les paroles.de son père, te raconte par qui le pouvoir glorieux fut créé, et qui d'entre ces rois atteignit la plus haute puissance.
Un homme qui a lu un ancien livre où sont contenues les histoires des héros, dit que Kaïoumors institua le trône et la couronne, et qu'il fut le premier roi. Lorsque le soleil entra dans le signe du Bélier, le monde fut rempli de splendeur, d'ordre et de lumière ; le soleil brilla dans le signe du Bélier, de sorte que le monde en fut rajeuni entièrement : alors Kaïoumors devint le maître du monde. Au commencement, il établit sa demeure dans les montagnes; son trône et sa puissance s'élevèrent de la montagne, et il se vêtit, lui et son peuple, avec des peaux de tigres. De lui vint toute civilisation, car Tart de se vêtir et de se nourrir était nouveau. Il régna trente ans sur la terre. Il était beau sur le trône comme le soleil; il brillait, du haut de son trône royal, comme une lune de deux semaines brille au-dessus d'un cyprès élancé. Les animaux féroces et les bêtes sauvages qui le virent accoururent vers lui de tous les lieux du monde, et se tenaient courbés devant son trône : ce fut là ce qui releva sa majesté et sa haute fortune. Ils venaient devant lui pour rendre hommage; ce fut de lui qu'ils reçurent des lois. Il eut un fils, beau de visage, plein de vertu et cherchant la gloire comme son père; son nom était Siamek : il était heureux, et le cœur de Kaïoumors ne vivait que pour lui. Il ne se réjouissait du monde que quand il regardait son fils, car beaucoup de branches fécondes devaient sortir de lui. Il pleurait d'amour sur la vie de son fils, il se consumait dans la crainte de le perdre. Un temps s'écoula ainsi : la domination du roi était prospère; il n'avait aucun ennemi sur la terre, excepté Ahriman le méchant, qui en secret lui portait envie et mauvaise volonté, et méditait d'étendre la main sur lui. Ahriman avait un fils semblable à un loup féroce, brave, et à la tête d'une armée puissante, qui se mit en marche, et alla se concerter avec son père, car il convoitait le trône et le diadème du roi. Le monde lui parut noir à cause de la prospérité de Siamek et de la fortune de son père; il dit à tous son dessein, et remplit le monde de son bruit. Mais Kaïoumors lui-même, comment sera-t-il averti de cela, comment apprendra-t-il que quelqu'un lui enviait le trône ? Le bienheureux Serosch parut tout à coup, semblable à un Péri, et couvert d'une peau de tigre, et lui révéla en secret tout ce qu'Ahriman et son fils tramaient contre lui.
COMBAT DE SIAMEK AVEC LE DIV, ET MORT DE SIAMEK.
Lorsque les desseins hostiles du méchant Div parvinrent aux oreilles de Siamek, la colère souleva le cœur du jeune roi; il rassembla une armée et prit conseil; il couvrit son corps d'une peau de te, car la cuirasse n'était pas encore en usage à la guerre. Il alla à la rencontre du Div avide de combat; et lorsque les armées furent en présence, Siamek s'avança le corps nu, et saisit le fils d'Ahriman. Mais le pervers Div noir le frappa de ses griffes, il plia en deux la haute stature du héros, il lança contre terre le jeune roi, et lui déchira les entrailles avec ses ongles. Siamek expira sous les mains du Div maudit, et son armée resta sans chef. Le roi apprit la mort de son fils, et, dans sa douleur, le monde devint noir devant lui : il descendit de son trône en gémissant, il se frappait la tête, il arrachait avec ses ongles la chair de son corps ; ses joues étaient pleines de sang, son cœur était désolé, et la vie était devenue pour lui une angoisse. L'armée était en tristesse et en larmes, et le feu de sa douleur la dévorait. Elle poussa un cri lamentable, tous les soldats se rangèrent autour du trône du roi ; leurs vêtements étaient de couleur bleue, leurs deux yeux pleins de sang, leurs deux joues rouges comme le vin. Les animaux féroces, les oiseaux et les bêtes fauves allèrent en foule vers la montagne en poussant des cris ; ils vinrent se lamentant et se désolant, et la poussière s'éleva devant le trône du roi. Ils demeurèrent là une année dans leur douleur, quand vint un message de Dieu le créateur Le bienheureux Serosch[2] porta au roi la bénédiction divine, et lui dit : Dorénavant ne gémis plus fret reprends ton cœur; prépare ton armée, mène-la au combat selon mes ordres; et réduis en poussière j'armée des Divs; délivre la face de la terre de ce méchant Div, et satisfais ton âme par la vengeance. Le roi illustre leva la tête vers le ciel, et invoqua le malheur sur ses ennemis ; Dieu l'appela par cet ange au nom sublime, et mit fin à ses pleurs ; il se hâta de venger Siamek, et ne prit de repos et de sommeil ni le jour ni la nuit.
COMBAT DE KAÏOUMORS ET DE HOUSCHENG AVEC LE DIV NOIR.
Siamek le glorieux avait un fils qui servait de Destour à son grand-père. Son nom était Houscheng, il était toute intelligence et toute prudence. Il avait grandi dans le sein de son grand-père, pour qui il était un souvenir de Siamek. Le grand-père l’avait adopté au lieu de son fils, et ses yeux ne reposaient que sur lui.
Lorsqu'il fut décidé à la vengeance et au combat, il appela le noble Houscheng et lui annonça tout ce qui devait avenir, et lui révéla tout ce qui était secret. Je vais rassembler une armée, je pousserai un cri de guerre; c'est à toi à marcher le premier, car je suis un homme mourant et tu es un jeune héros. II rassembla les Péris, et parmi les animaux féroces, les tigres, les lions, les loups et les léopards; c'était une armée de bêtes fauves, d'oiseaux et de Péris, sous un chef plein de fierté et de bravoure. Kaïoumors suivait derrière l'armée, et son petit-fils marchait devant lui au milieu des combattants. Le Div noir s'avança tremblant et en crainte, et fit voler la poussière vers le ciel; le roi s'aperçut que les hurlements des animaux avaient émoussé les griffes du Div. Les deux armées se rencontrèrent, les Divs tremblèrent devant les bêtes féroces, Houscheng étendit ses mains comme un lion, et rendit la terre étroite au vaillant Div. Il lui arracha la peau de la tête aux pieds et coupa sa tête monstrueuse; il le jeta sous ses pieds, et le foula comme une chose vile, dont la peau était en lambeaux, dont la vie était partie. Kaïoumors ayant ainsi achevé la vengeance qu’il avait désirée, sa vie s'en alla, il mourut, et le monde resta vide de lui.
Regarde! qui pourrait atteindre une gloire égale à la sienne? Il avait amassé les biens de ce monde trompeur; il avait montré aux hommes le chemin des richesses, mais il n'en avait pas joui. Le monde n’est qu'un rêve qui passe, et ni le bonheur ni le malheur ne durent.
II
HOUSCHENG
(Son règne dura 30 ans.)
Houscheng, le maître du monde, le prudent, le juste, mit la couronne sur sa tête à la place de son grand-père, et le ciel tourna pendant quarante ans sur sa tête. Son esprit était plein de prudence, son cœur plein de justice. Il s'assit sur le siège de la puissance, et parla ainsi du haut de son trône impérial: Je suis le roi des sept zones, victorieux et dominant sur toute la terre; je me suis ceint étroitement de justice et de bonté selon l’ordre de Dieu, qui donne la victoire. Depuis ce moment, il se mit à civiliser le monde et à répandre la justice sur toute la terre. D'abord il découvrit un minéral, et sut par son art séparer le fer de la pierre; il se procura pour matière le fer brillant, qu’il tira ainsi de la pierre dure; et lorsqu'il eut connu ce métal, il inventa l'art du forgeron pour fabriquer des haches, des scies et des houes. Ensuite il s'occupa de distribuer les eaux; il les amena des rivières, et en fertilisa les plaines; il ouvrit aux eaux des courants et des canaux, et acheva en peu de temps ce travail par sa puissance royale. Lorsque les hommes eurent acquis de nouvelles connaissances, celles de semer, de planter et de moissonner, alors chacun prépara son pain, sema son champ et en marqua les limites. Avant que ces travaux fussent entrepris, on n’avait que les fruits pour se nourrir. Mais la condition des hommes n'était pas encore bien avancée, ils n’avaient que des feuilles pour se couvrir.
INTRODUCTION DE LA FETE DU FEU.
Nos pères avaient un culte et une religion, et l'adoration de Dieu était en honneur. Comme les Arabes se tournent dans leurs prières vers une pierre, on se tournait alors vers le feu à la belle couleur. Le feu, qui était dans la pierre, en sortit pour répandre son éclat dans le monde. Un jour, le roi de la terre parcourait 4a montagne avec quelques hommes de son peuple. Ils virent de loin quelque chose de long et d'obscur, un corps noir qui se mouvait avec rapidité. Sur sa tête brillaient deux yeux, comme deux fontaines de sang; le monde devint noir par la fumée de sa gueule. Houscheng le regarda avec prudence et attention, il prit une pierre et s'avança pour le combattre. Il lança la pierre de sa force de héros, et le serpent qui brûlait le monde s'enfuit devant le roi, qui cherchait la possession de la terre. La petite pierre frappa sur une grande, l'une et l'autre furent brisées, mais une étincelle jaillit du choc, et son éclat rougit le cœur de la pierre. Le serpent ne fut pas tué, mais le feu était sorti de la pierre où il était caché; et aussi souvent que quelqu'un frappait une pierre avec du fer, il en jaillissait une étincelle. Le roi du monde fit des prières devant le Créateur et chanta ses louanges, parce que Dieu lui avait ainsi donné l’étincelle, et il ordonna que dans les prières on se dirigerait vers le feu en disant: C'est l’étincelle donnée de Dieu; adore-le, si tu es sage. Et lorsque la nuit vint, il alluma un feu haut comme la montagne, le roi avec son peuple l'entourèrent, et firent une fête de cette nuit, en buvant du vin. Sedeh est le nom qu'il donna à cette fête brillante, et elle reste encore comme un souvenir de Houscheng. Puisse-t-il y avoir beaucoup de rois tels que lui! Il se plaisait à civiliser les hommes, et sa mémoire est restée chérie parmi eux. Avec le pouvoir que Dieu lui avait donné, et avec sa puissance royale, il se mit à séparer les bœufs, les ânes elles moutons, des onagres et des élans indomptables, et mit à profit tout ce qui pouvait être utile. Le sage Houscheng ordonna de les réunir par paires; il s'en servit pour cultiver la terre, pour faire des échanges et pour entretenir la splendeur de son trône. Il tua et dépouilla de leurs fourrures les animaux errants dont le poil était bon, comme les hermines, les martres et le renard à la fourrure chaude, enfin la zibeline aux poils soyeux, et il fit ainsi avec les peaux des animaux des vêtements pour le corps des hommes. Il avait donné et répandu il avait joui et confié; il mourut et n’emporta avec lui qu'un nom honoré. Il avait achevé beaucoup de travaux dans sa vie à l’aide d'enchantements et de pensées sans nombre Lorsqu'il passa à une meilleure vie, il laissa vide le trône du pouvoir. Le sort ne lui avait accordé qu'une courte existence et Houscheng, ce roi plein de prudence et de majesté, mourut. Le monde ne s'enchaînera pas à toi avec amour, et il ne te montrera pas deux fois sa face.
III
THAMOURAS LE VAINQUEUR DES DIVS
(Son règne dura 30 ans.)
Houscheng avait un fils plein de sagesse, Thahmouras l'illustre, le vainqueur des Divs: Thahmouras vint et monta sur le trône de son père, et ceignit la ceinture de la royauté. Il appela de l’armée tous les Mobeds, et leur parla longuement et avec douceur, disant: Dès ce jour, le trône, et la couronne, et la massue, et le diadème m'appartiennent; par ma prudence je délivrerai le monde du mal, je ferai de la terre la base de mon trône. Je détruirai partout le pouvoir des Divs, car je veux être le maître du monde; et toute chose sur la terre qui peut être utile, je la mettrai en lumière, je briserai ses liens. Puis il tondit la laine sur le dos des brebis et des moutons, et on se mit à la filer; et, par ses efforts, il parvint à en faire des habits. Il enseigna de même Fart de tisser les tapis. A tous les animaux qui étaient bons coureurs, il donna à manger des herbes, de le paille et de l’orge. Il observa aussi toutes les bêtes sauvages : il choisit entre elles le chacal et le guépard; il trouva moyen de les amener du désert et des montagnes, et il mit à l'attache cette multitude d'animaux. Il prit de même, parmi les oiseaux, ceux qui sont les mieux armés, comme le gerfaut et le faucon royal au cou élancé; il les instruisit, et les hommes s'en étonnèrent. Il ordonna de calmer leur ardeur par des caresses, et de ne leur parler qu'avec une voix douce. Cela étant fait, il prit des coqs et des poules pour chanter à l'heure où l'on bat le tambour. C'est ainsi qu'il ordonnait tout convenablement, recherchant ce qui était inconnu et pouvait être utile. Il dit à son peuple: Adorez Dieu, et rendez grâce au Créateur du monde, car c'est lui qui nous a donné le pouvoir sur les animaux; rendez-lui grâce, car c'est lui qui nous a dirigés.
Il avait un Destour pur qui se tenait loin des voies du mal et qui était révéré en tout lieu ; Schidasp était son nom. Il ne portait ses pas en toutes choses que vers le bien : toute la journée, sa bouche était fermée à la nourriture; toutes les nuits, il se tenait en prières devant Dieu. Il était cher au cœur de tous les hommes, il ne cessait de prier jour et nuit. Il était la bonne étoile du roi, et tenait dans ses liens les âmes des méchants. Il enseignait au roi toutes les voies du bien, et ne cherchait la gloire que par la vertu. Le roi demeurait tellement pur de tout mal, que de lui émanait une splendeur divine. Puis il alla et enchaîna Ahriman par ses enchantements, et le monta comme un coursier rapide.[3] Il lui imposa la selle sans relâche, et faisait ainsi le tour du monde sur lui. Les Divs voyant cela, s'affranchirent de ses liens et s'assemblèrent en grand nombre, car il avait laissé vide le trône d'or.
Lorsque Thahmouras eut nouvelle de cela, il revint en hâte pour s'opposer aux entreprises des Divs. Il était ceint de la majesté du maître du monde, il appuyait sur son épaule une lourde massue. Les Divs courageux et les enchanteurs accoururent tous formant une armée immense de magiciens. Le Div noir les précédait en poussant des cris, et leurs hurlements s'élevaient jusqu'au ciel. L'air devint sombre, la terre devint noire, et les yeux des hommes furent enveloppés de ténèbres. Thahmouras, le maître du monde, le glorieux, s'avança les reins ceints pour le combat et la vengeance. D'un côté étaient le bruit, les flammes et la fumée des Divs; de l'autre, les braves du roi. Tout à coup il engagea avec les Divs un combat qui ne fut pas de longue durée. Il en enchaîna les deux tiers par la magie, il terrassa les autres avec sa lourde massue, et on les amena blessés et honteusement liés; ils demandaient grâce pour leur vie, disant: Ne nous tue pas, pour que tu puisses apprendre de nous un nouvel art qui te sera utile? Le roi illustre leur accorda leur grâce, pour qu'ils pussent lui dévoiler leur secret; et lorsqu'ils furent délivrés de leurs chaînes, ils demandèrent humblement sa protection. Ils enseignèrent récriture au roi, et le rendirent brillant de savoir; ils lui enseignèrent une seule écriture? non, près de trente, comme le roumi et le tazi, le parsi, le soghdi, le chinois et le pehlevi, et à les représenter telles qu'on les prononce. Que d'actions glorieuses le roi n'a-t-il pas faites pendant trente ans, outre celles que nous avons racontées! puis il mourut, et sa vie disparut, mais ses travaux restèrent comme un monument de lui.
O monde! n'élève personne si tu veux le moissonner après : si tu l'enlèves, pourquoi l'as-tu élevé? Tu hausses un homme au-dessus du firmament, mais tout à coup tu le précipites sous la terre obscure.
IV
DJEMSCHID
(Son règne dura 700 ans.)
Djemschid, son fils glorieux, plein d'énergie, et le cœur rempli des conseils de son père, monta sur le trône brillant de Thahmouras, la couronne d'or sur la tête, selon la coutume des rois; il était ceint de la splendeur impériale, et Funivers entier se soumit à lui. Le monde était calme et sans discorde, et les Divs, les oiseaux et les Péris lui obéirent La prospérité du monde s'accrut par lui, et le trône des rois brilla sous lui. Il dit : Je suis orné de l’éclat de Dieu, je suis roi et je suis Mobed; j'empêcherai les méchants de faire le mal, je guiderai les esprits vers la lumière. D'abord il s'occupa des armes de guerre pour ouvrir aux braves la route de la gloire. Il amollit le fer par sa puissance royale, et lui donna la forme de casques, de lances, de cuirasses, de cottes de mailles, et d'armures pour couvrir les chevaux. Il acheva tout cela par les lumières de son esprit; il y travailla pendant cinquante ans, et se fit un trésor de ces armes. Pendant cinquante autres années, il tourna ses pensées vers la fabrication des vêlements, pour que l’on pût s'en couvrir aux jours de fête et de combat. Il fit des étoffes de lin, de soie, de laine, de poil de castor et de riche brocart; il enseigna aux hommes à tordre, à filer et à entrelacer la trame dans la chaine; et quand l’étoffe était tissue, ils se mirent à apprendre de lui, tout à la fois, à la laver et à en faire des habits. Cela étant achevé, il commença un autre travail; le monde était heureux par lui, et lui-même se trouvait heureux. Il réunit ensemble ceux qui exerçaient les mêmes professions et y employa cinquante ans. D'abord la caste de ceux qu'on nomme Amousian : sache qu'ils sont voués aux cérémonies du culte. Il les sépara du reste du peuple, et leur assigna les montagnes pour y adorer Dieu, pour s'y consacrer à la religion et se tenir en méditation devant Dieu le lumineux. De l'autre côté se plaça une caste, à laquelle fut donné le nom de Nisarian; ce sont eux qui combattent avec le courage des lions, qui brillent à la tête des armées et des provinces, qui ont à défendre le trône du roi, et à maintenir la gloire que donne la bravoure. Sache que la troisième caste porte le nom de Nesoudi : ils ne rendent hommage à personne; ils labourent, ils sèment, ils récoltent et se nourrissent des fruits de leurs travaux sans reproche. Ils n'obéissent à personne, quoique leurs vêtements soient pauvres, et leur oreille n'est jamais frappée par le bruit de la calomnie, ils sont libres, et la culture de la terre leur est due; ils n’ont pas d'ennemis; ils n'ont pas de querelles. Un homme sage et libre a dit : C'est la paresse qui rend esclaves ceux qui devraient être libres. La quatrième caste est celle des Abnoukhouschi, qui sont actifs pour le gain et pleins d'arrogance ; lés métiers sont leur occupation et leur esprit est toujours en souci. Djemschid y employa encore cinquante ans, pendant lesquels il conféra beaucoup de bienfaits. Il assigna à chacun la place qui lui convenait, et leur indiqua leur voie, pour que tous comprissent leur position et reconnussent ce qui était au-dessus et au-dessous d'eux. Puis le roi ordonna aux Divs impurs de mêler de l'eau avec de la terre; et lorsqu'ils eurent compris ce qu'on pouvait en faire, ils préparèrent des moules pour y former des briques légères. Les Divs construisirent d'abord un fondement avec des pierres et du mortier, puis ils élevèrent au-dessus des ouvrages selon les règles de l'art, comme des bains et de hauts édifices, et un palais pour que l’infortune y trouvât un asile. Il employa un autre espace de temps pour chercher parmi les pierres celles qui sont précieuses, et le roi investigateur fit ressortir leur éclat; il découvrit toute espèce de minéraux précieux comme le rubis, l'ambre jaune, l’argent et l'or. Il les sépara des autres pierres par son art magique, et résolut entièrement ce mystère. Puis il inventa les parfums que les hommes aiment à respirer, comme le baume, le camphre et le pur musc; comme l’aloès, l’ambre et l’eau de rose limpide. Après, il inventa la médecine, les remèdes contre tout mat, et les moyens de conserver la santé et de guérir les blessures. Il mit au jour tout ce qui était secret; jamais le monde n’avait possédé un investigateur comme lui. Ensuite il se mit à parcourir les mers dans un vaisseau, visitant rapidement pays après pays. C'est ainsi qu'il remplit encore cinquante années, et nulle qualité des êtres ne restait cachée devant son esprit.
Lorsque toutes ces grandes choses furent accomplies, il ne vit plus dans le monde que lui-même; lorsque toutes ces entreprises eurent réussi, il essaya de s'élever au-dessus de sa haute condition. Il fit un trône digne d'un roi, et y incrusta toute sorte de pierreries ; et à son ordre les Divs le soulevèrent et le portèrent de la terre vers la voûte du ciel. Le puissant roi y était assis comme le soleil brillant au milieu des cieux. Les hommes s'assemblèrent autour de son trône, étonnés de sa haute fortune; ils versèrent sur lui des joyaux, et donnèrent à ce jour le nom de jour nouveau (Neurouz) : c était le jour de la nouvelle année, le premier du mois Ferverdin. En ce jour, le corps se reposait de son travail, le cœur oubliait ses haines. Les grands, dans leur joie, préparèrent une fête, ils demandèrent du vin, des coupes et des chanteurs; et cette glorieuse fête s'est conserve, de ce temps jusqu'à nous, en souvenir du roi.
Ainsi s'étaient passés trois cents ans, pendant lesquels la mort était inconnue parmi les hommes. Ils ne connaissaient ni la peine, ni le malheur, et les Divs étaient ceints comme des esclaves. Les hommes étaient attentifs aux ordres de Djemschid, et les doux sons de la musique remplissaient le monde. Ainsi passèrent les années : Djemschid brillait de la splendeur des rois ; le monde était en paix par les efforts de ce maître fortuné. Le roi reçut toujours d nouveaux messages de Dieu, et, pendant longtemps, les hommes ne virent en lui rien que de bien. Le monde tout entier lui était soumis, et il était assis dans la majesté des rois; mais tout à coup il fixa son regard sur le trône du pouvoir, et ne vit plus dans le monde que lui-même; lui qui avait rendu jusque-là hommage à Dieu, devint orgueilleux, il se délia de Dieu et ne l’adora plus. Il appela de l’armée tous les grands de l'empire et leur fit beaucoup de discours; il dit à ces vieillards puissants : Je ne reconnais dans le monde que moi ; c'est moi qui ai fait naître l'intelligence dans l'univers, et jamais le trône glorieux des rois n'a connu un maître comme moi; c'est moi qui ai parfaitement ordonné le monde, et la terre n'est devenue ce qu'elle est que par ma volonté. C'est à moi que vous devez votre nourriture, votre sommeil, votre tranquillité; c'est à moi que vous devez vos vêtements et toutes vos te jouissances. Le pouvoir, le diadème et l'empire sont à moi. Qui oserait dire qu'il y a un roi autre que moi? J'ai sauvé le monde par les médecines et les remèdes, de sorte que les maladies et la mort n'ont atteint personne : tant que le monde aura des rois, qui d'entre eux pourrait éloigner la mort, si ce n'est moi? C'est moi qui vous ai doués d'âme et d'intelligence; et il n'y a que ceux qui appartiennent à Ahriman qui ne m'adorent pas. Maintenant que vous savez que c'est moi qui ai fait tout cela, il faut reconnaître en moi le créateur du monde. Tous les Mobeds laissaient tomber leur tête, personne ne savait que répondre.
Après ce discours, la grâce de Dieu se retira de lui, et le monde se remplit de discorde. Chacun détourna sa face de la cour du roi, aucun des grands ne resta auprès de lui, et pendant vingt-trois ans ils tinrent l'armée dispersée et loin de la cour. Quand la raison ne se soumet pas à Dieu, elle amène la destruction sur elle-même et s'anéantit. Un homme sage a dit avec justesse et prudence : Quoique tu sois roi, pratique l'humilité envers Dieu; car quiconque ne révère pas le Créateur, ne trouve de tous côtés que des terreurs. Le jour s'obscurcit devant Djemschid; son pouvoir, qui avait illuminé le monde, disparut; le sang coula de ses yeux sur son sein; il demanda pardon à Dieu : mais sa grâce l’avait abandonné, et les terreurs du criminel s’étaient emparées de lui.
HISTOIRE DE ZOHAK ET DE SON PERE.
Il y avait dans ce temps un homme vivant dans le désert des cavaliers armés de lances : c'était un grand roi et un homme vertueux, qui s'humiliait dans la crainte de Dieu, le maitre du monde. Son nom était Mardas; il était juste et généreux au plus haut degré. Il avait des bêtes à lait, de chaque espèce mille, des chèvres, des chameaux et des brebis, que cet homme pieux confiait à ses bergers. De même il avait des vaches qui donnaient du lait, et des chevaux arabes semblables à des Péris; et à quiconque demandait du lait, il en donnait avec empressement. Cet homme pieux avait un fils qu'il aimait d'une grande tendresse : Zohak était le nom de l'ambitieux. Il était courageux, léger et sans souci. On l'appela aussi Peiverasp : c'était son nom en pehlevi (Peiver est un nombre dans cette langue, et signifie dix mille); car il possédait dix mille chevaux arabes aux brides d'or, dont le renom était grand. Il était jour et nuit presque toujours à cheval pour acquérir du pouvoir, mais non pour faire du mal.
Un jour Iblis[4] se présenta à son palais sous la forme d'un homme de bien ; il détourna le cœur du prince de la bonne voie, et le jeune homme prêta l’oreille à ses discours. Les paroles d’Iblis lui parurent douces; il ne se doutait point de ses mauvaises intentions : il lui abandonna son esprit, son cœur et son âme pure, et répandit de la poussière sur sa tête. Lorsqu’Iblis vit qu'il avait abandonné son cœur au vent, il en eut une joie immense. Il adressa beaucoup de discours avec décence et douceur à ce jeune homme, dont le cerveau était vide de sagesse. Iblis lui dit : Je sais beaucoup de choses que personne ne peut apprendre que de moi. Le jeune homme lui répondit : Dis, et ne tarde pas; enseigne-moi, homme aux bons avis. Iblis demanda d'abord son serment, promettant qu’il lui révélerait après la parole de la vérité. Le jeune homme, qui était simple de cœur, fit comme il lui disait, et prêta le serment qu'il lui avait demandé : Je ne révélerai pas ton secret, j'obéirai à tout ce que tu me diras. Alors Iblis lui dit : Pourquoi y aurait-il dans le palais un autre maître que toi, ô seigneur illustre? A quoi bon un père quand il y a un fils comme toi? Ecoute maintenant mon conseil. La vie de ce vieillard sera encore longue, et pendant ce temps tu resteras dans l'obscurité. Prends son trône puissant; c'est à toi que doit appartenir sa place; et si tu veux suivre mon avis, tu seras un grand roi sur la terre.
Lorsque Zohak entendit cela, il se mita rêver, et son cœur s’apitoyait sur le sang de son père. Il dit à Iblis : Cela ne se peut pas; conseille-moi autre chose, car cela n'est pas possible. Iblis lui répondit : Si tu n'accomplis pas mon ordre, si tu manques à ta promesse et à la foi jurée, ton serment et mon lien demeureront attachés à ton cou ; tu seras un être vil, et ton père restera en honneur. Il enveloppa ainsi de ses filets la tête de l’Arabe, et l’amena à se décider à lui obéir. Zohak lui demanda quel moyen il devait prendre, et promit de ne s'écarter en rien de son avis. Iblis lui dit : Je te préparerai les moyens, j'élèverai ta tête jusqu'au soleil; tu n'as qu'à observer le silence : voilà tout. Je n'ai besoin de l'aide de personne; je disposerai tout comme il faudra : seulement garde-toi de tirer du fourreau l'épée de la parole.
Le roi avait dans l'enceinte du palais un jardin qui réjouissait son cœur; il avait coutume de se lever avant le jour, pour se préparer à la prière, et de se laver secrètement, dans le jardin, la tête et le corps, sans avoir même un serviteur pour porter son flambeau. Le vil Div perverti creusa dans ce chemin une fosse profonde, couvrit le précipice avec des broussailles, et répandit de la terre dessus. La nuit vint, et le chef des Arabes, ce prince puissant et glorieux, alla vers le jardin; et lorsqu'il se fut approché du lieu où était la fosse, son étoile pâlit: il tomba dans le fossé et se brisa misérablement. Ainsi périt cet homme bon et pieux. Jamais il n'avait traité avec dureté son fils pour aucune action bonne ou mauvaise. Il l'avait élevé avec tendresse et avec soin; il était content de lui, et lui donnait des trésors; et c'est ainsi que son fils malheureux et méchant ne voulut pas répondre à sa tendresse comme il aurait dû, ne fût-ce que par honte. Il se rendit complice du meurtre de son père. J'ai entendu dire par un sage, que même un mauvais fils, fût-il un lion féroce, n'ose verser le sang de son père. S'il y a un mot à cette énigme, c'est chez la mère que l'investigateur peut en apprendre le mystère. Ainsi s'empara le vil, le criminel Zohak du trône de son père; il mit sur sa tête la couronne des Arabes, et gouverna son peuple en bien et en mal.
Iblis voyant ces choses accomplies, trama un nouveau plan, et dit à Zohak : Aussitôt que tu as tourné ton cœur vers moi, tout ce que tu désirais au monde, tu l'as obtenu; et si tu veux de nouveau réengager par serment, si tu veux m'obéir et suivre mes ordres, alors le monde entier sera ton royaume; les animaux sauvages, les oiseaux et les poissons seront à toi. Lorsqu'il eut parlé de cette manière, il prépara quelque chose de nouveau, et imagina une autre ruse étonnante.
IBLIS SE PRÉSENTE COMME CUISINIER.
Il se donna la forme d'un jeune homme à la parole facile, intelligent et pur de corps. Il se présenta devant Zohak avec des paroles respectueuses, disant : Puissé-je être agréable au roi! je suis un cuisinier pur et renommé. Zohak l’écouta, le reçut bien, lui assigna un lieu pour son travail, et les clefs de la cuisine du roi lui furent remises par un puissant Destour. Les aliments étaient alors peu variés, car on ne se nourrissait pas de chair; de tout ce que porte la terre, on ne mangeait que les végétaux.[5]
Ahriman, aux desseins funestes, se consulta alors, et se résolut à tuer des animaux. Il voulait nourrir Zohak de toute espèce de viandes, tant d'oiseaux que de quadrupèdes, et l'y amena par degrés. Pour lui donner du courage, il le nourrissait de sang comme un lion ; il obéissait à la moindre de ses paroles; il faisait son cœur esclave des ordres de Zohak. Il commença par lui préparer du jaune d'œuf, ce qui lui donna une santé vigoureuse en peu de temps; et le roi fortuné ayant mangé, rendit grâces à Ahriman, et fit ses délices de cette nourriture. Iblis le trompeur lui dit : Puisse le roi qui porte haut la tête, vivre éternellement! Je lui préparerai demain un mets qui le nourrira dune nourriture parfaite. Il s'en alla et médita toute la nuit quel plat merveilleux il pourrait préparer pour le lendemain. Le lendemain, lorsque la coupole d'azur amena au monde le rubis rouge, il prépara un mets de perdrix et de faisans argentés, et l'apporta le cœur plein d'espoir. Le roi des Arabes se mit à en manger, et abandonna son esprit imprudent à son penchant pour Iblis, qui, le troisième jour, servit sur sa table des oiseaux et de l'agneau mêlés ensemble. Le quatrième jour, lorsqu'il mît la table, il avait assaisonné le dos d'un veau avec du safran, de l'eau de rose, du vin vieux et du musc pur. Le roi y porta la main et en mangea; il s'étonna de l'intelligence de cet homme, et lui dit : Cherche ce que tu pourrais désirer, et demande-le-moi, ô homme de bien. Le cuisinier lui répondit : O roi, puisses-tu vivre content et puissant à jamais ! mon cœur est plein d'amour pour toi, et te voir est tout ce que mon âme désire. Je n'ai qu'une chose à demander au roi, bien que cet honneur soit au-dessus de moi; c'est qu'il veuille permettre que je baise le haut de ses épaules et que j'y applique mes yeux et ma face. Zohak, en entendant ce discours, ne se douta pas de son intention secrète, et lui dit : vie t'accorde ta demande, il se peut qu'il en revienne quelque honneur à ton nom. Il lui permit donc de le baiser sur les épaules, comme étant son ami. Ahriman le baisa, et disparut de la terre; personne n'a jamais vu chose si étonnante.
Il sortit un serpent noir de chaque épaule de Zohak, qui en fut consterné, et chercha de tous cotes un remède; à la fin il les fit couper tous les deux de dessus ses épaules : mais (avec raison tu restes stupéfait) les deux serpents noirs poussèrent de nouveau comme deux branches d'arbre sur les épaules du roi. De savants médecins s'assemblèrent; chacun dit son avis à son tour, et ils firent des enchantements de toute espèce, mais aucun ne sut remédier au mal. Puis le rusé Iblis se présenta soudain devant Zohak sous la forme d'un savant médecin, et lui dit : C'était une chose inévitable. Laisse les serpents, et ne les coupe pas aussi longtemps qu'il y aura de la vie en eux. Prépare-leur de la nourriture, et fais-les manger pour les apaiser; c'est le seul remède dont tu doives te servir. Ne leur donne à manger que des cervelles d'homme, il se peut que cet aliment les fasse mourir. Quel pouvait être le but du chef des féroces Divs dans cette confusion? Que voulait-il par ce conseil, si ce n'est de préparer en secret un moyen de dépeupler le monde?
MORT DE DJEMSCHID.
Après cela, de grands tumultes remplirent l’Iran, et de tous côtés il n'y eut que combats et discordes; le jour brillant et pur devint noir; les hommes brisèrent les liens de Djemschid, la grâce de Dieu se retira de lui, et il tomba dans la tyrannie et la démence. De tous côtés s'élevèrent des rois; sur toutes les frontières se montrèrent des grands de l'empire, qui rassemblèrent des armées et se préparèrent pour le combat, car ils avaient arraché de leur cœur l’amour de Djemschid. Tout à coup une armée sortit de l'Iran, et se dirigea vers le pays des Arabes. Ils avaient entendu dire qu'il y avait là un homme inspirant la terreur, à face de serpent; et les guerriers de l'Iran, qui tous demandaient un roi, se dirigèrent vers Zohak. Ils lui rendirent hommage, comme à leur maître; ils lui donnèrent le titre de roi de l'Iran. L'homme à face de serpent vint dans l'Iran, rapide comme le vent, pour se mettre la couronne sur la tête; il rassembla une armée de toutes les provinces de l'Iran et de l'Arabie. Il tourna son regard vers le trône de Djemschid, il prit le monde comme une bague pour Je doigt. La fortune abandonna Djemschid, et le nouveau roi le serrant de près, il s'enfuit et lui laissa le trône et la couronne, le pouvoir, la tiare, le trésor et l'armée; il disparut, et le monde devint noir pour lui, quand il eut abandonné à Zohak son trône et son diadème.
Durant cent ans personne dans le monde ne le vit; il avait disparu des yeux des hommes[6] ; mais dans la centième année, ce roi infidèle à la pure doctrine apparut un jour sur le bord de la mer de Chine. Zohak le saisit à l’improviste, et ne lui accorda pas un long délai; il le fit scier en deux, et délivra le monde de lui et de la peur qu'il inspirait. Djemschid s'était caché pendant quelque temps devant l’haleine du serpent, mais à la fin il ne put se soustraire à lui. Ainsi disparut son trône royal et sa puissance; le sort le brisa comme une herbe fanée. Qui était plus grand que lui sur le trône des rois? Mais quel fruit lui revint d'avoir supporté tant de soucis? Sept cents ans avaient passé sur lui, et lui avaient apporté tout bonheur et tout malheur. A quoi sert une vie longue? car le monde ne te révèle jamais le secret de ton sort. Il te nourrit de miel et de sucre, et ton oreille n'est frappée que de sons agréables; mais au moment oh tu te vantes qu'il a versé sur toi ses faveurs, que toujours il te montrera sa face d'amour; au moment où il te flatte et te caresse, quand tu lui as ouvert tous tes secrets, alors il joue avec toi un jeu perfide et fait saigner ton cœur de douleur. Mon cœur est fatigué de ce monde transitoire. Dieu, délivre-moi promptement de ce fardeau !
V
ZOHAK
(Son règne dura 1000 ans.)
Zohak[7] s'étant emparé du trône des rois, y resta mille ans; le monde entier se soumit à lai, et un long espace de temps se passa ainsi. Les coutumes des hommes de bien disparurent, et les désirs des méchants s'accomplirent La vertu était méprisée, la magie était en honneur, la droiture demeurait cachée, le vice se montrait au grand jour. Les Divs étaient puissants à faire le mal, et l’on n'osait parler de ce qui est bien qu'en secret. On tira du palais de Djemschid deux innocentes femmes, tremblantes comme les feuilles du peuplier, toutes les deux filles de Djemschid. Elles étaient comme la couronne pour la tête des femmes : Schehrinaz était le nom d'une de ces femmes voilées; l'autre s'appelait Arnewaz, et sa face était comme la face de la lune. On les amena au palais de Zohak; on les livra à ce monstre à tête de serpent, qui les éleva dans les voies de la méchanceté, et leur enseigna la perversité et la magie. Il ne pouvait enseigner que l’amour du mal, que la dévastation, le meurtre et l’incendie.
Le cuisinier amenait chaque nuit dans le palais du roi deux jeunes gens, tantôt d'humble naissance, tantôt de noble origine, pour en préparer un remède à Zohak. Il les tuait, ôtait leurs cervelles et en faisait une nourriture pour les serpents. Or, il y avait dans le pays du roi deux hommes purs, deux hommes nobles, de race Parsi : l’un se nommait Irmaïl le pieux; l'autre, Guirmaïl le clairvoyant. Il arriva qu'un jour se trouvant ensemble, ils parlèrent de toute chose, grande et petite, du roi injuste, de son armée, et de ces horribles coutumes dignes de lui. L'un dit: Nous devrions, par l’art de la cuisine, nous introduire auprès du roi, et appliquer notre esprit à imaginer quelque moyen de sauver chaque jour un de ces deux hommes dont on verse le sang. S'étant mis à l’œuvre, ils apprirent l’art du cuisinier, et réussirent à apprêter les mets dans les justes proportions. Alors ces deux hommes prudents se chargèrent de la cuisine du roi avec une joie secrète; et lorsque le temps fut venu de verser le sang des victimes, et de les arracher à la douce vie, on amena en hâte, et en les maltraitant devant les cuisiniers, deux hommes la fleur de la jeunesse, que les gardes du roi chargés de ses exécutions avaient pris, et qu'ils jetèrent ta face contre terre. Le cœur des cuisiniers était plein de douleur, leurs deux yeux pleins de sang, leur tête remplie du désir de vengeance. Ils se regardèrent l’un l'autre, et eurent horreur de la cruauté du roi de la terre. Ils tuèrent l'un des deux, car ils ne savaient aucun moyen de faire autrement, puis ils prirent la cervelle d'un mouton et la mêlèrent à la cervelle de l'homme. Ils accordèrent vie et protection à l'autre, et lui dirent: Prends les moyens de te sauver secrètement; garde-toi de séjourner dans une ville habitée; ta part dans le monde sera le désert et tria montagne. Au lieu de sa tête, ils prirent la vile tête de l'animal, et en firent un ragoût pour les serpents. De cette manière, trente jeunes gens étaient sauvés chaque mois; et lorsque les cuisiniers en avaient rassemblé deux cents, ils leur donnaient quelques chèvres et quelques moutons, sans que les jeunes gens sussent de qui leur venait ce don, et ils les envoyaient dans le désert. C'est d'eux qu'est née la race actuelle des Kurdes, qui ne connaissent aucune habitation fixe, dont les maisons sont des tentes, et qui n'ont dans le cœur aucune crainte de Dieu. La conduite de Zohak le pervers fut telle que, lorsque l'envie lui en prenait, il choisissait un de ses hommes de guerre, et le mettait à mort, en lui disant: Tu as fait alliance avec les Divs. Et s'il y avait une fille renommée pour sa beauté, cachée derrière le voile, pure et sans reproche, il en faisait son esclave. Il n'avait aucune vertu de roi, aucune loi, aucune foi.
ZOHAK VOIT FERIDOUN EN REVE.
Lorsqu'il lui restait encore quarante ans de vie, voici ce que Dieu amena sur sa tête. Il était endormi au profond de la nuit dans le palais des rois, à côté d'Arnewaz; alors il vit, de l'arbre royal, sortir tout à coup trois hommes de guerre, deux âges, et au milieu d'eux un plus jeune, ressemblant de taille à un cyprès, de visage à un roi; sa ceinture et sa marche étaient telles qu'il convient à un prince; il tenait dans la main une massue à tête de bœuf. Il venait droit vers Zohak pour le combattre, et le frappait de sa massue sur le front ; puis le jeune guerrier l'enroulait de la tête aux pieds avec sa courroie, il lui liait avec cette corde les deux mains à les rendre dures comme la pierre, et plaçait un joug[8] sur le col de Zohak. Il l'accablait de honte, de tourments, de chaleur et de douleur; il lui versait de la terre et de la poussière sur la tête, et le portait vers le mont Demavand, en courant, et le traînant après lui à travers la foule.
Le méchant Zohak se tordit en tremblant dans son sommeil, et levant tout à coup sa tête, il poussa un cri qui ébranla le palais aux cent colonnes. Ses femmes, à la face de soleil, sautèrent de leurs lits à ce cri de terreur du maitre puissant; Arnewaz dit à Zohak: O roi! confie-moi ce qui t’arrive. Tu dors dans ton palais en sûreté; qu'as-tu vu? qui a paru devant toi? Tout ce qui est dans le monde obéit; mes animaux sauvages, les Divs et les hommes sont tes gardiens; la terre avec ses sept Kischwers[9] est à toi; tout, depuis le firmament jusqu'au fond des mers,[10] t'appartient. Que t'est-il arrivé, que tu sautes ainsi de ton lit ? dis-le-nous, ô maître du monde. Le roi répondit: Un tel songe doit se tenir secret; car si je vous révélais cette histoire, votre cœur désespérait de ma vie. Arnewaz dit au roi puissant : Il faut nous confier ce secret ; peut-être que nous trouverons un remède, car il n'y a pas de mal sans remède. Alors le roi leur dévoila son secret, et leur dit son rêve de point en point. La belle répondit ainsi au roi : Ne néglige pas ceci, et cherche le moyen d'y remédier. Ton trône est le sceau de la fortune, le monde est brillant par la grandeur de ta destinée; tu tiens le monde sous l'anneau de ton doigt, les bêtes fauves et les oiseaux, les hommes, les Divs et les Péris. Assemble de tous les pays les grands d'entre les sages et ceux qui connaissent les astres, raconte tout aux Mobeds, examine tout, cherche à pénétrer ce mystère. Découvre qui est celui dont la main te menace, si c'est un homme, un Div ou un Péri; et quand tu le sauras, alors applique-toi sur-le-champ à y remédier. Ne te laisse pas étourdir par la peur du mal que te pourraient faire tes ennemis. Le roi plein de prudence approuva le conseil dont ce cyprès argenté avait jeté le fondement.
Le monde, plongé dans la nuit, était noir comme l'aile d'un corbeau; soudain la lumière se leva sur les montagnes, et tu aurais dit que le soleil eût versé des rubis sur l’azur du firmament Partout où il y avait des Mobeds éloquents, prudents et sages, le roi les fit venir auprès de lui de tous les pays, et cet homme au cœur brisé raconta le songe qu'il avait eu. Il les appela et les rassembla dans le même lieu, et leur demanda un secours contre la douleur qu’il ressentait. Il leur dit: Donnez-moi promptement un avis, dirigez mon esprit vers la lumière. Il les interrogea en secret pour connaître l'avenir, bon ou mauvais, qui l'attendait, disant: Comment finira ce temps pour moi? A qui sera cette couronne, ce trône et cette ceinture? Il faut que vous me dévoiliez ce mystère, ou que vous renonciez à votre vie. Les lèvres des Mobeds devinrent sèches, leurs joues devinrent pâles, leurs langues pleines de discours, leurs cœurs pleins de douleur. Ils se dirent : Si nous lui révélons ce qui doit arriver son âme s'en ira tout d'un coup, et pourtant sa vie est un bien inappréciable; et si nous ne lui révélons pas son avenir, alors il nous faudra dire adieu à la vie. Ainsi se passèrent trois jours sans que personne osât donner un avis. Le quatrième jour, le roi s'emporta contre les Mobeds, qui devaient lui montrer la voie à suivre, et les menaça de les faire pendre tout vifs, s'ils ne voulaient pas lui faire connaître l'avenir. Tous les Mobeds baissaient leurs têtes; leurs cœurs étaient brisés, leurs yeux pleins de sang.
Mais parmi ces grands, remplis de prudence, il y en avait un dont l'esprit était clairvoyant, dont la conduite était droite, un homme plein de sagesse et de vigilance ; son nom était Zirek ; il était supérieur à tous ces Mobeds ; son cœur se serra et ne trembla point; il délia sa langue devant Zohak, et lui dit: Vide ta tête de vent, car nul n'est enfanté par sa mère que pour mourir. Il y a eu avant toi beaucoup de rois dignes du trône de la puissance, ils ont eu beaucoup de soucis et beaucoup de joies, et leurs longs jours écoulés, ils sont morts. Quand tu serais un rempart de fer solidement fondé, la rotation du ciel te briserait également et tu disparaîtrais. Il y aura quelqu'un qui héritera de ton trône, et qui renversera ta fortune. Son nom sera Feridoun, et il sera pour la terre un ciel auguste. Il n’est pas encore sorti du sein de sa mère, et le temps de craindre et de soupirer n’est pas encore venu. Étant né dune mère pleine de vertu, il croîtra comme un arbre qui doit porter fruit; et quand il sera devenu un homme, sa tête touchera à la lune, puis il demandera la ceinture et la couronne, et le trône et le diadème. Sa taille sera comme un haut cyprès, il portera sur son épaule une massue d'acier. Il te frappera de sa massue à tête de bœuf, et te traînera en chaînes hors de ton palais. Zohak l’impur lui demanda : Pourquoi me liera-t-il ? Quelle raison a-t-il de me haïr? Le Mobed courageux lui dit: Si tu étais sage, tu saurais qu'on ne fait pas du mal sans raison; son père mourra de ta main, et cette douleur remplira son cœur de haine pour toi. Il se trouvera une vache d'une grande beauté qui servira de nourrice à ce futur maître du monde. Elle aussi sera tuée de ta main, et c'est pour la venger qu'il prendra la massue à tête de bœuf. Zohak l'entendit, il prêta l'oreille à ses paroles, puis tomba du trône et s'évanouit. L'illustre Mobed s'éloigna du puissant trône, craignant quelque malheur. Lorsque le roi eut repris ses sens, il remonta sur le trône royal, et fit chercher dans le monde entier des traces de Feridoun, en public et en secret; il n'avait ni repos, ni sommeil, ni faim, et le jour brillant était devenu sombre pour lui.
NAISSANCE DE FERIDOUN.
Ainsi passa un long temps pendant lequel l’homme aux serpents était en proie à sa terreur. Le bienheureux Feridoun[11] fut mis au monde par sa mère, et le sort de la terre allait changer. Feridoun grandit comme un cyprès élancé, il brillait de toute la splendeur de la majesté; la gloire de Djemschid était sur le futur maître du monde; il était semblable au soleil lumineux, nécessaire au monde comme la pluie, un ornement pour les esprits comme le savoir. Au-dessus de sa tête tournaient les sphères du ciel, et l’amour les rendait complaisantes pour lui. En même temps parut la vache Purmajeh (la belle), la plus merveilleuse de toutes les vaches. Lorsqu'elle fut mise au monde par sa mère, elle ressemblait à un paon, et chacun de ses poils brillait d'une couleur différente. Les sages, les astrologues et les Mobeds se rassemblèrent pour la voir; car personne dans le monde n'avait jamais vu une vache comme celle-ci, ni n'avait entendu parler de chose semblable par les vieux sages.
Zohak remplissait la terre de bruit, cherchant partout Feridoun, le fils d'Abtin. La terre devenait étroite pour Abtin; il s'enfuit, se lassa de la vie, et finit par tomber dans les filets du lion. Quelques-uns des gardes impurs de Zohak le rencontrèrent un jour, le prirent et ramenèrent lié comme une panthère devant Zohak, qui mit fin à ses jours. La prudente mère de Feridoun (elle se nommait Firanek, c'était une femme illustre qui brûlait d’amour pour son fils), ayant vu le malheur qui avait frappe son mari, prit la fuite, et, le cœur navré, courut en pleurant au jardin où se trouvait la fameuse vache Purmajeh, dont le corps brillait d'une si grande beauté. Elle se lamenta devant le gardien de ce jardin, et lui dit en inondant son sein de larmes de sang: Prends cet enfant qui a besoin de lait, et donne-lui un asile pendant quelques temps; reçois-le de sa mère et sers-lui de père; nourris-le du lait de cette belle vache. Si tu veux une récompense, ma vie est à toi; et je te donne mon âme pour garantie de tout ce que tu peux désirer. Le gardien de la forêt et de la belle vache répondit à Firanek à l’âme pure : Je serai devant ton fils comme un esclave, je remplirai le devoir que tu m'imposes. Alors la mère lui confia l'enfant, en lui donnant les conseils les plus convenables. Pendant trois ans, ce protecteur plein de prudence nourrit l'enfant du lait de la vache, comme aurait fait un père.
Mais Zohak ne se fatiguait pas de sa recherche, et le monde se remplissait de discours sur la vache. Un jour la mère arriva en courant au jardin, et dit au protecteur de l’enfant: Dieu a fait naître dans mon cœur une pensée prudente, il faut que je l’exécute, il n’y a pas de remède; car cet enfant et ma douce vie ne font qu'un. Je fuirai ce pays de magiciens, je m'en irai avec mon fils vers l’Hindoustan, je disparaîtrai du milieu de la foule, et je le porterai jusqu'au mont Elbourz. Et vite comme un coureur, elle emporta son fils, elle le porta comme une biche sauvage vers la haute montagne, où il se trouva un homme pieux qui ne s'occupait point des affaires de ce monde. O homme à la foi pure, lui dit Firanek, je suis une malheureuse du pays d'Iran. Sache que cet illustre enfant, qui est le mien, doit être le roi du peuple; il doit arracher à Zohak la tête et la couronne, il doit jeter sa ceinture sur la terre. Sois son gardien, sers-lui de père, et tremble pour sa vie. Cet homme pieux prit l'enfant, et ne poussa jamais un soupir de déplaisir. Un jour Zohak eut nouvelle de la forêt, de la vache et du parc, et plein de rage il y vint comme un éléphant furieux; il tua la vache Purmajeh, détruisit tous les animaux qu'il vit dans ce lieu, et en fit un désert. Il se précipita vers la maison de Feridoun, et la fouilla soigneusement; mais n'y trouvant personne, il lança le feu dans le palais, et en renversa les hautes murailles.
FERIDOUN QUESTIONNE SA MERE SUR SON LIGNAGE.
Lorsque deux fois huit ans eurent passé sur Feridoun, il descendit du mont Elborz dans la plaine, ii vint à sa mère et lui fit des questions, en disant : Dévoile-moi ce qui est secret ; dis-moi qui fut mon père, qui je suis par ma naissance, quel est mon lignage: car que dirai-je de mon origine en face du peuple? Raconte-moi ce que tu en sais. Firanek lui répondit: ô toi qui cherches la gloire, je te dirai tout ce que tu m'as demandé. Sache que dans le pays d'Iran il y eut un homme nommé Abtin; il était de race royale, prudent, sage, et un brave qui n’opprimait personne. Il descendait de Thahmouras le héros[12] et connaissait tous ses ancêtres de père en fils ; cet homme était ton père et mon tendre époux, et je n'eus de jours heureux que par lui. Il arriva que Zohak le magicien étendit, de l’Iran, la main pour te tuer; je t'ai caché à lui, et combien de jours malheureux n'ai-je pas passés! Ton père, cet homme illustre, a sacrifié pour toi sa douce vie. Deux serpents sortent des épaules de Zohak le magicien, ils portent la désolation dans l’Iran, et l’on prit la cervelle du crâne de ton père pour en faire une nourriture aux serpents. A la fin j'arrivai dans un parc dont personne n'avait connaissance; j'y vis une vache belle comme le printemps, de la tête aux pieds une merveille de couleur et de beauté. Son gardien, semblable lui-même à un roi, était assis devant elle dans une position respectueuse. Je te laissai à lui pendant longtemps, il t'éleva sur son sein avec tendresse, et le lait de la vache aux couleurs de paon te fit grandir comme un puissant crocodile. Le roi eut à la fin nouvelle de cette vache et de cette prairie. Je t'enlevai subitement du parc; je t'éloignai de l'Iran, de ton palais, de ta patrie. Zohak vint, il tua la vache merveilleuse, ta nourrice muette et pleine de tendresse, il fit voler la poussière de notre palais jusqu'au ciel et fit une ruine de ce haut édifice. Feridoun s'étonna, il écouta avec avidité, et les paroles de sa mère lui firent bouillonner le sang; son cœur se remplit de douleur, sa tête de désirs de vengeance, et la colère rida son front. Il répondit à sa mère : Le lion ne devient vaillant qu'en essayant ses forces. Maintenant que le magicien a accompli ses crimes, il faut que je prenne mon épée. Je m'en irai sous la garde du Dieu saint, et je ferai voler en l'air la poussière du palais de Zohak. Sa mère lui dit: Cela n'est pas sage, tu ne peux pas résister au monde entier. Zohak est le maître de la terre, il a la couronne et le trône et une année qui obéit à ses ordres; quand il le veut, cent mille hommes de chaque province viennent combattre pour lui. Le parti que tu veux prendre n'est pas conforme aux usages de ta famille, ni propre à satisfaire ton désir de vengeance. Ne regarde pas le monde avec les yeux de la jeunesse; car quiconque s'abreuve du vin de la jeunesse, ne voit dans le monde que lui-même, et, dans son ivresse, livre sa tête au vent Puissent tes jours être toujours beaux et heureux ! O mon fils, souviens-toi de mon conseil, et regarde comme du vent toute chose, excepté les paroles de ta mère.
HISTOIRE DE ZOHAK ET DE KAWEH LE FORGERON.
Zohak ne cessait jour et nuit de parler de Feridoun; la peur avait courbé sa haute stature, son cœur était en angoisse à cause de Feridoun. Il arriva qu'un jour il s'assit sur son trône d'ivoire, et mettant sur sa tête la couronne de turquoises, il appela auprès de lui les grands de tous les pays, pour en faire un appui à sa domination. Il parla ainsi aux Mobeds : O vous, hommes vertueux, nobles et prudents ! J’ai un ennemi secret comme tous les sages le savent. Je ne méprise pas un ennemi, bien qu'il soit faible; car je crains que la fortune ne me trahisse. Il faut que j'augmente ma milice, que je la compose d'hommes, de Divs et de Péris. Oui, je veux rassembler une armée, et y mêler les hommes et les Divs. Il faut que vous y veniez à mon aide, car je ne puis supporter patiemment un tourment pareil, Maintenant il faut que vous m'écriviez une déclaration portant que, comme roi, je n'ai semé que la semence du bien, que je n'ai prononcé que les paroles de la vérité, que je n'ai jamais voulu enfreindre la justice. Tous les grands, de peur du roi, consentirent à sa demande, et tous, jeunes et vieux, ils certifièrent cette déclaration au gré du serpent impur.
Mais tout à coup se fit entendre la porte du roi un cri de quelqu'un qui demandait justice. On appela devant le roi l'homme qui se plaignait d'oppression, et on le plaça devant l'assemblée des grands. Le puissant roi lui dit avec un regard consterné : Nomme celui qui t'a fait tort. L'homme cria, frappa sa tête de ses mains en voyant le roi, et dit: Je suis Kaweh; ô roi, je demande justice. Rends-moi justice; je suis venu en hâte, et c'est toi que j'accuse dans l'amertume de mon âme. Si tu voulais être juste, ô roi, tu augmenterais ta propre fortune. Il y a longtemps que tu exerces sur moi ta tyrannie, et tu m'as souvent enfoncé un poignard dans le cœur. Si tu n'as pas eu la volonté de m'opprimer, pourquoi as-tu porté la main sur mes fils? J'avais dix-sept fils, maintenant il ne m'en reste qu’un. Rends-moi ce seul enfant; pense que mon cœur brûlera de douleur toute ma vie. O roi, dis-moi une fois quel mal j'ai fait; et si je suis sans faute, ne cherche pas un prétexte contre moi. Pense à mon état, ô roi, et n'accumule pas les malheurs sur ma tête. Le temps a courbé mon dos, mon cœur est sans espoir, ma tête pleine de douleur. Je n'ai plus de jeunesse, je n'ai plus de fils, et il n'y a dans le monde aucun lien comme celui qui nous lie à nos enfants. L'injustice doit avoir un milieu et une fin, et la tyrannie même a besoin d'un prétexte; mais dis-moi sous quel prétexte tu verses des malheurs sur moi. Je suis un homme innocent, un forgeron; mais le roi a jeté du feu sur ma tête. Tu es roi, et tu as beau avoir la figure d'un serpent, tu me dois justice en cette occasion. Tu es le maître des sept zones de la terre; mais pourquoi tous les malheurs et toutes les misères sont-ils notre partage? Tu me dois compte de ce que tu as fait, et le monde en sera stupéfait. Il verra, par le compte que tu me rendras, quel a été mon sort sur la terre, et qu'il a fallu donner à tes serpents les cervelles de tous mes fils.
Le roi le regarda en écoutant ses discours, et s'étonna de ce qu'il venait d'entendre; on lui rendit son fils et on tacha de le gagner par de bonnes paroles. Ensuite le roi demanda à Kaweh de confirmer la déclaration des grands ; Kaweh la lut, et se tourna rapidement vers les anciens de l’empire, en criant: complices du Div, qui avez arraché de votre cœur toute crainte du maître du ciel, vous vous êtes tournés vers l’enfer, vous avez asservi vos âmes à ses ordres. Je ne signerai pas cette déclaration, et je ne me mettrai pas en peine du roi. Il se leva en criant et tremblant de colère, il déchira la déclaration et la jeta sous ses pieds; puis, précédé de son noble fils, il sortit de la salle en poussant dans les rues des cris de rage.
Les grands témoignèrent leur respect au roi, disant : roi glorieux de la terre ! aucun vent malfaisant n'ose souffler du ciel sur ta tête au jour du combat. Pourquoi as-tu reçu avec honneur devant toi Kaweh à la parole grossière, comme s'il était un de tes amis? Il déchire notre déclaration, qui nous liait à toi; il s'affranchit de l'obéissance envers toi. Il s'est retiré le cœur et la tête remplis du désir de la vengeance; on dirait qu'il a pris le parti de Feridoun. Jamais nous n'avons vu une chose plus affreuse; nous en sommes restés stupéfaits. Le roi glorieux leur répondit vivement : Vous allez entendre de moi une chose étonnante. Lorsque Kaweh parut sous la porte, et lorsque mes deux oreilles ont été frappées de ses cris, vous auriez dit qu'il s'élevait dans la salle, entre lui et moi, une montagne de fer; el lorsqu'il s'est frappé la tête de ses deux mains, chose étonnante ! mon cœur a été comme brisé. Je ne sais ce qui en arrivera, car personne ne peut connaître le secret des sphères du ciel.
Lorsque Kaweh fut sorti de la présence du roi, la foule s'assembla autour de lui à l’heure du marché; il criait : demandant du secours et appelant le monde entier pour obtenir justice. Il prit le tablier avec lequel les forgerons se couvrent les pieds quand ils frappent avec le marteau, il le mit au bout dune lance, et fit lever la poussière dans le bazar, il marchait avec sa lance en criant : hommes illustres ! vous qui adorez Dieu, vous tous qui avez de l'affection pour Feridoun, qui désirez vous délivrer des liens de Zohak; allons tous auprès de Feridoun, et reposons-nous dans l’ombre de sa majesté! Déclarez tous que votre maître est un Ahriman; et dans son cœur ennemi de Dieu; ce tablier sans valeur et sans prix nous fera distinguer les voix de nos amis et celles de nos ennemis. Il s'avançait au milieu des braves, et une troupe considérable se formait autour de lui. Il apprit dans quel endroit était Feridoun; il marcha tête baissée, allant tout droit vers ce lieu. Ils arrivèrent ainsi en face du palais du jeune roi ; lorsqu'ils l'aperçurent de loin ils poussèrent un cri de tonnerre. Le roi vit le tablier sur la pointe de la lance, et l'accepta comme un signe de bonheur. Il le revêtit de brocart de Roum et l’orna d'une figure de pierreries sur un fond d'or; il le couronna d'une boule semblable à la lune, et en tira un augure favorable ; il y fit flotter des étoffes rouges, jaunes et violettes, et lui donna le nom de Kawéiani direfsch (l'étendard de Kaweh). Depuis ce temps, tous ceux qui sont montés sur le trône des rois, tous ceux qui ont mis sur leur tête la couronne impériale, ont ajouté de nouveaux et toujours nouveaux joyaux à ce vil tablier du forgeron, ils l'ont orné de riches brocarts et de soie peinte; et c'est ainsi qu'a été formé cet étendard de Kaweh qui brillait dans la nuit sombre comme un soleil, et par qui le monde avait le cœur rempli d'espérance.[13]
Le monde resta ainsi pendant quelque temps, et l'avenir était obscur. Mais Feridoun, lorsqu'il vit la terre dans cet état, soumise à la domination du méchant Zohak, se présenta devant sa mère, prêt pour le combat, et le casque des rois sur la tête; il lui dit : Je dois aller à la guerre, il ne te reste qu'à prier Dieu. Le Créateur est plus puissant que le monde; joins tes deux mains dans la prière devant lui, dans le bonheur et dans le malheur. Les larmes coulèrent des cils de sa mère; elle adressait des prières au Créateur, le cœur plein de sang. Elle dit à Dieu : maître du monde, je place en toi ma confiance; détourne de sa vie les coups des méchants, délivre la terre des hommes insensés.
Feridoun s'apprêta aussitôt à marcher; mais il voulut tenir son plan secret. Il avait deux frères, ses nobles compagnons, tous deux plus âgés que lui; l’un s'appelait Kejanousch, l’autre Purmajeh le joyeux. Feridoun s'ouvrit à eux, leur disant : Hommes de cœur ! ayez bonne espérance, le ciel ne tourne que pour le bien, et la couronne royale nous sera rendue. Amenez-moi des forgerons habiles pour me fabriquer une lourde massue. Lorsqu'il leur eut dit ces paroles, ils se levèrent tous les deux, et coururent au bazar des forgerons; et tous ceux qui désiraient acquérir un nom, se présentèrent devant Feridoun, qui prit aussitôt un compas, avec lequel il figura la forme de la massue, en traçant sur la terre un dessin qui représentait une tête de buffle. Les forgerons se mirent à l'œuvre, et lorsque la lourde massue fut achevée, ils apportèrent devant le futur roi la massue resplendissante comme le soleil dans le ciel. Il approuva le travail des forgerons ; il leur donna des habits, de l’or et de l'argent ; il leur donna des espérances brillantes, et beaucoup de promesses d'un plus bel avenir, disant : Quand j'aurai mis sous la terre le serpent, je laverai la poussière de vos têtes, je ferai régner la justice sur toute la terre, en invoquant le nom de Dieu le très juste.
FERIDOUN SE MET EN MARCHE POUR COMBATTRE ZOHAK.
Feridoun leva sa tête jusqu'au soleil, et se ceignit étroitement pour venger son père. Il se mit en marche, plein de joie, au jour Khordad, sous une bonne étoile, et avec des augures qui remplissaient le monde de lumière. L'armée s'assembla devant son trône, et son trône toucha les nues; les buffles et les éléphants qui portaient haut la tête, chargés de bagages, devançaient l'armée. Kejanousch et Purmajeh se tenaient aux côtés du roi, comme s'ils avaient été ses jeunes frères rendant hommage à leur aîné. Il alla de station en station, prompt comme le vent, la tête remplie du désir de la vengeance, le cœur plein de l'amour de la justice. Montés sur de rapides chevaux arabes, ils arrivèrent à un endroit, où ils trouvèrent des adorateurs de Dieu. Feridoun descendit dans ce lieu de saints, et leur envoya son salut. Lorsque la nuit fut profonde, un être bienveillant s'avança de ce lieu vers lui; ses cheveux, noirs comme le musc, descendaient jusqu'à terre, sa figure ressemblait à celles des houris du paradis. C'était un ange, venu du paradis pour annoncer à Feridoun la bonne et la mauvaise fortune. Il s'approcha du roi, semblable à un Péri, et lui enseigna en secret l’art de la magie, afin qu’il possédât la clef de ce qui est fermé, afin qu'il pût découvrir par son art ce qui est caché. Feridoun comprit que cela lui venait de Dieu, que ce n'était pas l'œuvre d'Ahriman, ni celle d'un méchant. Sa joue en rougit de joie, il se vit jeune de vie et de domination. Ses cuisiniers lui préparèrent sa nourriture, et placèrent devant le prince une table digne des grands. Lorsqu'il eut achevé de boire, il se hâta de se coucher, car il sentait sa tête lourde, et il avait envie de dormir.
Mais ses frères, ayant vu le départ de l'homme de Dieu, la conduite de Feridoun et sa bonne fortune, s'élevèrent aussitôt tous les deux contre lui, et se préparèrent à le faire périr. Sur une haute montagne s'élevait un rocher; les deux frères s'éloignèrent en secret de la foule; étant allés pendant la longue nuit au pied de cette montagne, où le roi se livrait à un doux sommeil, ces deux méchants montèrent sur la hauteur sans que personne les aperçût; mais quand ils eurent détaché le rocher de la montagne pour écraser subitement la tête de leur frère, et qu'ayant fait rouler la pierre du haut de la montagne, ils croyaient déjà avoir tué le roi endormi, par l'ordre de Dieu, Feridoun s'éveilla de son sommeil au bruit de la pierre, il l’arrêta par son art magique à la place où elle se trouvait, et elle ne roula plus l'espace d'un atome. Ses frères reconnurent que c'était l'œuvre de Dieu, et que le plan du méchant et les bras du pervers y étaient impuissants. Feridoun prit ses armes sans rien dire et sans leur parler de ce qui s'était passé; il s'avança, Kaweh précédant son armée ; il s'éloigna rapidement de ce lieu, déployant l'étendard Kawejaneh, le noble étendard royal. Il s'avança vers la rivière d'Arwend, comme un homme qui ambitionne un diadème. (Si tu ne sais pas la langue pehlevie, sache que l'Arwend s'appelle en arabe Dijleh, le Tigre.) Le noble roi fit sa seconde station sur les bords du Tigre, et dans la ville de Bagdad. Arrivé sur le fleuve Arwend, il envoya son salut au gardien du passage : Envoyez sur-le-champ des canots et des barques de ce côté du fleuve. Le roi victorieux fit dire aux Arabes encore une fois : Amenez-moi des barques et transportez-moi avec mon armée, à l'autre rive; ne laissez personne de ce côté. Le gardien du fleuve n'envoya pas de barques, et ne vint pas comme Feridoun lui avait ordonné; il répondit : Le roi m'a donné en secret l'ordre de ne laisser passer aucun canot sans avoir reçu auparavant une permission scellée de son sceau, Feridoun l'entendit avec colère ; le fleuve furieux ne lui inspira aucune crainte, il serra étroitement sa ceinture royale, s’assit sur son cheval de guerre au cœur de lion, et la tête remplie du désir de vengeance et de combat, il lança son cheval couleur de rose dans le fleuve. Tous ses compagnons serrèrent leurs ceintures, tous se précipitèrent ensemble dans le fleuve sur leurs chevaux aux pieds de vent; ils enfonçaient dans l’eau jusqu'au-dessus des selles, et les têtes de ces fiers guerriers furent saisies de vertige lorsque leurs chevaux plongèrent dans les flots; du milieu du fleuve ils levèrent leurs corps et leurs bras comme des têtes de spectres dans une nuit sombre. Ils atteignirent la terre, avides de vengeance, et se dirigèrent vers Beit-ul-Mukaddes. (Quand on parlait pehlevi, on l'appelait Gangui-Dizhoukht ; aujourd'hui en arabe, nommez-la la maison sainte.) Sache que c'était le palais élevé de Zohak.
En sortant du désert, ils s'approchèrent de la ville dont ils cherchaient la possession ; de la distance d'un mille, Feridoun jeta un regard sur cette ville royale, et y vit un palais dont les murs s'élevaient plus haut que Saturne : on aurait dit qu'il était construit pour arracher les étoiles du ciel. Il brillait comme Jupiter dans la sphère céleste; c'était un lieu de joie, de repos et de plaisir. Feridoun reconnut que c'était le palais du dragon, car c'était un lieu vaste et plein de magnificence. Il dit à ses compagnons : Je crains celui qui a pu construire avec cette poussière obscure et faire sortir du fond de la terre un palais si élevé, je crains qu'il n’y ait un concert secret entre la fortune et lui; mais il vaut mieux nous précipiter tout d'abord sur le lieu du combat que de perdre du temps. Il dit, il porta sa main sur sa lourde massue, et abandonna les rênes à son cheval fougueux ; tu aurais dit que c'état une flamme qui s'élançait devant les gardiens du palais. Il détacha sa lourde massue de la selle ; tu aurais dit qu'il repliait la terre sous lui. Le jeune homme sans expérience, mais plein de courage, entra à cheval dans le palais immense; aucun des gardiens n'osa rester à la porte : Feridoun en rendit grâce au Créateur du monde.
FERIDOUN VOIT LES FILLES DE DJEMSCHID.
Il vit un talisman que Zohak avait préparé et dont la tête s'élevait jusqu'au ciel; Feridoun le jeta du haut en bas, parce qu'il vit qu'il portait un nom autre que celui de Dieu. Il frappa de sa massue à tête de bœuf la poitrine de tous ceux qui s'offraient à lui; avec sa lourde massue il brisa les têtes des magiciens qui se trouvaient dans le palais, et qui tous étaient des Divs valeureux et renommés ; il s'assit sur le trône du roi idolâtre, il plaça son pied sur le trône de Zohak, il s'empara de sa couronne royale et prit sa place. Il regarda de tous côtés dans son palais, mais il ne trouva aucune trace de Zohak; il tira de l’appartement des femmes deux belles aux yeux noirs, au visage brillant comme le soleil. Il ordonna d'abord de laver leurs corps, puis se mit à purger leurs âmes de leurs ténèbres. Il leur montra la voie du très saint juge du monde et les purifia de leurs souillures, car elles avaient été élevées par les idolâtres et elles avaient l’esprit troublé, comme des gens ivres de vin. Puis ces filles du roi Djemschid, arrosant leurs joues de roses avec leurs yeux de narcisse, ouvrirent leurs bouches devant Feridoun, en disant: puisses-tu rester jeune jusqu'à ce que le monde ait vieilli ! Quelle a été ton étoile, ô bienheureux! quelle est la branche qui a porté un tel fruit! Tu t'es assis sur la couche du lion, tu es venu bravement, à homme de cœur Oh! que nous avons souffert de maux et de douleurs de cet adorateur d'Ahriman aux épaules de serpent! Combien de fois le ciel na-t-il pas tourné sur nous durant ces infortunes que nous a fait subir le magicien insensé ! Nous n'avons pas encore vu un homme qui fût doué d'une telle force, qui possédât un tel degré de talent, qu'il osât porter ses vues sur le trône de Zohak, quelque désir qu'il eût de se mettre à sa place. Feridoun leur répondit : Le bonheur et le trône ne restent à personne pour toujours. Je suis le fils du bienheureux Abtin, que Zohak a saisi dans le pays d'Iran. Il l'a tué cruellement, et je me suis dirigé vers le trône de Zohak pour chercher vengeance. Il a tué de même la vache Purmajeh, qui fut ma nourrice, et dont le corps entier était une merveille de beauté. Comment cet homme impur pouvait-il en vouloir à la vie d'un animal muet ? Je me suis armé, déterminé à le combattre, je suis venu de l’Iran pour prendre vengeance. Je briserai sa tête avec cette massue à tête de bœuf; je ne lui accorderai ni pardon ni merci.
Lorsqu’Arnewaz entendit ces paroles, son cœur pur comprit tout le mystère; elle lui répondit : O roi! tu es Feridoun, destiné à détruire la magie et tries enchantements, celui par la main duquel Zohak doit périr, par la bravoure duquel le monde doit être délivré. Nous étions deux filles innocentes, de race royale, que la crainte de la mort lui a soumises. Mais comment, ô roi, pourrait-on supporter de se coucher et de se lever avec un serpent pour compagnon ? Feridoun leur répondit : Si le ciel m'accorde d'en haut la justice qui m'est due, j'arracherai de la terre le pied du dragon; d'impur qu'il est, je rendrai pur le mande. Il faut maintenant me dire avec vérité où est cet odieux serpent. Les femmes au beau visage lui dirent le secret, espérant que la tête du serpent se trouverait enfin sous le couteau. Elles lui dirent: Il est allé dans l'Hindoustan pour y pratiquer les arts du pays de la magie. Il y coupera la tête à mille innocents, car il a peur de la mauvaise fortune depuis qu'un sage lui a prédit que la terre serait délivrée de lui, que quelqu'un viendrait prendre son trône et son pouvoir et faire pâlir sa fortune. Son cœur est en feu de ce présage, la vie lui est devenue amère; il verse le sang des bêtes, des hommes et des femmes, en fait remplir une baignoire, et, espérant de rendre vaine la prédiction des astrologues, il se lave de sang la tête et le corps. En même temps les douleurs que lui font souffrir depuis longtemps les deux serpents sur ses épaules, tout rendu comme insensé; il va d'un pays à l’autre, mais le supplice des deux noirs serpents ne lui laisse pas de sommeil. Maintenant est arrivé le temps de son retour, car il ne pourra demeurer dans aucun lieu. La belle au cœur brisé lui raconta ainsi ce secret, et le héros à la tête haute l’écouta avec attention.
CE QUI SE PASSA ENTRE FERIDOUN ET LE LIEUTENANT DE ZOHAK.
Zohak avait un homme de confiance humble comme un esclave, et quand il quittait le pays, il lui confiait son trône, son trésor et son palais, car son maître admirait son vif attachement. Son nom était Kenderev, car il marchait d'un pas fier devant l’impur Zohak. Kenderev vint au palais en toute hâte et trouva dans la salle royale un nouveau maître de la couronne, tranquillement assis à la place d’honneur, comme un grand cyprès au-dessus duquel brille la lune; d'un côté du roi était Schehrinaz à la taille de cyprès, de l'autre, Arnewaz à la face de lune. Toute la ville était remplie de son armée prête pour le combat et formée en lignes devant la porte du palais. Il ne montra aucune émotion, il ne demanda pas l’explication de ce mystère, et s'avança en prononçant des bénédictions et en saluant le roi. Il rendit hommage à Feridoun en disant : Roi, puisse ta vie être aussi longue que la durée du temps ! que ta possession du trône soit bénie et glorieuse, car tu es digne d'être le roi des rois; que les sept zones de la terre t'obéissent ! que ta tête s'élève plus haut que les nuages qui donnent la pluie ! Feridoun lui ordonna de s'avancer et de lui dire tous ses secrets, il lui ordonna de préparer ce qui était nécessaire pour une fête royale, Apporte du vin, amène des musiciens, remplis les coupes, apprête les tables. Quiconque sait faire de la musique qui soit digne de moi, quiconque peut me faire plaisir dans une fête, amène-le-moi. Prépare devant mon trône une assemblée comme il convient à ma fortune. Kenderev ayant entendu ses paroles, se mit à exécuter les ordres du nouveau maître. Il apporta du vin brillant et amena des musiciens, et des grands dignes de Feridoun et ornés de pierreries. Feridoun, en buvant du vin et en choisissant les chants, fit de cette nuit une fête digne d'un roi. Lorsque le jour parut, Kenderev sortit de la présence du nouveau roi, il monta un cheval avide de course, et se tourna vers le roi Zohak. Il partit, et arrivé auprès de son maître, il lui raconta ce qu'il avait vu et entendu, en disant : O roi d'un peuple fier, il y a des signes qui annoncent rabaissement de ta fortune. Trois hommes puissants sont venus d'un pays étranger avec une armée. Le plus jeune se tient au milieu des aînés ; sa stature est celle d'un prince, sa figure celle d'un roi; il est plus jeune d'âge, mais plus grand en dignité, et prend le pas sur ses aînés. Il porte une massue semblable au fragment d'un rocher et brille au milieu de la foule. Il est entré à cheval dans le palais du roi, et avec lui ses deux illustres compagnons. Il est allé s'asseoir sur le trône royal, il a brisé tous tes talismans et toutes les œuvres de ta magie; tous les grands et tous les Divs qui se trouvaient dans ton, palais, il leur a abattu la tête du haut de son cheval, il a mêlé leurs cervelles avec leur sang. Zohak répondit : Il paraît que c'est un hôte, il faut s'en réjouir. Le serviteur reprend : Quel hôte est celui qui, avec une massue à tête de bœuf, s'assied hardiment dans ton lieu de repos, efface ton nom de ta couronne et de ta ceinture, et qui attire ton peuple ingrat à sa propre religion! Reconnais en lui un hôte si tu le peux. Zohak lui dit : Ne te lamente pas ainsi, un hôte hardi est de bon augure. Kenderev lui répliqua : j'ai écouté tes paroles, écoute ma réponse : si ce prince est ton hôte, qu’a-t-il à faire dans l’appartement de tes femmes? Pourquoi s'assied-il auprès des filles du roi Djem, et tient-il avec elles conseil sur toutes choses, grandes et petites? D'une main il prend la joue rose de Schehrinaz, de l'autre la lèvre de rubis d'Arnewaz. Pendant la nuit il fera mieux que cela, il se fera au-dessous de sa tête une couche de musc, car elles sont comme du musc les deux boucles de cheveux des deux lunes qui ont toujours fait les délices de ton cœur. Zohak devint furieux comme un loup en entendant ces paroles, il désira la mort, et sa colère se déchaîna contre ce malheureux par des injures atroces et des cris de fureur. Il lui dit : Dorénavant je ne te confierai plus la garde de mon palais. Le serviteur lui répondit : mon roi, je soupçonne que dorénavant tu n’as plus rien à espérer de la fortune : comment donc me confierais-tu le gouvernement de ton pays, et comment, dépouillé de toute autorité, me donnerais-tu le soin de l'administration? Tu es sorti du lieu de fa puissance comme un cheveu qu'on tire de la pâte. Maintenant, roi, cherche un remède. Pourquoi ne t'occupes-tu pas toi-même de ton affaire ? Jamais chose pareille ne t'est arrivée.
FERIDOUN ENCHAINE ZOHAK.
Zohak, irrité de cette dispute, prépara son retour en toute hâte, il ordonna qu'on sellât son cheval léger à la course et doué d'une vue perçante. Il partit précipitamment avec une grande armée, toute composée de Divs et de braves. Il se jeta par des chemins détournés sur les terrasses et les portes du palais, ne pensant qu’à sa vengeance. Lorsque l'armée de Feridoun s'en aperçut, tous se portèrent sur ces chemins détournés; ils se jetèrent à bas de leurs chevaux de guerre, ils s'élancèrent dans ce lieu étroit. Toutes les terrasses et toutes les portes étaient couronnées par le peuple de la ville, par tous ceux qui pouvaient porter des armes; les vœux de tous étaient pour Feridoun, car leurs cœurs saignaient de l'oppression de Zohak. Des briques tombaient des -murs, et des pierres tombaient des terrasses; il pleuvait dans la ville des coups d'épée et des flèches de bois de peuplier, comme la grêle tombe d'un noir nuage; personne n'aurait trouvé sur la terre un lieu de sûreté. Tous ceux de la ville qui étaient jeunes, tous ceux qui étaient vieux et expérimentés dans les combats, se rallièrent à l'armée de Feridoun et s'affranchirent du pouvoir magique de Zohak. La montagne résonnait des cris des guerriers, et la terre tremblait sous les sabots de leurs chevaux. Au-dessus des têtes se forma un nuage de poussière noire, les braves fendirent le cœur des rochers avec leurs lances. Il s'éleva un cri du temple de feu : Quand une bête féroce serait assise sur le trône royal, tous, vieux et jeunes, nous lui obéirions, nous ne nous soustrairions pas à ses ordres; mais nous ne souffrirons pas sur le trône Zohak, cet impur dont les épaules portent des serpents.
L'armée et les habitants de la ville se présentèrent ensemble au combat, leur masse était semblable à une montagne, et de cette ville brillante s'éleva une poussière noire qui obscurcissait le soleil. La jalousie excita Zohak à une entreprise. Il quitta l'armée pour s'approcher du palais ; il se couvrit en entier d'une armure de fer pour que personne, dans la foule, ne le reconnût. Il monta rapidement au palais élevé, tenant dans sa main un lacet de soixante coudées. Il vit Schehrinaz aux yeux noirs assise près de Feridoun et pleine d'enchantements et de tendresse; ses deux joues étaient comme le jour, les deux boucles de ses cheveux étaient comme la nuit; sa bouche était pleine de malédictions contre Zohak. Alors il reconnut que c'était la volonté de Dieu, et qu'il ne pouvait espérer délivrance de malheur. Son cerveau fut embrasé de jalousie, il jeta son lacet dans le palais; et, sans penser au trône, ne mettant aucun prix à la vie, il se précipita de la terrasse du palais élevé. Il tira du fourreau un poignard acéré, il ne trahit pas son secret, il ne prononça aucun nom; mais tenant en main son poignard d'acier, et avide du sang des belles à la face de Péri, il s'élança d'en haut. Aussitôt que ses pieds eurent touché le sol, Feridoun accourut, rapide comme le vent; il prit la massue à tête de bœuf, frappa Zohak sur la tête et brisa son casque. Le bienheureux Serosch apparut en toute hâte : Ne frappe pas, dit-il, car son temps n'est pas venu. Il est brisé, il faut le lier comme une pierre et le porter jusqu'où deux rochers se resserreront devant toi. Ce qu'il y a de mieux, c'est de l'enchaîner dans l'intérieur des rochers, où ses amis et ses vassaux ne pourront pénétrer jusqu'à lui. Feridoun l'entendit, et, sans tarder, prépara une courroie de peau de lion et lui lia les deux mains et le milieu du corps, de sorte qu'un éléphant furieux n'aurait pu briser ses liens. Il s'assit sur le trône d'or de Zohak, il renversa les mauvais symboles de son pouvoir; il ordonna que d'en haut de la porte on proclamât ces paroles: Vous tous pleins de gloire, d'éclat et de sagesse, il ne faut pas que vous vous teniez sous les armes, il ne faut pas que vous cherchiez une même gloire et une même renommée. Il ne faut pas que l'armée et les artisans cherchent une distinction de la même espèce : l'un doit travailler, les autres doivent combattre. Chacun a un devoir qui lui est propre; lorsque l'un entreprend l'œuvre de l’autre, le monde se remplit de désordre. L'impur Zohak est dans les chaînes, lui dont les méfaits faisaient trembler le monde. Puissiez-vous vivre longtemps et heureux! Retournez joyeusement à votre travail.
Les hommes écoutèrent les paroles du roi, du puissant maître rempli de vertus. Les grands de la ville, tous ceux qui avaient de l'or et des richesses vinrent, avec des chants joyeux et des présents, tous le cœur plein d'obéissance envers lui. Le noble Feridoun les reçut avec bonté, il leur distribua des dignités avec prudence, il donna à tous des conseils et des louanges, et leur rappela le Créateur du monde, en disant : Le trône est à moi, et le sort veut que votre étoile brille et que votre pays soit heureux, car Dieu le pur m'a choisi parmi tous et m'a inspiré de descendre du mont Elborz, pour que le monde fût par ma vaillance délivré du mauvais dragon, Lorsque Dieu nous accorde le bonheur, il faut marcher dans sa voie en faisant le bien. Je suis le maître du monde entier; il ne me convient pas de demeurer toujours au même lieu; s'il n'en était ainsi, je resterais ici et je passerais de longs jours avec vous. Les grands baisèrent la terre devant lui, et le son des timbales s'éleva du palais. Toute la ville dirigea ses yeux vers la cour du roi, avec des clameurs contre cet homme dont la vie devait être courte, demandant qu'on fît paraître le dragon lié avec un lacet, comme il le méritait. Peu à peu l'armée sortit, et l'on emmena de cette ville, longtemps si malheureuse, Zohak lié ignominieusement et jeté avec mépris sur le dos d'un chameau. Feridoun le conduisit ainsi jusqu'à Schir-khan. Lorsque tu entends cela, pense combien le monde est vieux, combien de destinées ont passé sur ces montagnes et ces plaines, et combien y passeront encore.
Le roi, que protégeait la fortune, conduisit ainsi Zohak étroitement lié vers Schir-khan, et le fit entrer dans les montagnes où il voulait lui abattre la tête. Mais le bienheureux Serosch parut de nouveau et lui dit dans l'oreille une bonne parole : Porte ce captif jusqu'au mont Demawend en hâte et sans cortège; ne prends avec toi que ceux dont tu ne pourras pas te passer et qui te seront en aide au temps du danger. Feridoun emporta Zohak, rapide comme un coureur, et l'enchaîna sur le mont Demawend; et lorsqu'il l'eut entouré de nouvelles chaînes par-dessus ses liens, il ne resta plus aucune trace des maux de la fortune. Par lui le nom de Zohak devint comme la poussière, le monde fut purgé du mal qu'il avait fait; Zohak fut séparé de sa famille et de ses alliés et demeura enchaîné sur le rocher. Feridoun choisit dans la montagne une place étroite, il y découvrit une caverne dont on ne pouvait voir le fond. Il apporta de pesants clous, et les enfonça en évitant de percer le crâne de Zohak; il lui attacha encore les mains au rocher pour qu'il y restât dans une longue agonie. Zohak demeura ainsi suspendu, le sang de son cœur coulait sur la terre. Hélas ! ne faisons pas le mal pendant que nous sommes dans ce monde; tournons nos mains sincèrement vers le bien. Ni le bon ni le méchant ne dureront à jamais : ce qu'il y a de mieux, c'est de laisser de bonnes actions comme souvenir. Tu ne jouiras pas toujours des richesses, de l’or et des grands palais, mais il te restera un souvenir dans la parole des hommes; ne la regarde pas comme une chose sans valeur. Feridoun le glorieux n'était pas un ange, il n'était pas composé de musc et d'ambre, c'est par sa justice et par sa générosité qu'il a acquis cette belle renommée. Sois juste et généreux, et tu seras un Feridoun. Il fut le premier qui, par ses actions divines, délivra du mal le monde. La plus grande de ces actions était d'avoir enchaîné Zohak l'injuste, l'impur; la seconde, d'avoir vengé son père et purifié la terre; la troisième, d'avoir délivré le monde des insensés et de l'avoir arraché des mains des méchants.
O monde ! que tu es méchant et de nature perverse ! ce que tu as élevé, tu le détruis toi-même. Regarde ce qu'est devenu Feridoun le héros, qui ravit l'empire au vieux Zohak. Il a régné pendant cinq siècles; à la fin il est mort, et sa place est restée vide. Il est mort et a laissé à un autre ce monde fragile, et de sa fortune il n'a emporté que des regrets. Il en sera de même de nous tous, grands et petits, soit que nous ayons été bergers, soit que nous ayons été troupeau.
VI
FERIDOUN
(Son règne dura 500 ans.)
AVÈNEMENT DE FERIDOUN AU TRÔNE.
Feridoun, lorsqu'il se vit le maître fortuné du monde, et qu’il ne connut plus d'autre roi que lui-même, prépara le trône et la couronne dans le palais impérial, selon l’usage des rois. Dans un jour heureux, le premier du mois de mihr, il posa sur sa tête le diadème royal. Le monde était délivré de toute crainte du mal, tous suivaient la voie de Dieu; ils éloignèrent de leurs cœurs toute contestation et instituèrent solennellement une fête. Les grands s'assirent joyeusement, tenant chacun une coupe de rubis. Le vin et la face du jeune roi brillaient d'un même éclat, le monde resplendissait de lumière, la lune était nouvelle. Feridoun ordonna d'allumer un feu, et tous y brûlèrent de l'ambre et du safran. C'est lui qui a institué la fête Mihrgan, et l'usage de s'y reposer et de s'asseoir au banquet vient de lui. Aujourd'hui encore le mois de mihr rappelle son souvenir. N'y montre pas un visage soucieux et triste. Le monde fut en son pouvoir pendant cinq cents ans, dont il n'employa pas un seul jour à jeter les fondements de quelque chose de mauvais. Le monde ne lui resta pas pour toujours; ainsi, mon fils, ne te livre pas à tes désirs, ne te consume pas en soucis. Sache que le monde ne reste à personne, et que personne ne peut y trouver beaucoup de joie.
Firanek n’avait pas de nouvelles de ce qui s'était passé; elle ignorait que son fils était devenu roi de la terre, que Zohak avait été privé du trône impérial et que les jours de sa puissance étaient écoulés, quand il arriva à la mère un message de son noble fils, lui annonçant qu'il était possesseur de la couronne. Elle s'apprêta à la prière, se purifia la tête et le corps, et fit d'abord ses adorations au maître du monde. Elle prosterna son front contre terre, prononça des malédictions contre Zohak, et chanta les louanges du Créateur pour le changement heureux de son sort. Puis tous ceux qui étaient dans le besoin et qui tenaient caché leur malheur, elle les secourut en secret ; elle n'en parla pas et ne dévoila pas leur misère. Elle passa ainsi une semaine en bonnes œuvres jusqu'à ce qu'elle ne connût plus de pauvres. Dans la seconde semaine, elle fit les apprêts d'une fête pour les grands au front superbe. Elle orna sa maison comme un jardin, elle convia tous les grands à son festin. Toutes les richesses qu'elle avait amassées, tous ses joyaux les plus secrets, elle les apporta. Elle ouvrit toutes les portes de ses trésors, elle résolut de distribuer tout ce qu'elle y avait déposé; elle vit que c'était le temps de prodiguer ses richesses, l'or lui paraissant sans valeur depuis que son fils était roi du monde. Des habits et des joyaux dignes d'un roi, des chenaux arabes aux brides d'or, des cuirasses et des casques, des javelots et des épées, des diadèmes et des ceintures, elle n'épargna rien. Elle fit charger des trésors sur des chameaux et tourna son cœur pur vers le maître du monde. Elle envoya tous ces trésors à son fils, et sa langue prononça de nouveau des bénédictions. Lorsque le maitre du monde vit ces présents, il les reçut en adorant sa mère. Les chefs de l'armée apprenant ces nouvelles, se réunirent auprès du roi, disant : O roi victorieux, toi qui connais le Créateur, que la gloire soit à Dieu, et que sa grâce soit sur toi! Que la vie soit heureuse comme ce jour! que ton bonheur croisse, que ceux qui te veulent du mal périssent, que le ciel te donne la victoire! sois toujours illustre et clément ! Tous les hommes instruits par l'expérience se mirent en route de tous côtés pour rendre hommage au roi, mêlant les joyaux et l'or, et les répandant sur le trône du roi. Tous les grands de tout son empire se rangèrent en cercle autour de sa porte dans ce jour de bonheur. Ils implorèrent Dieu pour qu'il bénît le trône de Feridoun, et sa coBronoe, et son diadème, et son sceau; tous levèrent la main vers le ciel, tous prononcèrent des vœux pour son bonheur en disant : Que le roi puisse vivre éternellement! que son sort soit toujours heureux !
Puis Feridoun fil le tour du monde pour voir ce qui était découvert et ce qui était caché. Partout où il vit Une injustice, partout où il vit des lieux incultes, il lia par le bien les mains du mal, comme il convient à un roi. Il ordonna le monde comme un paradis, il planta des cyprès et des roses à la place des herbes sauvages. Il passa d'Amol à Temmischeh et fit construire un palais dans cette forêt célèbre, en cet endroit du monde que tu nommes Kous, et auquel tu ne connais aucun autre nom.
FERIDOUN ENVOIE DJENDIL DANS LE YEMEN.
Après que cinquante ans furent écoulés, trois nobles enfants lui naquirent. Le sort du roi voulut que ce fût trois fils, trois princes d'une race illustre, dignes de porter la couronne d'or. Leur stature était celle des cyprès, leurs joues étaient comme le printemps; en toutes choses ils étaient semblables au roi. Deux de ces enfants innocents avaient pour mère Schehrinaz, le plus jeune était fils d'Amewaz aux belles joues. Le père, par tendresse ne leur avait pas encore donné de noms, quand déjà ils devançaient les éléphants à la course. Puis après cela le roi voyant qu'ils étaient devenus l’ornement de son trône et de son diadème, appela devant lui un des plus nobles parmi ses grands, dont le nom était Djendil le voyageur, qui en toutes choses était dévoué au roi. Il lui dit : Fais le tour du monde, choisis trois filles de haute naissance, qui par leur beauté conviennent à mes trois fils, qui soient dignes de mon alliance, et à qui leur père, par tendresse, n’ait pas donné de noms, pour quelles ne puissent être l’objet des discours des hommes. Il faut que toutes les trois soient sœurs de père et de mère, à visage de Péri, pures et de famille royale, et qu'elles soient semblables de stature et d'aspect, de sorte qu'on ne puisse les distinguer en aucune manière.
Djendil ayant entendu l’ordre du roi, se traça un plan convenable, car il avait une intelligence prompte, un esprit clair, une langue douce, et était propre aux entreprises difficiles. Il quitta le roi, et se mit en route avec quelques serviteurs fidèles; il sortit du pays d'Iran, examinant tout, écoutant tout, parlant à tout le monde; et, dans chaque pays oh un grand avait une fille derrière le voile, il pénétrait leur secret et recherchait leur nom et renom. Mais il ne trouva dans l'Iran aucun chef illustre avec lequel il aurait convenu à Feridoun de conclure une alliance, jusqu'à ce que le sage au cœur serein, au corps pur, fût arrivé chez Serv, le roi de Yémen. Il trouva chez lui ce que son maître lui avait indiqué, trois filles telles que Feridoun les cherchait. Il se présenta plein de joie devant Serv, heureux comme le faisan qui s'approche de la rose; il baisa la terre, fit des excuses au roi, et implora sur lui la bénédiction de Dieu, disant : Que le roi reste toujours glorieux, illustrant la couronne et le trône ! Le roi de Yémen dit à Djendil : Que ma bouche soit toujours pleine de tes louanges! Quel message me portes-tu? quel ordre me donnes-tu? Es-tu un ambassadeur ou un noble prince ? Djendil lui répondit : Puisses-tu être toujours joyeux ! puisse la main du malheur ne jamais atteindre! Je suis un Iranien, humble comme une fleur de nénuphar, et je porte un message au roi de Yémen; je te porte le salut de Feridoun le glorieux; je répondrai à toutes les questions que tu voudras me faire. Feridoun le héros te présente son salut (et grand doit être celui qui n’est pas petit à ses yeux). Il m'a ordonné de dire au roi de Yémen : Puisses-tu rester sur le trône aussi longtemps que le musc répandra son parfum ! puisse ton corps être toujours libre de douleurs! puissent les soucis être éloignés de toi et tes trésors être remplis! prince des Arabes (que ton étoile te préserve toujours du malheur!), qu'y a-t-il de plus doux que la vie et les enfants? Rien ne peut égaler ces biens, rien n'est plus cher aux hommes que leurs enfants, et aucun lien n'est doux comme celui qui nous attache à eux. S'il y a quelqu'un dans le monde qui ait trois yeux, mes trois enfants me tiennent lieu de trois yeux; et sache qu'ils sont encore plus précieux, car c'est la vue des enfants qui inspire aux yeux la reconnaissance envers Dieu. Que dit ce sage à l’âme pure quand il parle de tendres alliances : je n'ai jamais formé une alliance avec quelqu'un, si je ne l'estimais plus que moi-même. L'homme sage et bien avisé cherche pour ami un homme qui lui ressemble. Quand même l’homme jouirait de la vie la plus douce, un roi ne pourrait être heureux sans une armée! Je possède un empire florissant, des trésors, du courage et du pouvoir, et j'ai trois nobles fils, dignes d'une couronne et d'un trône, pleins d'intelligence, de sagesse et de vertus. Ils sont au-dessus de toute envie et de tout besoin, et leur main peut atteindre tout ce qu'ils désirent. Il faut à ces trois princes en secret trois épouses, filles de rois, et ceux qui connaissent le monde m'ont donné une nouvelle d'après laquelle je me suis hâté d'agir. Ils m'ont dit, ô prince illustre, que tu as trois filles pures, à la face voilée, dans ton appartement de femmes, dont aucune ne porte encore de nom, et mon cœur s'est réjoui à cette nouvelle; car moi aussi, comme de raison, je n'ai pas donné de noms à mes glorieux fils. Maintenant, ô roi, il faut mêler ensemble ces deux espèces de nobles joyaux, ces trois princesses à la face voilée, aux trois princes destinés à porter le diadème; ils sont dignes les uns des autres, et personne ne pourra nous en blâmer. Voilà le message que Feridoun m'a donné, et en retour fais-moi connaître tes intentions.
Le roi de Yémen entendant ce message, devint pâle comme le nénuphar qu’on arrache de l’eau. Il dit en lui-même : si mon œil ne voyait plus ces trois lunes devant ma couche, le jour brillant deviendrait pour moi une nuit sombre; il ne faut donc pas que j'ouvre mes lèvres pour une réponse. Je raconterai mon secret à mes filles; elles seront mes confidentes en toute chose. Il ne faut pas que je me presse de répondre, car j'ai à délibérer avec mes conseillers. Il choisit une demeure pour le messager, puis se mit à réfléchir; il se leva et renvoya sa cour, et s'assit pensif et en angoisse; puis il appela devant lui la foule des chefs expérimentés des cavaliers du désert, armés de lances; il leur dévoila ce qui était caché, et leur révéla tout son secret, disant : par la faveur du sort et par l'union que j’ai contractée, j'ai devant mes yeux trois astres brillants. Maintenant Feridoun m'envoie un message et me tend un piège subtil; il voudrait me séparer de ce qui m'est cher comme mes yeux, et je désire en tenir conseil avec vous. Son envoyé dit que le roi me fait savoir qu'il a trois princes, les ornements de son trône, qui recherchent mon amitié et mon alliance par mes trois filles à la face voilée. Si je les lui promets sans intention de tenir ma parole, ce serait un mensonge indigne d'un roi; si je consens à son désir, mon cœur sera rempli de feu et mes yeux seront remplis de larmes, et si je refuse de faire sa volonté, mon âme aura à trembler devant les maux dont il m’accablera; car ce n'est pas un jeu de s'attirer la vengeance de celui qui est le roi du monde. Les voyageurs ont entendu ce qui est arrivé par lui à Zohak. Maintenant dites-moi, l'un après l'autre, quel est votre avis dans ces circonstances.
Les chefs, pleins de cœur et d'expérience, lui firent tous leur réponse : Nous ne sommes pas d'avis que tu te laisses pousser par tous les vents. Quand même Feridoun serait un roi tel que tu le dis, nous aussi ne sommes pas des esclaves portant les boucles d'oreilles de la servitude. Notre coutume est de dire notre avis, et d'exercer la générosité; notre devoir est de manier nos rênes et nos lances. Par nos épées la terre deviendra rouge comme du vin; par nos lances l'air deviendra comme un champ de roseaux. Si tes enfants te sont trop chers pour les donner, ouvre la porte de tes trésors et ferme tes lèvres. Mais si tu préfères agir par ruse, si tu crains ce roi puissant, fais-lui des demandes si excessives qu'il ne puisse pas y satisfaire ? Le roi entendit ces paroles de ses conseillers, mais il n'en fut point satisfait.
RÉPONSE QUE LE ROI DE YEMEN DONNE A L'ENVOYE DE FERIDOUN.
Il manda devant lui l’envoyé du roi, et lui adressa beaucoup de douces paroles : Je suis inférieur à ton roi, et j'obéirai à tout ce qu'il pourra m'ordonner. Dis-lui que, quelque puissant que tu sois, tes trois enfants te sont très précieux. Les fils du roi lui sont chers, et il a l'espoir qu'ils seront l'ornement de son trône ! J'approuve tout ce que tu m'as dit, et j'en juge d'après ce que je sens pour mes filles. Si le roi avait demandé mes yeux, ou le désert des braves et le trône du Yémen, je les aurais moins regrettés que mes trois enfants, que je suis destiné à ne plus revoir. Mais si telle est la volonté du roi, il ne faut penser qu'à lui obéir, et mes trois enfants sortiront de ma famille sur ses ordres, quand j'aurai vu les trois princes, l'honneur de son trône et de sa couronne. Qu'ils viennent chez moi joyeusement, mon triste cœur s'en réjouira, mon âme sera satisfaite de les voir et d'observer leur esprit prudent. Puis je leur donnerai, en observant nos coutumes, mes trois yeux brillants; je connaîtrai combien leur cœur est rempli de justice; je mettrai ma main dans leur main en signe de notre alliance; et quand j'en verrai le désir dans leurs yeux, je les renverrai promptement auprès du roi.
Djendil aux douces paroles ayant entendu cette réponse, baisa le trône du roi comme il convenait, et, la bouche pleine de ses louanges, il quitta le palais du roi pour retourner vers le maître du monde. Arrivé auprès de Feridoun, il lui rapporta ce qu'il avait dit et les réponses qu'il avait reçues. Le roi appela devant lui ses trois fils, et leur dévoila le secret du voyage de Djendil et son dessein ; il mit sans réserve devant leurs yeux toutes les démarches qu'il avait faites et leur dit : Ce roi du Yémen est le chef d'un peuple nombreux; c'est un cyprès qui jette au loin son ombre. Il a trois filles qui sont comme des perles intactes; il n'a pas de fils, et ses filles forment son diadème. Si le Serosch lui-même trouvait une fiancée comme elles, il baiserait la terre devant toutes les trois. Je les ai demandées à leur père pour vous; j'ai fait dire les paroles convenables. Mais il faut maintenant que vous alliez auprès de lui, et que vous soyez prudents en toute chose grande et petite; soyez doux dans vos propos, pleins de circonspection; prêtez l’oreille à tout ce qu'il vous dira, répondez avec douceur à toutes ses paroles; et quand il vous adressera des questions, répondez-y avec circonspection; car quand on est fils de roi, il faut être croyant, éloquent, avoir le cœur pur, une foi sincère, être prévoyant dans les affaires qui se pressentent, avoir une langue toujours prête à dire la vérité, et rechercher la raison plus que les trésors.
Écoutez tout ce que j'ai à vous dire, et si vous mettez en œuvre mes paroles, vous en aurez de la joie. Le roi de Yémen est un homme de grande pénétration, et, dans tout son peuple, il n’y a pas un homme égal à lui. Il est éloquent, pur de corps et de cœur, et digne d'être célébré parmi les hommes; il a beaucoup de trésors et une armée; il est savant, prudent et mettre d'un diadème. Il ne faut pas qu'il vous trouve dupes, car le sage sait employer à propos la ruse. Il ordonnera une fête pour le premier jour, où il vous donna la place d'honneur. Il amènera ses trois filles aux joues de soleil, semblables aux jardins du printemps, pleines de parfums, d'attraits et de beauté; il les placera sur son trône royal, pareilles à des cyprès élancés. Elles seront égales de taille et d'aspect, telles qu'on aurait peine à les distinguer de la lune. La plus jeune des trois entrera la première, l'ainée la dernière, et entre elles la seconde, semblable à une lune nouvelle. Il placera la plus jeune à côté de l'ainé d'entre vous, l'aînée à côté du prince le plus jeune, la seconde au milieu. Remarquez-le, car cette connaissance vous préservera du mal. Il vous demandera laquelle des trois, si semblable entre elles, vous prenez pour l'aînée, pour la seconde, pour la plus jeune, et vous devrez les désigner ainsi : Celle qui est en haut est la plus jeune, l'ainée n'occupe pas la place qui lui convient, la seconde est au milieu comme cela doit être. Alors vous aurez gagné, et la lutte sera terrifiée. Les trois princes, de nature généreuse et pure, firent attention aux paroles de leur père. Ils quittèrent Feridoun pleins d’art et de ruse, et pourrait-on attendre de fils qu'un tel père a élevés, autre chose que de la prudence et de la sagesse?
LES FILS DE FERIDOUN SE RENDENT AUPRES DU ROI DE YEMEN.
Ils s'en allèrent tous les trois pour faire les préparatifs du voyage, et appelèrent auprès d’eux des Mobeds. Ils se mirent en marche avec une escorte semblable aux étoiles du firmament, composée de guerriers célèbres, dont les faces brillaient comme le soleil. Lorsque Serv eut nouvelle de leur arrivée, il orna son armée comme le plumage du faisan, et envoya au-devant d'eux un cortège nombreux, composé tant de seigneurs étrangers à sa famille, que de ses proches parents; et lorsque les trois princes illustres entrèrent dans le Yémen, tous les habitants, hommes; et femmes, sortirent, tous versèrent sur eux de l’ambre et du safran, tous mêlèrent le vin et le musc. Toutes les crinières des chevaux furent trempées avec du vin et du musc, et des pièces d'or furent versées sous leurs pas. Le palais entier était décoré comme le paradis; toutes les briques qu'on y avait employées étaient d'or et d'argent; il était orné de brocart de Roum, et les trésors de toute espèce y étaient prodigués. Le roi y reçut les princes, et la nuit ayant remplacé le jour, les rendit plus hardis. Il amena de leur appartement secret ses trois filles, comme Feridoun l’avait prédit. Chacune d'entre elles ressemblait à une lune brillante; on n’osait pas les regarder. Elles s'assirent toutes de la manière que Feridoun avait annoncée à ses fils pleins de fierté. Le roi demanda aux trois princes : Laquelle de ces trois étoiles est la plus jeune? laquelle est la seconde? et laquelle est l’aînée? Il faut que vous me les désigniez ainsi. Ils répondirent comme on leur avait enseigné, et tout d'un coup ils fermèrent l’œil de l'enchantement. Serv le roi de Yémen, et les braves de son pays, demeurèrent stupéfaits, et le roi illustre comprit aussitôt que la ruse ne pouvait lui profiter. Il dit : C'est ainsi ! c'est cela même ! et donna la plus jeune au plus jeune, et l'aînée à l'aîné; et tout étant décidé, ils commencèrent à s'entretenir de leurs projets pour l’avenir. Les trois princesses quittèrent les trois princes, les joues rouges de honte pour leur père, et retournèrent dans le palais, timides et hanteuses, les joues colorées de sang, mais les lèvres pleines de douces paroles.
SERV ESSAYE SA MAGIE CONTRE LES FILS DE FERIDOUN.
Serv le chef des Arabes, le roi de Yémen, fit apporter du vin et en fit boire à rassemblée; il manda des chanteurs et continua à parler et à boire jusque dans la nuit profonde. Les trois fils de Feridoun, ses trois gendres, ne burent tous les trois que lorsqu'il les y invitait; et quand leur raison eut succombé au vin, et que le sommeil et le repos leur furent devenus nécessaires, il ordonna qu'on leur préparât sur l’heure une couche à côté d'un réservoir plein d'eau de rose, et les trois princes de haute destinée s'endormirent dans un jardin, sous un arbre qui versait des roses sur eux. Le chef des Arabes, le roi des magiciens, médita, pendant ce temps, sur un moyen de se délivrer d'eux. Il sortit de son royal jardin de roses et prépara ses enchantements. Il produisit un froid et un vent terribles, dans l'espoir de les priver de la vie; il fit congeler la plaine et les jardins, de sorte que les corbeaux n'osaient voler au-dessus. Les trois fils du roi savant en magie, sentant ce grand froid, sautèrent de leurs lits, et par l'intelligence que Dieu leur avait donnée, par leur savoir dans l'art royal de la magie, et par leur courage, ils réussirent à vaincre les artifices du magicien, de sorte que le froid ne les atteignit pas. Aussitôt que le soleil se fut levé au-dessus des crêtes de la montagne, le magicien accourut auprès de ses trois nobles gendres, croyant les trouver les joues bleues, glacés par le froid et leur affaire manquée, et espérant que ses trois filles allaient lui rester. C'est dans cet état qu'il pensait trouver ses gendres; mais le soleil et la lune n'avaient pas favorisé son dessein. Il trouva les trois princes, semblables à des lunes nouvelles, assis sur leurs nouveaux trônes royaux. Alors il reconnut que la magie ne pouvait le conduire à son but, et qu'il ne fallait pas lui donner son temps.
Le roi de Yémen orna sa salle d'audience, et tous les grands s'y réunirent. Il ouvrit les portes de ses vieux trésors ; il montra ce qu'il avait caché depuis longtemps; il amena ses trois filles à la face de soleil, pareilles aux jardins du paradis; jamais Mobed n'avait planté un pin aussi beau qu'elles. Elles étaient ornées de couronnes et de joyaux, et n'avaient jamais éprouvé de peine. Leurs boucles de cheveux avaient seules ressenti la douleur d'une torture. Il les amena et les donna toutes les trois aux princes; c'étaient trois lunes nouvelles et trois rois pleins de bravoure. Le roi de Yémen se dit, dans l'amertume de son âme : Ce n'est pas Feridoun qui est anse de mon malheur, c'est moi-même ; puissé-je ne jamais apprendre qu'une fille soit née de la race de ces mâles princes! Sache qu'il a une bonne étoile celui qui ne possède pas de filles, et que celui qui en a me connaîtra pas le bonheur. Puis Serv dit devant tous les Mobeds : Les rois sont des époux convenables pour ces lunes. Sachez que je leur ai donné, selon nos coutumes, mes trois filles chéries, pour qu'ils les gardent comme leurs propres yeux, pour quelles soient devant leurs cœurs comme leurs propres âmes ? Il le dit à haute voix, et se mit à préparer les bagages des fiancées, et à les placer sur le dos de chameaux indomptés. Le Yémen resplendissait de joyaux, et les litières en longue file se suivaient; quiconque a des enfants bien réglés, illustres, et chers à son cœur, que lui importe que ce soient des fils ou des filles? Le roi plaça les litières sur le dos des chameaux pleins d'ardeur, selon le besoin du voyage et la coutume. Il congédia ses gendres en leur donnant des parasols et des présents dignes d'un roi; et tout étant achevé, les jeunes princes, pleins de prévoyance et de prudence, se dirigèrent vers Feridoun.
FERIDOUN MET SES FILS A L'EPREUVE.
Feridoun ayant reçu la nouvelle que ses trois fils revenaient vers lui, se mit en marche; il désirait éprouver leur courage et se délivrer de ses soupçons sur eux. Il prit la forme d'un dragon auquel tu aurais dit qu'un lion ne pourrait résister; il rugissait, il écumait de fureur, sa bouche vomissait des flammes; et lorsque ses trois fils s'approchèrent, et qu'il les vit à travers la poussière comme de noires montagnes, il souleva la poussière par la violence de ses mouvements, et ses hurlements remplirent le monde de bruit; il se précipita sur son fils aîné, un noble jeune homme orné d'un diadème. Le prince dit : Un homme sage et prudent ne combat pas contre des dragons ; aussitôt il tourna le dos et s'enfuit devant le monstre, et le père se tourna vers ses frères. Lorsque le second fils le vit, il banda son arc et le tendit, disant : S'il faut combattre, qu’importe que ce soit un lion furieux ou un cavalier plein de bravoure. Mais le plus jeune des fils s'approcha d'eux, et en voyant le dragon, il poussa un cri et lui dit : Eloigne-toi de notre présence, tu es un crocodile, ne te mets pas dans la voie des lions. Si tu as entendu parler de Feridoun, garde-toi de jamais agir ainsi, car nous sommes ses trois fils, tous armés de lances, tous prêts pour le combat. Abandonne cette voie perverse, ou je poserai sur ta tête la couronne de l'inimitié.
Le glorieux Feridoun ayant vu et entendu, connut leur caractère et disparut. Il s'en alla, puis reparut sous sa forme de père, et avec la pompe qui lui convenait, accompagné de timbales et d'éléphants indomptables, la massue à tête de bœuf dans sa main. Derrière lui étaient les grands de son armée, le monde était devenu pur entre ses mains. Lorsque les princes illustres virent la face du roi, ils s'avancèrent vers lui à pied et en courant ; et arrivés en sa présence, ils baisèrent la terre, confondus par le bruit des éléphants et des timbales. Le père les prit par la main, leur fit des caresses et leur accorda des honneurs, à chacun selon son mérite. Lorsqu'il fut revenu dans son palais magnifique il pria Dieu en secret, et célébra longuement les louanges du Créateur, reconnaissant que la bonne et la mauvaise fortune viennent de lui; puis il appela ses trois fils, les fit asseoir sur le trône de la splendeur, et leur dit : le dragon furieux qui menaçait d'embraser le monde par son haleine, c'était votre père qui voulait connaître votre bravoure, et qui l’ayant connue, s’est retiré avec joie. Maintenant je vais vous donner de beaux noms, comme il convient à un homme de sens. Tu es l'aîné, que ton nom soit Selm (puissent tes désirs dans le monde s'accomplir!), car tu as cherché à te sauver des griffes du crocodile, tu n’as pas tardé dans le moment de la fuite; un homme qui ne recule ni devant un éléphant ni devant un lion, nomme-le fou plutôt que brave. Le second, qui dès le commencement a montré sa bravoure et dont le courage est plus ardent que le feu, je l'appelle Tour, le lion courageux qu'un éléphant furieux ne pourrait vaincre ; la vertu même pour celui qui est assis sur le trône, c'est le courage, car un homme sans cœur ne peut porter la couronne. Le plus jeune est un homme prudent et brave, qui sait se hâter et qui sait tarder; il a pris le milieu entre le feu et la terre, comme il convient à un homme de bon conseil ; il s'est montré brave, hardi et prudent, il faut que le monde ne célèbre de gloire que la sienne. Iredj est le nom digne de lui ; que la porte du pouvoir soit son but, car il a montré d'abord de la douceur, mais sa bravoure a paru à l’heure du danger. Maintenant je vais ouvrir mes lèvres avec joie pour donner des noms aux filles d'Arabie à la face de Péri. Il appela Arzoui la femme de Selm, Mah Azadeh Khoui la femme de Tour, et Sehi la femme d'Iredj aux pieds fortunés, elle dont l’étoile Canope n'était en beauté que la servante.
Puis Feridoun apporta un livre représentant les astres qui tournent dans les sphères, et dont les astrologues enseignent les aspects; il le plaça devant lui et regarda les constellations de ses fils ; il y trouva l’horoscope de Selm, qui n’était autre que Jupiter dans le signe du Sagittaire. Il passa à l'horoscope de l'illustre Tour, et il trouva le soleil dans le signe du Lion, présage de bravoure. Jetant enfin les yeux sur l'horoscope du fortuné Iredj, il vit la lune dans le signe de l'Ecrevisse. Cette constellation lui montra que les malheurs et les combats étaient réservés à Iredj. Le roi devint triste à cette vue, et un soupir froid sortit de sa poitrine. Il vit que le ciel était défavorable à Iredj et ne se comportait point envers lui avec amour, et que ses pensées, à l'égard de cet enfant d'une âme si brillante, n'étaient que des pensées de malveillance.
FERIDOUN DISTRIBUE LA TERRE ENTRE SES FILS.
Ayant ainsi dévoilé le secret du sort, Feridoun divisa le monde en trois parties. L'une comprenait le pays de Roum et l’occident; l’autre le Turkestan et la Chine, la dernière le pays des héros de l’Iran. Il jeta d'abord les yeux sur Selm, et choisit pour lui Roum et tout l’occident, il lui ordonna de partir avec une armée et de se mettre en marche vers le couchant. Selm monta sur le trône royal, et fut salué roi d'occident. Puis Feridoun donna à Tour le pays de Touran, et le fit maître du pays des Turcs et de la Chine. Le roi lui assigna une armée, et Tour se mit en route avec elle. A son arrivée il s'assit sur le trône loyal, il se ceignit de la ceinture royale et commença à répandre ses grâces. Les grands versèrent des pierres précieuses sur lui, et le pays saint du Touran le reconnut pour roi. Alors vint le tour d'Iredj, et son père lui donna le pays d'Iran avec le désert des guerriers armés de lances, le trône de la royauté et la couronne de la suprématie. Il les lui donna parce qu'il avait vu qu'il était digne du trône; il les lui donna avec l'épée et le sceau, la bague et le diadème. Les grands, pleins de courage, de sens et de bon conseil, le saluèrent roi d'Iran. Tous les trois s'assirent sur leurs trônes, en repos et en joie, comme gardiens des frontières d'illustre naissance.
JALOUSIE DE SELM CONTRE IREDJ.
Un long temps se passa ainsi; mais le sort avait caché dans son sein un secret. Feridoun l'illustre vieillit, et la poussière couvrait le jardin du printemps. C'est ainsi que peu à peu change toute chose, et toute force faiblit quand elle vieillit. A mesure que la vie du roi s'obscurcissait, ses fils illustres devinrent troublés par les passions. Le cœur de Selm changea, ses manières et ses intentions tournèrent vers le mal; son âme était noyée dans l'avidité; il était assis avec ses conseillers, plein de mauvais desseins; le partage que son père avait fait lui déplut, parce qu'il avait donné le trône d'or au plus jeune d'entre eux; son cœur était plein de haine; ses joues étaient pleines de rides. Il envoya un messager au roi de la Chine, et lui dit les pensées qui occupaient son âme. Il envoya le messager auprès de son frère en toute hâte et lui fit porter ces paroles : Puisses-tu être toujours glorieux et toujours heureux! Pense, ô roi des Turcs et de la Chine, toi le prudent, au cœur joyeux, choisissant le bien pense si nous, maltraités par le monde, pourrions être satisfaits? Ton âme serait-elle basse, pendant que ton corps est comme un haut cyprès? Ecoute avec un esprit attentif ce que je vais te raconter; tu n'as entendu dire rien de semblable des temps anciens. Nous étions trois frères, les ornements du trône; mais le plus jeune de nous nous a surpassés en fortune. Si je suis le premier en âge et en intelligence, c'était à moi que la fortune devait accorder sa faveur; et si la couronne et le trône et le diadème devaient m'échapper, ils ne pouvaient appartenir qu’à toi, ô roi! Faut-il que nous restions consternés de cette injustice que notre père nous a faite, lorsqu'il a donné à Iredj l’Iran et le pays des héros et le Yémen, à moi Roum et l’Occident, à toi le pays des Turcs et la Chine, tandis que le plus jeune de nous est roi d'Iran? Je ne saurais m'en tenir à une telle part; il n'y a pas de sagesse dans la tête de ton père.
Selm envoya un dromadaire aux pieds de vent; le messager, arrivé auprès du roi de Touran, répéta fidèlement tout ce qu'il avait entendu, et remplit de vent la tête écervelée de Tour. Ce prince plein de courage, lorsqu'il entendit ce message secret, se mit soudain en colère comme un lion furieux. Il répondit: Dis ma réponse à ton maître, et rappelle-toi mes paroles, mon frère plein de justice! puisque notre père, dans le temps de notre jeunesse, nous a ainsi trompés, il a planté de ses propres mains un arbre dont le fruit est du sang, dont les feuilles sont du poison. Il faut maintenant nous voir face à face pour nous concerter; il faut dresser un plan sage et préparer des armées.
Il expédia un dromadaire vers le roi, et envoya auprès du maître du monde un de ses grands plein d'éloquence et de douces paroles, lui disant: Porte ce message de moi : roi clairvoyant et de grand renom, il ne faut pas que le brave ait patience dans un cas de fraude et de tromperie; il ne convient pas de tarder dans cette affaire, car le repos est méprisable chez un homme armé. Lorsque l’envoyé eut rapporté la réponse et mis au grand jour le secret voilé, l’un des frères quitta Roum, l’autre la Chine, et mêlant le poison au miel, ils se rencontrèrent l’un l'autre et se concertèrent ouvertement et en secret.
MESSAGE DE SELM ET DE TOUR À FERIDOUN.
Ils choisirent alors un Mobed plein de sagacité, éloquent, clairvoyant et de fidèle mémoire; ils éloignèrent tous les étrangers, et concertèrent toute espèce de plans rusés. Selm commença à composer un discours et à bannir de ses yeux tout respect pour son père. Il dit au messager : Hâte-toi dans la route; ne te laisse pas atteindre par la tempête et par la poussière; va vite comme le vent vers Feridoun, ne te soucie que de poursuivre ton chemin. Quand tu seras arrivé dans le palais de Feridoun, porte-lui les saluts de ses deux fils, et dis-lui : Il faut craindre Dieu pour ce monde et pour l'autre. La jeunesse peut mettre son espérance dans le temps où elle aura atteint la vieillesse, mais les cheveux blancs ne deviendront plus noirs. Plus tu prolonges ta demeure dans ce monde étroit, plus le séjour éternel deviendra étroit pour toi. Dieu le saint t'avait donné ce monde, depuis le soleil lumineux jusqu'à la Terre obscure; mais tu as choisi en toute chose la voie et le conseil de l’avidité, tu n’as pas eu égard aux commandements de Dieu, tu n'as agi qu'avec violence et injustice, et dans le partage du monde tu n'as pas recherché la justice. Tu avais trois fils prudents et braves, qui étaient devenus grands, de petits qu’ils avaient été; tu n'as trouvé à aucun deux un mérite plus grand qu’aux autres, pour que l’un porte la tête plus haut que ses frères. Mais tu as accablé l’un de ton haleine de dragon, tu as levé un autre dans les nues, tu as posé la couronne sur sa tête, tu l’as placé sur ton siège, et tes yeux ne reposent avec joie que sur lui. Mais nous ne sommes inférieurs à lui, ni par notre père, ni par notre mère, nous ne sommes pas indignes d'un trône de roi. Roi de la terre, distributeur de la justice, puisse une telle action ne trouver jamais de louanges! Quand la couronne sera tombée de cette tête sans valeur, et que le monde sera délivré d’Iredj, alors donne à lui un coin de la terre, pour qu'il s'y assoie, faible et oublié comme nous; sinon nous amènerons les cavaliers des Turcs et de la Chine, les braves de Roum avides de vengeance, et notre milice armée de massues, et nous détruirons Iredj et le pays d'Iran.
Le Mobed écouta ce dur message, il baisa la terre et partit ; il monta en selle et se mit à chevaucher, de sorte que les étincelles jaillissaient du vont. Il arriva à la cour de Feridoun et vit de loin un palais élevé, dont le toit montait jusqu'aux nues, dont la largeur allait d'une montagne à l'autre. Dans la cour étaient assis les grands, derrière le rideau était la place des nobles; d'un côté étaient enchaînés des lions et des léopards, de l'autre de furieux éléphants de guerre. Il s'élevait, du milieu des guerriers illustres, un bruit comme le cri du lion. Il pensa que c'était un firmament au lieu d'un palais, et qu'une armée de Péris était assemblée à l'entour.
Des gardiens attentifs arrivèrent pour rapporter au roi qu'il était arrivé auprès de lui un envoyé plein de dignité et de prudence. Le roi ordonna de lever le rideau, de faire descendre de cheval l'envoyé, et de le faire entrer dans la cour. Lorsque le regard du messager tomba sur le roi, il vit que tous les yeux et tous les cœurs étaient remplis de lui, qu'il était de stature comme un cyprès, de face comme un soleil, ses cheveux blancs comme le camphre, sa face rouge comme la rose, ses deux lèvres pleines de sourire, ses deux joues pleines de couleur, et sa bouche royale remplie de douceur. Aussitôt que l'envoyé le vit, il se mit à adorer, et couvrit le sol de ses baisers. Feridoun lui permit de se lever, et lui assigna une place honorable, puis il lui fit des questions, d'abord sur les deux princes illustres, et lui demanda s'ils étaient contents dans leurs cœurs, et s'ils persévéraient dans la vraie foi; ensuite sur les fatigues qu’il avait dû éprouver dans le désert et sur ce long chemin, avec ses montagnes et ses vallées. L'envoyé lui répondit; glorieux roi, puisse le trône n'être jamais privé de toi! Tout ce que tu as demandé sur tes fils est selon tes désirs; ils vivent saintement dans le respect de ton nom. Moi, je suis l’esclave indigne du roi, et ne suis point libre de ma personne; j'apporte au roi un dur message; celui qui m'envoie est plein de colère, mais moi je suis innocent. Je rapporterai, si le roi me l'ordonne, le message de cette jeunesse inconsidérée? Le roi lui ordonna de parler, et le messager lui rapporta, l’une après l'autre, toutes les paroles de Selm.
RÉPONSE DE FERIDOUN A SES FILS.
Feridoun écouta ses paroles avec attention, et son cerveau s'enflamma à mesure qu'il entendait. Il dit au messager : sage ! tu n'as point à t'excuser en cette affaire, car c'était cela à quoi je m'attendais, et sur quoi mon cœur comptait. Dis à ces deux hommes insensés et impurs, à des deux Ahrimans aux pensées perverses : Il est heureux que vous ayez montré votre nature. Est-ce là le salut que je devais attendre de vous? Si vous avez rejeté de vos cerveaux mes conseils, vous n'avez pas appris non plus ce que c'est que la sagesse. Vous n'avez ni crainte ni honte devant Dieu, et sans doute vous n'avez point d’autres desseins que ceux que vous m'annoncez. Mes cheveux ont été noirs comme la poix, ma stature a été haute comme le cyprès, ma face a été comme la lune; mais le ciel, qui a courbé mon dos, subsiste, et tourne encore comme il a tourné toujours. La vie marche devant vous gracieusement, mais il n'en sera pas toujours de même. Par le nom sublime du Dieu très saint, par le soleil brillant, par la terre fertile, par le trône et la couronne, par l’étoile du soir et par la lune, je jure que je ne vous ai pas fait d'injustice. J'ai rassemblé un conseil de sages, de Mobeds et d'hommes savants dans la connaissance des astres ; nous avons passé beaucoup de temps pour distribuer la terre selon la justice; nous tous avons cherché à le faire avec équité, et l’injustice n'était ni notre principe ni notre fin; la crainte de Dieu était profonde dans notre cœur; nous ne voulions faire dans le monde que le bien. Lorsque par mes efforts les hommes eurent cultivé la terre, je ne voulus pas laisser se disperser les peuples, et je me dis : Je veux confier l'exercice du pouvoir à mes trois fils fortunés. Mais Ahriman vous a détournés maintenant de mon cœur et de mes conseils vers l'injustice et vers les ténèbres. Voyez si Dieu le tout-puissant voudra en ceci vous approuver. Je vous dirai une parole si vous voulez m'écouter : Ainsi que vous sèmerez, de même vous moissonnerez. Ainsi m'a dit mon guide dans la vie : Il y a pour nous une autre et éternelle demeure. Votre désir est de vous asseoir sur un trône sans valeur; pourquoi prenez vous ainsi le Div pour votre conseiller? Je crains qu’entre les mains de ce dragon votre âge ne soit séparée de votre corps. Mon temps pour sortir de ce monde est venu, et je n'ai pas de loisir pour la sévérité et la colère. Mais voici un avis que vous donne un vieillard, père de trois nobles fils : quand la passion a abandonné le cœur, alors la poussière et le trésor du roi des rois sont d'égale valeur; mais celui qui vend son frère pour la terre, ne mérite pas qu’on le regarde comme issu d’une race pure. Le monde a vu et verra encore beaucoup d'hommes comme vous, mais il ne restera soumis à aucun d'eux. Vous savez que Dieu le créateur peut, au jour du jugement, vous pardonner; cherchez-le, munissez-vous de ce viatique, travaillez pour que votre peine soit courte. Le messager entendit ces paroles; il baisa la terre et s'en retourna. Il quitta la présence de Feridoun; tu aurais dit qu'il avait fait alliance avec le vent.
Lorsque le messager de Selm fut parti, le roi des rois s'assit et dévoila le secret. Il appela devant lui le prince illustre et lui révéla tout l'avenir, en disant: Mes deux fils, avides de combats, se sont mis en marche, de l'occident, vers nous. Les astres les ont prédestinés à aimer les mauvaises actions; puis ils ont reçu pour lots deux pays qui sont frappes de stérilité. Ton frère ne restera ton frère qu'aussi longtemps que tu as la couronne sur la tête; mais il n'y aura plus d'assemblée devant ton trône, quand les couleurs de ta face auront pâli. Si ton goût se porte vers le glaive, ta tête sera étourdie par les dissensions. Voilà le secret que mes deux fils m'ont fait savoir des deux extrémités du monde. Si ton penchant est pour la guerre, prépare la guerre, ouvre les portes du trésor, et fais tes bagages. Étends la main vers la coupe au repas du matin, sinon ils feront le repas du soir en triomphe sur toi. Mon fils! ne cherche pas de défenseurs dans le monde ; ton innocence et ton droit seront ta défense.
Le vertueux Iredj regarda le roi plein de tendresse son glorieux père, puis il répondit : O roi! pense à l’instabilité de la vie, qui doit passer sur nous comme le vent. Pourquoi l'homme de sens s'affligerait-il? Le temps fanera la joue de rose et obscurcira l'œil de l'âme brillante. Au commencement la vie est un trésor, à sa fin est la peine, et puis il faut quitter cette demeure passagère. Puisque notre lit sera la terre et que notre couche sera une brique, pourquoi planter aujourd'hui un arbre dont la racine se nourrirait de sang, dont le fruit serait la vengeance, quel que soit le temps qui s'écoulerait sur lui? Le monde a vu beaucoup de maîtres du trône, du sceau et de l’épée, tels que nous, et en verra beaucoup après nous, mais la vengeance n'était pas dans les mœurs des rois qui nous ont précèdes sur le trône. Puisque le roi sera mon modèle, je rue passerai pas ma vie à faire du mal. La couronne, le trône et le diadème, ne m'importent pas; j'irai au-devant de mes frères sans armée, et leur dirai : O mes frères illustres, qui m'êtes chers comme mon corps et mon âme ! ne me prenez pas en haine, ne méditez pas vengeance contre moi; la haine ne convient pas aux croyants. Ne mettez pas votre espoir dans ce monde, voyez quel mal il a fait à Djemschid, qui fut à la fin obligé de sortir du monde, et ni le trône, ni la couronne, ni la ceinture, ne lui restèrent. De même, vous et moi, devrons à la fin éprouver le même sort. Je ramènerai à la foi leur cœur plein de vengeance; comment pourrais-je m'en venger plus dignement? Le roi lui dit: Mon sage fils tes frères ne cherchent que le combat; toi, tu ne désires que les fêtes. Il me souvient de cette parole : Il ne faut pas s’étonner que la lune soit brillante; de même cette réponse pleine de vertu te convient, car ton cœur a préféré l'amour et les liens qui t'unissent à eux. Mais quand un homme de sens expose sa télé précieuse au souffle du dragon, que peut-il attendre, si ce n'est un poison dévorant? car telle est la nature que Dieu a donnée au dragon. Mais, mon fils, si telle est ta résolution, prépare-toi, mets-toi en route, et ordonne à quelques serviteurs, pris dans l’armée, de te suivre. Moi, je vais, dans l’angoisse de mon âme, écrire une lettre pour l'envoyer à ces hommes, dans l'espoir de te revoir sain et sauf, car ma vie ne consiste que dans le bonheur de te voir.
IREDJ SE REND AUPRES DE SES FRERES.
Le roi de la terre écrivit une lettre au roi de l'occident et au roi de la Chine. A la tête de la lettre il mit une invocation à Dieu le vivant, l'éternel. Il dit : Cette lettre de bon conseil est écrite aux deux soleils puissants, aux deux sages, aux deux braves, aux rois de la terre, au maître de l'occident et au maître de la Chine, de la part de celui qui a vu ce monde de toute manière, qui a découvert tout ce qui était caché, qui a pesé dans sa main l'épée et la lourde massue, qui a entouré de splendeur les couronnes illustres, qui peut convertir en nuit fie jour brillant, qui peut ouvrir les trésors de l'espoir ou de la terreur, lui qui a allégé toutes les peines, lui par qui a paru toute splendeur. Je ne demande pour moi ni vos diadèmes, ni vos trésors amassés, ni vos couronnes, ni vos trônes; je demande que mes trois fils vivent paisibles et heureux, par le fruit de mes longues peines. Votre frère, contre lequel votre cœur était irrité, quoiqu'il n'ait fait de mal à personne, accourt au-devant de vous à cause de votre affliction ; et dans son désir de vous voir, il a jeté sa couronne, il vous a préférés à elle, comme il convient à un homme noble. Il est descendu de son trône, il est monté à cheval, et s’est ceint d'obéissance. Puisqu’il est le plus jeune de nous, puisqu'il est digne de tendresse et d'amour, respectez-le, soyez bons pour lui, formez son âme comme j'ai formé son corps; et quand il aura passé auprès de vous quelques jours, renvoyez-le-moi plein de vertus.
On apposa le sceau du roi sur la lettre, et Iredj quitta le palais de son père pour chercher son chemin. Il prit avec lui quelques vieillards et quelques jeunes gens, comme on en a besoin pour faire un voyage. Quand il fut près de ses frères, il n'avait aucun soupçon de leur noire intention. Ils vinrent au-devant de lui selon la coutume; ils déployèrent devant lui toute leur armée. Lorsqu'ils virent la face de leur frère pleine de tendresse, leurs regards devinrent plus sombres; lui était plein d'affection, eux étaient pleins de mauvais vouloir, et se mirent à le questionner d'une manière qui ne répondait pas à ses désirs. Eux étaient remplis de haine, lui n'était point agité, et tous les trois entrèrent ainsi dans le pavillon. Les yeux de toute l'armée étaient dirigés vers Iredj, car il était digne du trône et du diadème. Leurs cœurs n'avaient plus de repos, tant ils lui portaient d'amour; leurs âmes étaient pleines de tendresse, leurs yeux pleins de son image. Les rangs étaient dissous, les braves se réunirent deux par deux, chacun célébrant en secret le nom d’Iredj, et disant: Lui seul est digne de l'empire, puisse le diadème du pouvoir n'appartenir qu’à lui!
Selm observa l'armée en secret, et sa tête se troubla de cette disposition des braves. Il rentra dans la tente le cœur plein de colère, le foie plein de sang, les sourcils pleins de rides. Il renvoya tout le monde de la tente; lui et Tour s'assirent avec leurs conseillers. Ils discoururent en tous sens sur leur état, sur l'empire et sur les couronnes de tous les pays. Selm dit à Tour au milieu de cet entretien: Pourquoi nos braves se groupent-ils tout à coup deux à deux? N'as-tu pas vu, pendant que nous revenions, comment, de tous eux qui passaient sur le chemin, nul ne détournait son regard d'Iredj ? Autres étaient les armées des deux rois quand elles sont sorties, et autres quand elles sont rentrées. Mon cœur est devenu sombre à cause d'Iredj, et pensées sur pensées se sont élevées dans mon esprit. En observant les armées de nos deux pays, j'ai vu qu'elles ne voudront plus saluer d'autre roi que lui. Si tu ne l'arraches pas par la racine, tu tomberas du haut du trône puissant sous les pieds d'Iredj ? Puis ils se levèrent et s'occupèrent pendant toute la nuit à disposer leur plan.
IREDJ EST ASSASSINÉ PAR SES FRERES.
Le rideau qui cachait le soleil s'étant levé, l’aurore ayant paru et le sommeil s'étant dissipé, les deux insensés brûlèrent du désir de laver leurs yeux de toute honte. Ils marchèrent d'un pas hautain, et se dirigèrent vers les tentes du roi. Iredj les vit de son pavillon, et alla au-devant d'eux le cœur plein d'amour. Ils rentrèrent avec lui dans sa tente, et bientôt l’accablèrent de toutes sortes de questions. Tour lui dit : Puisque tu es le plus jeune de nous, pourquoi as-tu mis le diadème sur ta tête? Te convient-il d'occuper l'Iran et le trône de l'empire, et à moi de rester prêt à obéir, comme un esclave la porte des Turcs ? Ton frère aîné s'afflige d'être relégué dans l'occident, et toi tu tiendrais la couronne sur ton front, le trésor sous tes pieds! Voilà le partage qu'a fait cet homme avide de domination; il n'a tourné sa face que vers le plus jeune de ses fils.
Lorsqu’Iredj entendit ce discours de Tour, il lui répondit par ces saintes paroles : O seigneur avide de gloire! si tu désires le bonheur, cherche le repos. Je ne veux plus ni de la couronne royale, ni trône, ni du pouvoir glorieux, ni de l'armée d'Iran; je ne veux ni l'Iran, ni l'occident, ni la Chine, ni l'empire, ni la vaste surface de la terre. Le pouvoir qui aurait pour fin la discorde serait un honneur qu’il faudrait pleurer. Quand même la grande voûte du ciel porterait ta selle, à la fin ta couche sera une brique. Si le trône d'Iran m'a appartenu, je suis las de la couronne et du trône, je vous donne le diadème et le sceau royal; mais soyez sans haine contre moi. Je ne vous attaque pas, je ne vous combats pas, je ne veux affliger le a cœur de personne. Je ne demande pas la possession de ce monde, si cela vous attriste, quand même je resterais loin de nos regards. Je suis habitué à être humble, et ma foi me commande d'être humain.
Tour écouta toutes ces paroles, mais il n'y fit aucune attention. Il n'approuva pas ce discours, et l'esprit de paix d'Iredj ne le satisfit pas. Il se leva de son siège en colère, il lui répondit en bondissant à chaque parole. Tout à coup il quitta la place où il avait été assis, il prit avec sa main son lourd siège d'or, et en frappa la tête du roi, maître de la couronne, qui lui demanda grâce pour sa vie, en disant: N'as-tu aucune crainte de Dieu, aucune pitié de ton père? Est-ce ainsi qu'est ta volonté? Ne me tue pas, car à la fin Dieu te livrera à la torture pour prix de mon sang. Ne te fais pas assassin, car, de ce jour, tu ne verras plus trace de moi. Approuves-tu donc, et peux-tu concilier ces deux choses, que tu aies reçu la vie, et que tu l'enlèves à un autre ! Ne fais pas de mal à une fourmi qui traîne un grain de blé; car elle a une vie, et la douce vie est un bien. Je me contenterai d'un coin de ce monde, où je gagnerai ma vie par le travail de mes mains. Pourquoi t'es-tu ceint pour le meurtre de mon frère? Pourquoi veux-tu brûler le cœur de ton vieux père? Tu as désiré la possession du monde, tu l’as obtenu; ne verse pas de sang, ne te révolte pas contre Dieu, le maître de l'univers. Tour entendit ces paroles et ne répondit pas; son cœur était plein de rage, sa tête pleine de vent. Il tira un poignard de sa botte, et couvrit Iredj du haut en bas d’un torrent de sang, déchirant la poitrine royale de son frère avec son poignard d'acier, dévorant comme le poison. Le haut cyprès tomba, les entrailles du roi étaient déchirées. Le sang coulait de ce visage plein de roses, et le jeune maître du monde avait cessé de vivre. Alors Tour sépara avec son poignard la tête couronnée de ce corps, semblable au corps d’un éléphant, et tout fut fini. Monde! toi qui l’avais élevé sur ton sein, tu n'as pas eu pitié de sa vie! Je ne sais à qui tu es favorable en secret, mais il faut pleurer de ce qui apparaît de ton action. Et toi, homme confondu d'étonnement, dont le cœur est plein de douleur et de peur du monde, et troublé, comme celui de ces rois, par le désir de la vengeance, prends leçon de ces deux méchants.
Tour remplit le crâne d'Iredj de musc et d'ambre; il l'envoya au vieillard qui avait distribué le monde, et lui fit dire: Voilà la tête de ce mignon, sur la quelle était revenue la couronne de nos pères, Donne-lui maintenant la couronne ou le trône! Il est tombé, cet arbre des Keïaniens qui jetait au loin son ombre ! Les deux méchants s'en retournèrent, l'un vers la Chine, l'autre vers Roum.
FERIDOUN REÇOIT LA NOUVELLE DE LA MORT D'IREDJ.
Feridoun tenait ses deux yeux sur la route; l'armée et la couronne soupiraient après l'arrivée du jeune roi. Lorsque le temps de son retour fut venu, comment le père apprit-il l'événement? Il avait préparé pour son fils un trône de turquoises, et avait incrusté de pierreries sa couronne. On se disposait à aller à sa rencontre, on avait demandé du vin, des chants et delà musique; on apporta la timbale et on amena l'éléphant digne de lui; on apprêtait pour lui des fêtes dans toutes ses provinces. Telle était l'occupation du roi et de l'armée, lorsqu'une poussière noire s'éleva sur la route. Un dromadaire sortit de cette poussière, monté par un cavalier navré de douleur. Ce porteur de deuil poussa un cri; il tenait sur son sein un coffre d'or, dans le coffre d'or était une étoffe de soie, dans la soie était placée la tête d'Iredj. Ce bon messager arriva devant Feridoun, faisant des lamentations et portant le deuil sur sa face. On leva le couvercle du coffre d'or, car les paroles du messager annonçaient un grand malheur, et aussitôt qu'on eut tiré du coffre la soie brodée, parut la tête coupée d'Iredj. Feridoun tomba de son cheval par terre, tous ses braves déchirèrent leurs vêtements, leurs joues étaient noires, leurs yeux étaient blancs, car ils avaient espéré voir autre chose. Le jeune roi tant revenu de cette manière, l’armée s'en retourna de la rencontre qu'elle lui avait préparée, ses étendards en lambeaux, ses timbales tournées à contresens, les joues des nobles devenues noires. Les timbales et les éléphants étaient couverts de crêpes, les chevaux arabes étaient peints en bleu. Le roi était à pied, à pied était son armée. Ils reprirent leur chemin la tête couverte de poussière. Les héros poussaient des cris de douleur, les nobles arrachaient la chair de leurs bras. Ne te fie pas à l’amour que te porte le sort, le propre d'un arc n'est pas d'être droit. Le ciel tourne au-dessus de nous de manière à nous ravir bientôt la face qu'il nous a présentée. Lorsque tu le traites en ennemi, il te témoigne de l'amour; quand tu l'appelles ton ami, il ne te montre pas son visage. Je te donnerai un bon conseil : lave ton âme de l'amour de ce monde.
L'armée, dont le cœur était brisé, et le roi, qui poussait des cris de douleur, se tournèrent vers le jardin d'Iredj, où était la grande salle des banquets dans les jours où l'on célébrait les fêtes des rois. Feridoun entra en chancelant, pressant contre son cœur la tête du jeune roi son fils. Il jeta les yeux sur ce trône impérial, puis il regarda la tête sans couronne de son fils, et le bassin royal du jardin, et les hauts cyprès, et les arbres qui versent des roses, et les saules et les cognassiers. Il jeta de la terre noire sur le trône, et les cris de l’armée montèrent jusqu’à Saturne. Il poussait des soupirs, il arrachait ses cheveux, il versait des larmes et se meurtrissais la face; il se ceignit d'une ceinture teinte de sang, et lança du feu dans le palais que son fils avait habité. Il dévasta son jardin de roses et brûla ses cyprès; il ferma entièrement l’œil de la joie. Il embrassa la tête d'Iredj, tourna sa face vers le Créateur, et dit : maître du monde, dispensateur de la justice! regarde cet innocent qui a été assassiné; sa tête coupée par l’épée, est devant moi, son corps a été dévoré par les lions de ce peuple. Brûle les cœurs de ces deux méchants, de sorte qu’ils ne voient jamais que des jours malheureux ; fais qu'ils soient percés par la brûlure de leurs entrailles, de telle sorte que les bêtes féroces en aient pitié. Je désire, ô Dieu créateur du monde, que le sort me laisse assez de vie pour que je vois un héros né de la race d’Iredj, se ceindre pour le venger, et trancher la tête de ces deux méchants comme ils ont coupé la tête de cet innocent. Quand j'aurai vu cela, il me conviendra d’aller là où la terre mesurera ma stature.
Il pleura ainsi dans son amertume, si longtemps que l'herbe crut et s'éleva jusque sur son sein. La terre était sa couche, et la poussière son lit, et ses yeux brillants s'obscurcirent. La porte de son palais était fermée, et sa langue ne cessait de dire avec amertume : O jeune héros! jamais prince n’est mort comme tu es mort, ô mon fils illustre! Ta tête a été coupée indignement par Ahriman, ton corps a eu pour linceul les gueules des lions. Les bêtes fauves étaient privées de repos et de sommeil, tant elles criaient, se lamentaient et pleuraient. Les hommes et les femmes, dans toutes les provinces, se rassemblèrent en tout lieu, et demeurèrent dans la douleur et dans le deuil, les yeux pleins de larmes, le cœur plein de sang. Que de jours ils ont passés ainsi, regardant tous la vie comme une mort!
NAISSANCE DUNE FILLE D'IREDJ.
Quelque temps s'étant ainsi passé, le roi visita l’appartement des femmes d’Iredj ; il le parcourut en entier, et passa devant toutes les femmes à la face de lune. Il y vit une esclave de beau visage, dont le nom était Mahaferid. Iredj l’avait beaucoup aimée, et il se trouva qu'elle était enceinte de lui. Le sein de la belle à la face de Péri cachait un enfant, et le roi du monde s'en réjouit; son cœur fut rempli d'espoir par cette femme aux belles joues, et il abandonna son âme à l’espérance de venger son fils. Lorsque le temps de la délivrance fut venu, Mahaferid mit au monde une fille, et l’accomplissement des vœux du roi, qu’il avait si prochain, fut encore ajournée. Il éleva l'enfant avec joie et avec tendresse, les hommes lui donnèrent tous leurs soins; et son corps grandit et devint fort et gracieux. De la tête aux pieds, cette fille aux joues de rubis ressemblait à Iredj; et lorsqu'elle eut grandi et fut devenue nubile, sa face était comme une perle, ses cheveux étaient comme la suie.
Son grand-père la fiança à Pescheng, et la lui donna, et quelque temps se passa encore. Pescheng étant le fils du frère de Feridoun, était issu de sa noble race. C'était un héros du sang du roi Djemschid, et digne de l'empire, du trône, et de la couronne. C'est à cet époux de grand renom que Feridoun donna sa petite-fille et quelque temps se passa ainsi.
NAISSANCE DE MINOUTCHEHR.
Prête attention à l'événement que la voûte bleue du ciel amena, après qu'elle eut tourné pendant neuf mois. Il naquit de la belle Mahaferid, pleine de vertus, un fils digne de toute manière du diadème et du trône. Aussitôt qu'il fut sorti du sein de sa tendre mère, on le porta au roi. Celui qui le portait dit : maître de la couronne, que ton âme se réjouisse ! regarde cet Iredj. Les lèvres du maître du monde se remplirent de sourire, tu aurais dit qu'Iredj lui était né de nouveau; il prit l'enfant illustre entre ses bras, et adressa une prière à Dieu : Plût à Dieu que ma vue me fût rendue, qu'il me permit de voir la face de cet enfant ! Et Dieu, dès que Feridoun l’eut prié, lui accorda ce qu'il demandait, et lui rendit la vue. Le roi, aussitôt qu'il vit ce monde plein de lumière, jeta les yeux sur le nouveau-né, disant : que ce jour soit béni ! que le cœur de mes ennemis soit déchiré ! Il fit apporter du vin brillant et des coupes précieuses, et donna à l'enfant au visage ouvert le nom de Minoutchehr, en prononçant ces paroles : Une branche digne d'une mère et d'un père purs a porté fruit, il éleva l'enfant de manière que le vent du ciel n'osait passer sur lui. Le pied de l'esclave qui le portait ne touchait jamais la terre, il ne marchait que sur du musc odorant, et la tête couverte d'un parasol de brocart. Aussi les années passèrent sur lui sans que les astres lui envoyassent de malheur. Le glorieux roi lui enseigna les vertus dont il avait besoin pour régner. Feridoun ayant recouvré son cœur et ses yeux, le monde entier fut de nouveau rempli de sa renommée.
Feridoun donna à Minoutchehr un trône d'or, une massue pesante, la couronne royale de turquoises, la clef de son trésor, rempli d'or et de joyaux, le trône, le collier, le diadème, la ceinture et une enceinte de brocart de couleurs variées, remplie de tentes de peaux de léopard. Les chevaux arabes avec des brides d'or, les épées indiennes à fourreau d'or, les cuirasses, les casques, les cottes de mailles de Roum, qui pouvaient se déboutonner; puis les arcs blancs et les flèches de bois de peuplier, les boucliers de Chine et les javelots pour le combat; tous ces trésors, qu’il avait amassés et préparés avec des peines infinies, il les vit tous dignes de Minoutchehr, il sentit son cœur plein d'amour pour lui. Puis il ordonna à tous les chefs de son armée, à tous les grands de ses royaumes, de venir auprès de lui, et ils vinrent tous le cœur enflammé de vengeance. Ils le saluèrent comme roi et versèrent des émeraudes sur sa couronne. Le mouton et le loup marchèrent ensemble dans le monde entier, à cette fête nouvelle et dans ce grand jour. On y voyait les chefs de guerre, Karen, le fils de Kaweh; et Schiroui, le terrible lion; Guerschasp, portant haut la tête, et frappant vite de l’épée; Sam, le fils de Neriman, le champion du peuple ; Kobad et Keschwad à la toque d'or, et beaucoup de princes protecteurs du mondes et lorsque toute l’armée était rassemblée, la tête du roi s'élevait au-dessus de tout le peuple.
SELM ET TOUR ONT NOUVELLE DE MINOUTCHEHR.
La renommée de la splendeur qui entourait de nouveau le trône du roi des rois parvint à Tour et Selm, et leurs cœurs injustes furent remplis de crainte parce que leur étoile commençait à baisser. Ils s'assirent pleins de pensées, et le jour s'obscurcit pour les deux tyrans. Tout à coup ils prirent ferme résolution de chercher un remède à ce danger et d'envoyer un messager auprès de Feridoun pour offrir leurs excuses, car il ne leur restait aucun autre moyen de salut. Tous les deux cherchèrent parmi la foule un homme d'un cœur pieu et d'une langue discrète, et donnèrent, avec grande chaleur, leurs ordres hautains à cet homme prudent, sage et modeste; puis ils ouvrirent la porte des trésors de l'occident, ayant devant les yeux la crainte que leur haute fortune ne baissât. Ils choisirent dans le trésor antique une couronne d'or; ils mirent les caparaçons sur le dos de tous leurs éléphants. On chargea les chariots de musc et d'ambre, de brocarts et d'or, d'étoffes de soie et de poils de castor, et le cortège se dirigea de l'occident vers l'Iran, avec les éléphants de haute stature, et en grande pompe. Chacun de ceux qui se trouvaient à la cour des rois leur envoya un présent; et lorsque leur cœur fut satisfait des dons préparés, le messager se présenta, devant eux, prêt pour le voyage. Ils lui donnèrent leur message pour Feridoun, en commençant par les louanges du maître du monde en ces termes : Puisse Feridoun le héros vivre à jamais! lui à qui Dieu a donné la puissance royale, que sa tête reste jeune, que son corps reste sain; que son esprit s'élève au-dessus du haut firmament ! J'apporte un message de deux 'esclaves au pied du puissant trône du roi des rois, pour obtenir que ces deux hommes méchants et injustes, qui ont les yeux remplis de larmes de honte devant leur père, ces deux pécheurs au cœur flétri, qui se sont repentis, puissent être admis à venir représenter leurs excuses; car, jusqu'à présent, ils n'avaient pas espéré que quelqu'un voulût entendre leur défense. Ceux qui connaissent la sagesse ont dit : Celui qui a fait le mal en portera la peine, il restera dans la douleur, et son cœur sera plein de tristesse; c'est ainsi que nous sommes restés, ô roi généreux ! C'est ainsi qu'il était écrit dans notre sort, et nos actions n'ont fait que suivre notre destinée. Le lion qui dévaste le monde, et le dragon courageux, ne peuvent se soustraire aux filets du sort. Puis les ordres du Div impur détachent les cœurs de la crainte du maître du monde. Les instigations du Div ont eu tant de pouvoir sur nous, que les cerveaux de deux hommes sages sont devenus sa demeure. Mais nous espérons du maître de la couronne, qu'il voudra nous pardonner; que si grands que soient nos forfaits, le roi les attribuera en premier lieu à notre ignorance; notre seconde excuse est la puissance du firmament, qui est un lieu tantôt de refuge, tantôt de destruction; enfin, la troisième est le Div qui parcourt le monde comme un messager prêt à faire le mal. Si le roi veut oublier la vengeance qu'il a méditée contre nous, s'il veut croire à la pureté de notre foi, qu'il lui plaise d'envoyer Minoutchehr avec une puissante armée auprès de nous, qui le désirons, pour que nous restions toujours debout devant lui comme des esclaves : telle est notre intention. Nous espérons pouvoir arroser, avec les larmes de nos yeux, l'arbre qu'a planté la vengeance. Nous avons hâte de lui donner nos larmes et nos soins, et, quand il sera devenu vigoureux, la couronne et le trésor.
LES FILS DE FERIDOUN LUI ENVOIENT UN MESSAGE.
Le messager partit, le cœur rempli de ce discours, et ne voyant pas comment cette affaire commencerait ni comment elle finirait. Il arriva à la cour du roi en grande pompe, avec les éléphants, les trésors et les présents. On en donna nouvelle à Feridoun, qui ordonna d'orner le trône impérial avec des brocarts de Roum, et de préparer la couronne des Keïanides. Il s’assit sur le trône de turquoises comme un haut cyprès surmonté de la pleine lune, avec la couronne et le collier, et les boucles d'oreilles, comme il convient à un roi. Minoutchehr le fortuné était assis à côté du roi, un diadème sur la tête; les grands formaient des rangs des deux côtés, tous brodés d’or de la tête aux pieds, avec des massues d'or et des ceintures d'or, et toute la terre avait pris la couleur du soleil. D'un côté étaient attachés des lions et des tigres, de l'autre de furieux éléphants de guerre. Schapour le brave sortit du palais et introduisit le messager de Selm, qui dès qu'il aperçut la cour du roi, s'avança à pied en courant; lorsqu'il fut arrivé auprès de Feridoun, et dès qu'il vit sa couronne et son trône puissant, il inclina la tête devant lui, frappant la terre de son front. Le roi illustre, maître du monde, lui assigna une place sur un siège d'or. Le messager commença à célébrer les louanges du roi : O toi, ornement du trône, de la couronne et du sceau! les degrés de ton trône changent la terre en un jardin de roses, le monde est brillant par la grandeur de ta fortune. Nous sommes tous les esclaves de la poussière de tes pieds, nous ne vivons tous que pour ton service. Le roi ayant reçu gracieusement ce salut, le messager étendit devant lui les joyaux qu'il avait apportés; puis il recommença à parler avec prudence, et le maître du monde lui prêta l’oreille. Il se mit à répéter le message de ces deux hommes de sang, et s'appliqua à déguiser la vérité; il dit comment ses fils demandaient pardon de leur crime, et comment ils appelaient auprès d'eux Minoutchehr, pour le servir comme des esclaves, pour lui rendre la couronne et le trône du pouvoir, pour racheter de lui le sang de son père avec de l’or et des étoffes précieuses, avec des trésors et des joyaux. Le messager parla et le roi l’écouta ; sa réponse donna la clef de ce mystère.
RÉPONSE DE FERIDOUN A SES FILS.
Aussitôt que le roi, maître du monde, eut entendu ce message de ses deux fils aux intentions sinistres, il répondit au noble messager point pour point : Comment pourrais-tu cacher le soleil? et le secret de ces deux méchants est devenu plus clair que le soleil. J'ai écouté toutes les paroles que tu m’as dites, écoute la réponse complète que je te donne. Dis à ces deux hommes sans honte et sans crainte de Dieu, à ces hommes injustes, de vile nature et impurs, que leurs discours perfides ne serviront à rien. Je te dirai là-dessus quelques paroles. S'il s’est élevé dans vos cœurs un si grand amour pour Minoutchehr où est donc le corps d'Iredj, votre frère glorieux, que vous avez fait disparaître dans la gueule des bêtes féroces, dont vous avez enfermé la tête dans un coffre étroit? Maintenant qu’ils se sont délivrés d’Iredj, ils cherchent le sang de Minoutchehr. Mais vous ne le verrez qu'avec une armée, avec un casque d'acier, une massue et l'étendard de Kaweh; avec des chevaux dont les fers noirciront la terre, et avec des chefs de guerre comme Karen, avide de combats; comme Schapour, fils de Nestouh, le soutien de l'armée; à côté de lui se trouveront Schidousch le valeureux, Schiroui le vainqueur du lion, le guide, le roi Teliman, et Serv le chef de Yémen, qui sera à la tête de l'armée, et qui lui donnera ses conseils. Nous arroserons avec du sang les feuilles et les fruits de l'arbre né de la vengeance qui est due à Iredj. Jusqu'à ce jour personne n'avait cherché à le venger, parce que nous n'étions pas sûrs que le sort nous soutiendrait. Il ne convenait pas que moi j'étendisse la main pour combattre mes deux fils; mais il s'est élevé, plein de force et de fruit, un rejeton de l’arbre que l’ennemi avait arraché; il viendra maintenant comme un lion furieux, et ceint étroitement pour la vengeance de son père; il viendra avec les grands de son armée, comme Sam, le fils de Nériman, et Guerschaps, le fils de Djemschid, et avec une armée qui s'étendra d'une montagne à l'autre, et dont les pieds fouleront la terre. Ensuite, quant à ce qu'ils disent qu'il faut que le roi lave son cœur du désir de la vengeance et pardonne leur crime, parce que c'est ainsi que la rotation des sphères les a guidés, que leur intelligence a été troublée, et que le soleil s'est obscurci, j'ai écouté toutes ces demandes utiles de pardon. L'implacable maître du monde a dit que quiconque a semé la semence de l'injustice, ne verra ni un jour de bonheur ni les délices du paradis. S'il est vrai que Dieu le saint vous ait pardonné, pourquoi le sang de votre frère vous inspire-t-il de la crainte? Tout homme qui a de l'intelligence, tient pour coupable d'un crime celui qui fait valoir des excuses. N'avez-vous pas de honte devant le glorieux maître du monde, d'avoir le cœur noir et la langue pleine de paroles douces? Vous serez punis de votre crime dans les deux mondes, par Dieu le juste, le maître unique. Enfin ils ont envoyé un trône d'ivoire et une couronne de turquoises sur le dos de ces éléphants furieux ; el pour ces monceaux de joyaux colorés, j'abandonnerais ma vengeance? j'effacerais le sang qu’ils ont versé? Je vendrais pour de l'or la tête de mon royal fils? Périsse plutôt ma couronne, périsse mon trône et mon pouvoir! Peut-être un homme plus vil que l’engeance du dragon accepterait-il un prix pour une tête inappréciable. On dirait que le vieux père a mis à prix la vie de son noble fils. Je n'ai point besoin de richesses. Mais pourquoi tant de paroles? Aussi longtemps que le père d'Iredj vivra avec cette tête chargée d'années, il n'abandonnera pas sa vengeance. J'ai écouté ton message; écoute ma réponse, prends-la tout entière et hâte-toi de partir.
Le messager entendit ces paroles terribles il vit l’attitude de Minoutchehr, le chef de l'armée; il pâlit, se leva en tremblant, et monta à cheval sur-le-champ. Le noble jeune homme vit dans son âme brillante tout ce qui devait arriver, et qu'avant peu la rotation du ciel amènerait des rides sur la face de Tour et de Selm. Il alla vite comme le vent, la tête pleine de sa réponse, le cœur plein de doutes; et lorsqu'il arriva en vue du pays d'occident, il vit une tente dressée dans la plaine; il s'approcha de la tente, dans laquelle se trouvait le maître de l'occident. C'était une tente de soie qu'on avait dressée et qui remplissait l'espace. Les deux rois des deux pays as sis en consultation secrète, se dirent: Voilà notre messager qui revient ! Le chef de la garde se présenta et conduisit l’envoyé devant les rois, qui lui préparèrent un siège nouveau, et lui demandèrent des nouvelles du jeune roi. Ils lui firent des questions sur toute chose, sur le diadème et le trône impérial, sur Feridoun et son armée, sur ses héros et ses provinces, puis sur l’aspect du ciel qui tourne, demandant s'il accorderait sa faveur à Minoutchehr; sur les noms des grands et du Destour, sur la grandeur des trésors du roi et de son petit-fils, et sur leur trésorier. L'envoyé leur répondit : Quiconque voit le beau printemps, ne voit rien de comparable à la Cour du roi; c'est un riant printemps dans le paradis, où toute la terre est d'ambre, toutes les briques sont d'or. Le ciel le plus élevé est le toit de son palais, le paradis sublime est sa face riante. Il n'y a pas de montagne haute comme son palais, ni de jardin vaste comme sa cour. Lorsque j'arrivai devant le palais, je trouvai son toit tenant conseil secret avec les astres. D'un côté je vis des éléphants, de l'autre des lions; le monde était son mis à son trône. Ses éléphants portaient des trônes d'or sur leur dos, tous les lions avaient des colliers de pierres précieuses; devant les éléphants se tenaient des tambours, de tous côtés sonnaient des trompettes d'airain; tu aurais dit que la cour en tremblait, que la terre et le ciel en résonnaient. Je me présentai devant le noble prince, je vis un haut trône de turquoises, sur lequel était assis un roi semblable à la lune, portant sur la tête une couronne de rubis brillants. Ses cheveux ressemblaient à du camphre, sa face était comme la feuille de la rose, son cœur plein de modestie, sa langue pleine de douces paroles. Sur lui reposent la crainte et l’espoir du monde; tu aurais dit que Djemschid avivait encore. Minoutchehr, semblable au rejeton dan haut cyprès, était assis comme Thahmouras, de vainqueur des Divs; il était assis à côté du roi, à sa main droite; tu aurais dit qu’il était le cœur et la langue du roi. Puis on y voyait Kaweh le forgeron, plein de valeur, et devant lui son fils brave dans le combat; son nom est Karen le vaillant; c'est un chef infatigable, un destructeur des armées. Ensuite on voyait Serv, le chef de Yémen et Destour du roi, et Guerschasp le victorieux, le trésorier du roi. Le nombre des portes de ses trésors est inconnu, jamais personne dans le monde n'a vu pareille puissance. Tout autour du palais sont placées deux rangées de troupes avec des massues d'or et des toques d'or. Des chefs comme Karen, le fils de Kaweh, se tiennent devant l'armée pleins d'expérience, et des braves comme Schiroui le terrible lion, et Schapour le héros, l'éléphant furieux. Quand ils attachent les timbales sur le dos des éléphants, l'air devient noir comme la couleur d'ébène. S'ils viennent nous combattre, les montagnes couvertes de cette multitude seront comme les plaines, et les plaines comme les montagnes. Tous ont le cœur rempli de haine, le front plein de rides; ils ne désirent que le combat.
Il leur raconta ainsi tout ce qu’il avait vu, et toutes les paroles que Feridoun lui avait dites. Le cœur des deux tyrans trembla de terreur, leur face devint noire, ils restèrent assis à se consulter de toute manière, sans savoir à quoi se résoudre. Alors Tour s'adressant au puissant Selm, lui dit: Il faut renoncer à tout repos et à tout plaisir; il ne faut pas attendre que les dents de ce jeune lion deviennent aiguës et qu’il acquière de la force. Comment ce prince serait-il sans talent, puisque Feridoun est son conseiller? quand le grand-père et le petit-fils se concertent, il en sortira quelque œuvre prodigieuse. Il faut nous armer pour le combat, et nous hâter au lieu de tarder. Ils commencèrent à mettre en mouvement leurs cavaliers, ils rassemblèrent leurs armées en Chine et dans l'occident. Le pays entier fut rempli de bruit, et les hommes se rendirent de toutes parts auprès d'eux. Leurs armées étaient innombrables; mais leur étoile était impuissante. Cachées sous leurs casques et leurs cuirasses, accompagnées d'éléphants furieux et de précieux bagages, elles se mirent en marche du Touran vers l'Iran avec les deux assassins, dont le cœur était rempli de haine.
FERIDOUN ENVOIE MINOUTCHEHR POUR COMBATTRE TOUR ET SELM.
Feridoun reçut sur-le-champ la nouvelle qu'une armée avait passé le Djihoun, et ordonna que Minoutchehr s'avançât avec son armée de la frontière dans le désert. Le vieux roi lui fit une allocution en ces termes : Quand un jeune homme est destiné à une haute fortune, le mouton sauvage que suit le tigre, et devant lequel se tient le chasseur, tombe inopinément dans ses pièges; et avec de la patience, avec de la prudence, de la ruse et de l’intelligence, il amène le lion terrible dans ses filets. D'ailleurs, si les méchants se remuaient vers la fin du jour, je me hâterais de punir, je ferais briller un fer rouge, Minoutchehr lui répondit: O roi, qui portes haut la tête, si quelqu'un s'avance près de toi pour assouvir sa haine, c'est que la fortune nourrit contre lui de mauvais desseins, et qu'il est destiné à briser l'alliance qui unit son âme et son corps. Je vais me couvrir d'une cotte de mailles de Roum, de manière à ne pas laisser découverte une jointure. En cherchant vengeance, je détruirai leur armée sur le champ de bataille. Je ne reconnais pour brave aucun d'eux; comment oseront-ils me combattre?
Puis il ordonna que Karen, avide de combats, s'avançât de la frontière dans le désert. Il déploya la tente royale, il fit flotter l'étendard impérial dans la plaine. Les corps de l’armée s'avancèrent fun après l'autre, les plaines et les montagnes bouillonnèrent comme la mer. Le jour brillant fut obscurci par la poussière, de sorte que tu aurais dit que le soleil était devenu noir. Un bruit s'élevait de l'armée qui assourdissait les hommes aux oreilles perçantes; les hennissements des chevaux arabes dans la campagne remportaient sur le bruit des tambours. Deux rangs d'éléphants s'étendaient du camp du Pehlewan à une distance de deux milles ; soixante de ces éléphants portaient sur leur dos des trônes d'or incrustés de pierreries de toute espèce, trois cents portaient les bagages, trois cents étaient prêts pour le combat, tous cachés sous leurs armures; il n'y avait que leurs yeux qui n'étaient pas couverts de fer. On fit avancer les tentes du roi ; l'armée marcha de Temmischeh vers le désert, sous les ordres de Karen le vengeur. Elle se composait de trois cent mille cavaliers, tous hommes de renom, tous armés de cuirasses; ils partirent avec leurs lourdes massues, pleins de courage, semblables à des lions sauvages et prêts à venger Iredj. Ils suivaient le drapeau de Kaweh, leurs épées bleues dans les mains. Minoutchehr, avec Karen au corps d'éléphant, sortit de la forêt de Narwen, vint longer le front de son armée, et la rangea sur la large plaine. Il donna la gauche à Guerschasp, la droite à Sam le héros et à Kobad. Les deux années se mirent en ligne; Minoutchehr occupait le centre avec Serv, il brillait au milieu de la foule comme la lune, ou comme le soleil lumineux qui se lève au-dessus des montagnes. Les chefs des troupes comme Karen, et les héros comme Sam, avaient tiré les épées des fourreaux; des hommes comme Kobad commandaient l’avant-garde, et le héros issu de la race de Teliman, les embuscades. Toute l’armée avec ses lions de combat, et avec le bruit des timbales, était ornée comme une fiancée. On apprit à Selm et à Tour que les Iraniens se préparaient pour le combat, qu'ils avaient fait sortir leurs lignes de la forêt dans la plaine, que leur bouche écumait du sang de leur cœur. Les deux assassins s'avancèrent avec une armée nombreuse, la tête pleine de vengeance. Ils menèrent leurs troupes sur le champ de bataille, ayant derrière eux le pays des Alains et la mer. Kobad s'avança pour reconnaître l’ennemi, et Tour, lorsqu'il le sut, vint à lui, rapide comme le vent, disant: Retourne auprès de Minoutchehr, et dis-lui: O jeune roi sans père, puisque c'est une fille qui est née de la race d'Iredj, comment pourraient t'appartenir le trône et le sceau, et la couronne? Il lui répondit: Oui, je porterai ton message, tel que tu me l'as dit, et avec le nom que tu as donné à Minoutchehr. Mais quand tu y auras réfléchi, quand ta tête aura consulté en secret ton cœur, tu reconnaîtras que c'est une chose immense, et tu trembleras de tes paroles irréfléchies. Quand les bêtes féroces pleureraient sur votre sort jour et nuit, il n'y aurait rien de surprenant, car depuis la forêt de Narwen jusqu'à la frontière de Chine, tout est rempli de cavaliers prêts pour le combat, et d'hommes redemandant vengeance; et quand vous verrez briller autour de l'étendard de Kaweh nos épées d'acier, votre cœur et votre tête trembleront de peur, et vous ne distinguerez plus les monts des vallées. Kobad alla pour parler au roi, et lui répéta ce qu'il avait entendu de la bouche de ce brave. Minoutchehr sourit en disant : Il n'y a qu'un insensé qui puisse tenir de tels discours. Que la gloire soit au maître des deux mondes, qui connaît ce qui est manifeste et ce qui est caché. Il sait que je suis le petit-fils d'Iredj; Feridoun l'illustre est mon garant. Maintenant que nous allons commencer le combat, je prouverai ma naissance et mon origine; je jure par la puissance de Dieu, créateur du soleil et de la lune, que je ferai voir à Tour ce que je peux, de sorte que ses paupières se fermeront l'une sur l'autre, et que je montrerai à l'armée sa tête séparée du tronc; je vengerai sur lui mon père glorieux, je renverserai de fond en comble son empire. Il ordonna qu'on apprêtât les tables et qu'on choisît une salle pour la musique et le vin.
MINOUTCHEHR ATTAQUE L'ARMÉE DE TOUR.
Lorsque les ténèbres eurent remplacé le jour, Minoutchehr envoya son avant-garde sur la montagne et dans la plaine. Karen le brave marchait devant l'armée avec Serv, le roi de Yémen, homme de bon conseil. Une voix s'éleva devant les rangs de l'armée : O braves, ô lions du roi! sachez que c'est un combat contre Ahriman, qui dans son cœur est l’ennemi du Créateur. Ceignez vos reins, soyez vigilants, et que Dieu vous ait tous en sa garde. Quiconque sera tué dans ce combat, entrera au paradis lavé de tous ses péchés. Ceux qui verseront le sang des guerriers de Roum et de Chine, ceux qui feront la conquête de leur pays, seront célébrés jusqu'à la fin des jours, et jouiront de la gloire des Mobeds. Le roi leur donnera des trônes et des diadèmes, leur chef de l'or, et Dieu le juste du bonheur. Aussitôt que poindra la clarté du jour et que sa lumière aura avancé de deux degrés, vous ceindrez vos reins de héros, vous saisirez vos massues et vos épées de Kaboul. Chacun prendra son rang, aucun ne devancera de son pied les autres. Les chefs de l’armée, les grands pleins de courage, se rangèrent devant le roi au cœur de lion, et lui dirent: Nous sommes des esclaves, et ne vivons que pour le roi; ce qu'il nous ordonnera, nous le ferons sans hésiter, nous convertirons avec nos épées la terre en un Djihoun de sang. Puis ils retournèrent vers leurs tentes tous méditant des moyens de vengeance.
Lorsque la lumière commença à rayonner du côté du levant, et à déchirer les ténèbres de la nuit, Minoutchehr s'élança du centre de l’année, portant une cuirasse, une épée et un casque de Roum. Toute l’armée poussa un cri; ils levèrent leurs lances vers les nuages, la tête pleine de colère et les sourcils froncés ; ils roulèrent sous leurs pas la surface de la terre comme un tapis. Le roi plaça avec art la gauche et la droite, le centre et les ailes de l’armée. La terre ressemblait à un vaisseau sur la mer dont on dirait qu'il va sombrer. Le roi fit sonner des trompettes sur le dos des éléphants de guerre, la terre tremblait comme les vagues du Nil. Devant les éléphants se trouvaient les timbaliers bruyants, et furieux comme des lions qui s'élancent. Tu aurais dit que c'était un banquet, tant y résonnaient les clairons et les trompettes. Les armées s'ébranlèrent comme des montagnes et s'avancèrent des deux côtés par pelotons. La plaine devint comme une mer de sang ; tu aurais dit que la surface de la terre était couverte de tulipes. Les pieds des éléphants de guerre s'enfonçaient dans le sang et paraissaient comme des colonnes de corail. Toute la vaillance était du côté de Minoutchehr, pour lequel le cœur du monde était rempli d'amour. Le combat dura jusqu'à ce que la nuit élevât sa tête et que le soleil brillant disparût. Le monde n'est jamais longtemps le même; tantôt il est tout miel et douceur, tantôt il est tout amertume. Les cœurs de Tour et de Selm étaient bouillants de rage; ils résolurent de tenter une surprise, et lorsque le jour succéda à la nuit, personne ne se présenta pour le combat, car les deux braves s'étaient décidés à attendre.
TOUR EST TUÉ DE LA MAIN DE MINOUTCHEHR.
Lorsque la moitié du jour lumineux fut passée, le cœur des deux braves brûlait du désir de la vengeance; ils délibérèrent ensemble et se jetèrent dans toute espèce de plans insensés. Ils se proposèrent de surprendre Minoutchehr quand la nuit serait venue, et de remplir de sang la plaine et le désert. Lorsque la nuit fut venue et que le jour eut disparu, lorsque les ténèbres eurent enveloppé le monde entier, les deux impies firent prendre les armes à leurs troupes, et se préparèrent avec ardeur pour une attaque nocturne. Mais aussitôt que les espions en eurent nouvelle, ils accoururent vers Minoutchehr et lui racontèrent ce qu'ils avaient entendu, pour qu'il disposât son armée. Le prince les écouta et leur prêta attention, puis il s'occupa avec prudence des moyens de défense. Il donna le commandement de toute l'armée à Karen et choisit pour lui-même une place pour une embuscade. Parmi les chefs pleins de renom, il en prit trente mille braves, vaillants et armés de poignards. Il trouva une place convenable pour une embuscade, et vit que les cavaliers étaient pleins d'ardeurs et tels qu'il en avait besoin. Tour, quand la nuit fut devenue sombre, s'avança avec cent mille hommes ceints pour le combat, résolus et préparés à tenter l'attaque nocturne, et levant leurs lances jusqu'aux nuages; mais lorsqu'il arriva, il vit l'armée en ordre, et des étendards brillants devant elle. Il vit qu'il ne lui restait qu'à combattre et à lutter, et éleva le cri de guerre au milieu de ses troupes. L'air devint comme un nuage par la poussière des cavaliers, et les épées d'acier parurent comme des éclairs brillants ; on aurait dit que l'air était tout embrasé et que, resplendissant comme le diamant, il brûlait la surface de la terre. Le bruit de l'acier pénétrait les cerveaux, le feu et le vent se levaient vers le ciel. Le roi sortit de son embuscade, et Tour ne vit plus de retraite d'aucun côté; il ramassa les rênes de son cheval et tourna le dos, et des cris effrayants s'élevaient de l'armée. Minoutchehr se précipita après lui, et plein du désir de la vengeance, il atteignit Tour le renommé. Il poussa un grand cri contre cet homme injuste : Arrête, ô tyran plein d'ardeur pour le combat! Est-ce ainsi que tu arrachais la tête des innocents, sans penser que le monde crierait vengeance contre toi ! Il enfonça sa lance dans le dos de Tour, qui laissa échapper de ses mains son épée; rapide comme le vent, il l'enleva de la selle, le jeta par terre, et fit tout ce que la bravoure exige. Il sépara sur-le-champ la tête du tronc et fit de son corps une fête pour les bêtes fauves, puis il retourna à son camp, en contemplant cette tête signe d'une fortune si haute et si basse.
MINOUTCHEHR ANNONCE SA VICTOIRE À FERIDOUN.
Il écrivit une lettre au roi Feridoun, lui rendant compte des événements heureux et malheureux de la guerre. Il commença par des hommages adressés au Créateur du monde, maitre de la bonté, de la sainteté et de la justice : Gloire au maître du monde le secourable ! c'est lui seul qui protège dans le malheur, c'est lui qui donne la direction et qui console les cœurs, c'est lui qui sera le même en toute éternité. Après lui hommage au puissant Feridoun, maitre du diadème et de la massue, à qui appartiennent la justice et la foi, la gloire, la couronne et le trône des rois ! Tout bonheur émane de sa fortune, toute gloire et tout honneur émane de son trône. Nous sommes arrivés sans malheur dans le pays de Touran, nous avons rangé notre armée, et avons cherché la vengeance. En trois jours nous avons livré trois grands combats, soit durant la nuit, soit pendant que le soleil éclairait le monde. Ils ont tenté une surprise nocturne, nous avons dressé une embuscade, et combattu de toute manière. J'avais entendu dire que Tour se préparait à une attaque de nuit, et que dans son désespoir il avait eu recours aux enchantements. Alors j'ai dressé derrière lui une embuscade, et je n'ai laissé entre ses mains que du vent; au moment où il s'enfuyait du combat, je me suis précipité après lui, je l’ai atteint, j'ai passé ma lance à travers sa cotte de mailles, et l'ai enlevé de sa selle; je l'ai jeté par terre comme un dragon, j'ai séparé sa tête de son vil cadavre. La voici ! Je l'envoie à mon grand-père, pendant que je prépare un moyen de détruire Selm. C'est ainsi que lui-même avait jeté avec mépris dans une boite d'or la tête royale d'Iredj. Il ne lui a montré aucune pitié, il n'a eu devant lui aucune honte, et Dieu le créateur me l'a entièrement livré. J'ai séparé son âme de son corps, comme il a fait à Iredj et je vais détruire son pays et sa maison.
Ayant écrit ces paroles dans sa lettre, il expédia un dromadaire rapide comme le vent. Le messager partit, la joue rougie par la honte, et les deux yeux pleins de chaudes larmes de pitié pour Feridoun, se demandant comment il pourrait présenter au roi d'Iran la tête coupée du roi de la Chine ; car quand même un fils se serait détourné de la foi, le cœur du père brûle toujours à sa mort : mais ses crimes avaient été grands, il n'en avait point demandé pardon, et le vengeur était jeune et brave. Le messager arriva le deuil sur le front, et plaça la tête de Tour devant Feridoun, et le roi invoqua les grâces de Dieu sur la tête de Minoutchehr.
KAREN PREND LA FORTERESSE DES ALAINS.
Selm eut nouvelle de ce combat, et de l’obscurité qui voilait son étoile. Or il y avait derrière lui un château qui s'élevait jusqu'à la voûte bleue du ciel. Il résolut de s'y retirer, car le temps tient dans sa main le bonheur et le malheur. Mais Minoutchehr dit: si Selm se retire du combat, il trouvera un refuge dans le château des Alains. Il faut lui intercepter le chemin, car s'il atteint le château de la mer, personne ne pourra plus le déraciner, et il tiendra une forteresse qui s’élève jusqu'aux nues et que l'art a fait sortir du fond des eaux. Elle contient des trésors de toute espèce, et les ailes de l’aigle royal la couvrent de leur ombre. Il faut que je parte pour cette entreprise, il faut que j'use de l’étrier et des rênes.
Après y avoir réfléchi, il en parla à Karen à qui l’on pouvait confier de tels secrets, et Karen ayant entendu les paroles du roi, lui dit : O mon gracieux maître! s'il plaisait au roi de confier au dernier d'entre ses guerriers une armée nombreuse, je m'emparerais de la porte de la forteresse de Selm, car elle lui donne le moyen soit de combattre, soit de s'enfuir; mais il faut que tu me laisses prendre avec moi l'étendard royal et la bague de Tour. Je vais maintenant préparer un moyen de jeter mon armée dans le fort, je partirai avec Guerschasp pendant cette nuit sombre; mais garde-toi de confier ce secret à qui que ce soit. Parmi les guerriers renommés, il en choisit six mille qui tous avaient fait leurs preuves sur le champ de bataille. L’air étant devenu noir comme l’ébène, ils placèrent les timbales sur te dos des éléphants, et tous ces guerriers illustres, avides de combats, se tournèrent du côté de la mer. Alors Karen confia le commandement à Schiroui et lui dit : Je vais me déguiser, et me présenter avec un message devant le commandant du fort; je lui montrerai le sceau de la bague de Tour. Aussitôt que je serai dans le fort, j'élèverai mon étendard, je ferai briller mon épée bleue. Vous tiendrez les yeux fixés sur moi, et quand je pousserai un cri, vous avancerez en toute hâte. Il laissa l’armée sur le bord de la mer, sous les ordres de Schiroui le vainqueur des lions; lui-même se mit en marche, et lorsqu'il fut arrivé auprès du château, il parla au chef et lui montra le sceau en disant : Je viens d'auprès de Tour, qui m'a dit : Ne te donne pas le temps de respirer, va auprès du commandant du fort, dis-lui de ne se reposer et de ne se divertir ni jour ni nuit, et sois son compagnon dans le bonheur et dans le malheur; prends le commandement du fort, et sois vigilant. S'il arrivait un drapeau, que Minoutchehr renverrait avec une armée contre le fort, vous le repousserez, vous vous défendrez bravement, et j’espère que vous vaincrez l’ennemi. Le commandant ayant entendu ces paroles et vu le sceau de la bague, fit ouvrir la porte de la forteresse; car il ne voyait que ce qui paraissait, et ne devinait pas le secret. Remarque ce que dit le sage Dihkan : Celui qui cache le secret de son cœur, voit le secret des autres. Que ma profession et la tienne soient l’obéissance à Dieu, et que nous y joignions la réflexion ! Il faut nous consulter entre nous surtout ce qu’il y aura à faire dans le bonheur et dans le malheur.
Le commandant et Karen, avides de combats, examinèrent tous les remparts, l’un formant des plans de trahison, l’autre simple de cœur; pendant que le chef de l’armée d'Iran était prêt à toute entreprise, le commandant posa sur l'étranger le sceau de l'intimité, et livra follement sa tête et sa ville au vent. Voici ce que dit là-dessus à son petit un léopard courageux : O mon petit, plein de bravoure et prompt de la griffe! ne te jette pas étourdiment dans une affaire difficile; considère-la et pèse-la de tous côtés. Si douces que soient les paroles d'un étranger, si candide qu'il paraisse au temps de la guerre et des combats, sois attentif, méfie-toi d'une surprise, et en toute chose regarde le fond. Rappelle-toi comment un chef plein de sagesse a manqué de précaution dans une affaire délicate, n'a pas pensé aux ruses de l’ennemi et a livré ainsi au vent sa forteresse. Quand la nuit fut plus avancée, Karen, avide de combats, éleva un drapeau semblable au disque de la lune. Il poussa un cri, et donna le signal à Schiroui et à ses braves. Schiroui voyant l'étendard royal, s'avança vers le Pehlewan; il s'empara de la porte de la forteresse et entra; il plaça sur la tête des chefs une couronne de sang. D'un côté était Karen, de l'autre le lion, au-dessus le feu de l’épée, et au-dessous la mer Lorsque le soleil arriva au faite de la voûte du ciel, il n'y avait plus de trace de forteresse ni de gardien. Ta n'aurais vu qu'une fumée dont la cime touchait les nues, mis on ne voyait ni château ni vaisseau sur la mer. La lueur du feu et le vent montèrent vers le ciel, et les cris des guerriers et les cris de détresse s'élevèrent; et lorsque le soleil brillant se coucha, on ne distinguait plus le château du large désert. On y tua douze mille hommes, et une noire fumée planait au-dessus des flammes. Toutes les vagues de la mer étaient couleur de bitume, toute la surface du désert était un fleuve de sang.
ATTAQUE FAITE PAR KAKOUI, PETIT-FILS DE ZOHAK.
Karen le héros se rendit de ce lieu auprès de Minoutchehr, et raconta au jeune rot ce qu'il avait fait et comment avaient tourné les événements de la guerre. Minoutchehr le couvrit de bénédictions en disant : Puisses-tu ne jamais manquer à ton cheval de guerre, à ta massue, à ta selle ! Depuis que tu es parti, il a paru une armée et un nouveau combattant illustre. Ce doit être un petit-fils de Zohak, j’ai ouï dire que son nom doit être Kakoui l’impur. Il a fait une invasion à la tête de cent mille hommes, tous cavaliers fiers et renommés. Il a tué quelques-uns de nos braves, qui étaient des lions au jour du combat; et maintenant Selm s'est décidé à combattre, parce qu'il lui est arrivé de Gangui Dizhoukht un allié. On dit que c'est un Div plein de courage, qui ne tremble point au jour du combat et dont la main est forte ; jusqu'à présent je ne l’ai pas atteint sur le champ de bataille, ni mesuré avec la massue des braves; mais aussitôt qu'il nous offrira le combat, je le mettrai à l'épreuve, je verrai ce qu'il vaut. Karen lui répondit : O roi ! qui peut tenir devant toi dans le combat? et quand ton ennemi serait un crocodile, sa peau se fendrait à la seule idée de tes coups. Qui est ce Kakoui, et quel est-il? Qui dans le monde est ton égal dans la guerre? Je vais maintenant, dans mon esprit prudent et dans mon âme pure, chercher un remède à ce danger, pour que dorénavant il ne sorte plus de Gangui Dizhoukht un misérable pour nous combattre à l'exemple de Kakoui. Le roi lui répondit : Que ton cœur ne s'afflige pas de cette affaire. Tu t'es fatigué dans ton entreprise à conduire l’armée, et à exercer la vengeance : c'est à moi maintenant de combattre, et à toi de te reposer, ô héros qui portes haut la tête.
Ils parlèrent ainsi, et le bruit des trompettes et des clairons s'élevait des tentes du roi ; l’air devenait couleur de suie et la terre couleur d’ébène par la poussière que faisaient lever les cavaliers, et par le bruit des timbales. Tu aurais dit que le fer avait de la vie, et que les massues et les lances avaient des langues; de tous côtés s'élevaient des cris de guerre, des coups furent donnés et reçus, et l'air devenait, par les flèches ailées, comme une aile de vautour. Des cinquantaines de braves tenaient l’épée en main, se refroidirent par la perte de leur sang, et le sang tombait en gouttes du sombre brouillard. Tu aurais dit que la terre voulait se soulever en vagues, et en bouillonnant s'élever au-dessus de la voûte du ciel. Kakoui le chef de l'armée jeta un cri, et s'élança dans la plaine comme un Div; Minoutchehr sortit des rangs de son armée, une épée indienne en main. Tous les deux poussèrent un cri qui déchira les montagnes et fit trembler les armées. Tu aurais dit que c'étaient deux éléphants furieux; leurs mains étaient préparées au combat, leurs reins étaient ceints. Kakoui lança un javelot contre ta ceinture du roi, et le casque de Roum de Minoutchehr trembla sur sa tête; le javelot déchira la cotte de mailles qui recouvrait la ceinture, et la peau parut à travers le fer. Le roi frappa le cou de Kakoui avec son épée, et lui brisa la cuirasse sur te corps; ainsi combattirent les deux braves jusqu'à midi, heure où le soleil qui éclaire le monde se trouvait au-dessus de leurs têtes; ils s'attachèrent ainsi l’un à l’autre comme deux tigres, et la terre autour d'eux fut pétrie de leur sang. A mesure que le soleil descendait vers l’horizon, et qu’il s’abaissait par degrés, le roi sentait s'accroître son angoisse, il serra son cheval de ses genoux et étendit sa main; il saisit avec mépris Kakoui à la ceinture, souleva de la selle ce corps d'éléphant, le jeta brisé sur la terre chaude, et lui fendit la poitrine avec son épée. Ainsi fut donné au vent cet Arabe par son ardeur pour le combat. Il était né de sa mère pour un sort malheureux.
SELM SENFUIT ET MEURT DE LA MAIN DE MINOUTCHEHR.
Kakoui étant mort, le roi de l'Occident se trouva sans appui et changea ses plans. Il renonça à la vengeance qu'il avait tant désirée, s'enfuit et prit le chemin de sa forteresse; mais arrivé à la mer profonde, il ne vit pas même vestige d'une planche de bateau. Le roi Minoutchehr et son armée se mirent à sa poursuite en toute hâte, et en colère; mais la plaine était tellement couverte de morts et de blessés, que le chemin en devenait difficile pour ceux qui marchaient. Le jeune roi, plein de rage et de rancune, était monté sur son rapide cheval blanc; il avait jeté l’armure de son cheval pour aller plus vite, et il le lança au milieu de la poussière de l’armée. Il serra de près le roi de Roum et lui cria : O homme sans foi et sans honte ! tu as tué ton frère pour un diadème; tu en as trouvé un : jusqu'à quand courras-tu dans le chemin? Maintenant, ô roi! je t'apporte une couronne et un trône, car cet arbre royal porte fruit. Ne fuis pas devant la couronne de la puissance, car Feridoun t'a préparé un trône nouveau. L'arbre que tu as planté porte ses fruits, et tu vas les trouver dans ton sein : s'il ne porte que des épines, c'est toi qui les a semées; si c'est une étoffe de soie, c'est toi qui l'as filée.
Tout en parlant il lança son cheval, et ayant atteint Selm, il lui asséna soudain sur la nuque un coup d'épée, et lui coupa le corps en deux; puis il ordonna qu'on prit sa tête, et qu'on la levât haut dans l'air sur une lance. L'armée de Selm demeura stupéfaite d'une telle force, d'un tel bras de héros; toute l'armée était comme un troupeau que dissipe un jour de neige, elle s'enfuit par troupes sans suivre aucune route, et se dispersa dans les plaines les cavernes et les montagnes. Or il y eut un homme plein de prudence et de bienveillance, dont la bouche était remplie de paroles douces; tous le prièrent d'aller en toute hâte auprès du roi Minoutchehr, de lui parler au nom de l'armée, et de dire : nous sommes tous des hommes sans importance, nous ne possédons la terre que sous tes ordres ; quelques-uns de nous ont des troupeaux, d'autres des terres ensemencées et des maisons. Mais nous n’avons eu aucune liberté dans cette guerre, il fallait y aller par ordre du roi. Nous ne sommes venus au combat que comme soldats, mais non de notre volonté, et par désir de vengeance. Maintenant nous sommes tous les esclaves du roi, notre tête est soumise à ses ordres et à sa volonté. S'il veut se venger et verser notre sang, nous n’avons pas la force de le combattre. Nous, les chefs de l’armée, sommes venus tous auprès du roi, nous tous sommes venus dans notre innocence. Il peut faire tout ce qu’il désire, il est le maître de nos âmes innocentes. Le sage prononça ces paroles, et le roi lui prêta l’oreille avec étonnement, puis il lui répondit : Je foulerai aux pieds tout désir de vengeance, je rendrai glorieux mon nom par ma clémence. Que tout ce qui n'est pas dans la voie de Dieu, que tout ce qui est dans la voie d'Ahriman et du mal, s'éloigne de mes yeux! que le corps des Divs soit affligé de maux! Écoutez, vous tous que vous soyez mes ennemis, que vous soyez mes amis et mes alliés, puisque Dieu qui accorde le succès nous a aidés, et que le coupable a été distingué de innocent; puisque le jour de la justice est arrivé, et que le jour de l'injustice est passé, les chefs n’ont plus à craindre d'être mis à mort. Cherchez tous à vous faire aimer, faites vos incantations, dépouillez-vous de vos armes, vivez sagement et dans la foi pure, gardez-vous de faire du mal, renoncez à toute pensée de vengeance; et en tout lieu que vous cultiverez, soit en Touran, soit en Chine, soit dans le pays de Roum, puisse tout bonheur vous accompagner, et la sérénité d'âme habiter en vous.
Tous les grands rendirent hommage au roi illustre plein de justice, et une voix s'éleva des tentes du roi, disant : O vous, héros de bon conseil, ne versez plus le sang étourdiment, car la fortune des tyrans a baissé. Là-dessus tous les guerriers de Chine inclinèrent leurs têtes jusqu'à terre, et apportèrent devant le fils de Pescheng toutes leurs armes et tous leurs instruments de guerre. Ils vinrent auprès de lui, bande par bande, et formèrent de cuirasses, de casques, d'armures de chevaux, de massues et d'épées indiennes un monceau haut comme une montagne. Le roi Minoutchehr les reçut gracieusement et leur distribua des dignités selon leur mérite.
MINOUTCHEHR ENVOIE LA TÊTE DE SELM A FERIDOUN.
Le héros fit partir du camp un messager, et lui remit la tête du roi de l'Occident. Il écrivit une lettre à son grand-père, remplie du récit de ses combats, de ses entreprises et de ses ruses. Il célébra d’abord les louanges du Créateur, puis celles du roi illustre : Adoration au maître du monde qui donne la victoire! c'est de lui que vient la force du corps et de l'esprit; tout ce qui est bon et tout ce qui est mauvais, est sous son pouvoir; toutes les douleurs cèdent à ses remèdes. Qu’il répande ses grâces sur Feridoun, le sage, le prudent roi de la terre, qui brise les chaînes du mal, sur qui reposent la sagesse et la majesté de Dieu. Nous avons tiré vengeance des cavaliers de la Chine, nous avons dressé contre leur vie une embuscade; et à ces deux méchants souillés du sang de mon père, nous avons, par le pouvoir du roi, tranché la tête avec le glaive de la vengeance; Rous avons purifié la surface de la terre avec nos épées d'acier. Je suivrai cette lettre, rapide comme le vent; je viendrai auprès de toi pour te raconter ce qui s'est passé. Ensuite il envoya à la forteresse Schiroui, plein d'expérience et d'ambition; il lui ordonna d'examiner le butin, d'en avoir soin, et de faire avec prudence ce qu'il fallait, puis de placer ces richesses sur le dos des éléphants portant haut la tête, et de les amener à la cour du roi en bon ordre; ensuite il fit sortir de la cour des tentes copies les timbales d'airain et les trompettes, et conduisit son armée du bord de la mer dans le désert, fit du désert vers la cour de Feridoun.
Comme il s’approchait de Temmischeh, son grand père fut impatient de le voir. Le bruit des trompettes s'éleva du château, et toute l’armée s'ébranla. Le roi à la fortune victorieuse fit placer sur le dos de tous les éléphants des trônes de turquoises, et des couches d'or, couvertes de brocarts de la Chine et incrustées de pierres précieuses. On vit des drapeaux brillants de toute couleur, et le peuple était habillé de rouge, de jaune et de violet. Pendant ce temps l’armée arriva des côtes de la mer de Ghilan à Sari, se déroulant lentement comme un nuage noir, et se prépara pour aller à la rencontre du roi, avec des selles d'or et des ceintures d'or, avec des étriers d'argent et des boucliers d'or, avec des trésors, des éléphants et des joyaux. Quand Feridoun fut proche du roi et de son armée, il s'avança à pied sur la route, suivi des hommes du Ghilan, semblables à des lions, ornés de colliers d'or et de boucles de cheveux noirs comme le muse; après le roi venaient les Iraniens, tous braves comme des lions. Au-devant de l'armée marchaient des éléphants et des lions; après les éléphants furieux, les braves guerriers. L'armée de Minoutchehr se mit en rang aussitôt que parut le drapeau de Feridoun. Le jeune roi descendit de cheval, c'était un jeune arbre plein de fruits nouveaux. Il baisa la terre, et invoqua la grâce de Dieu sur le troue et la couronne, sur le diadème et le sceau du roi. Feridoun lui ordonna de monter à cheval, puis le baisa, et le prit par la main. Il monta sur son trône et envoya un messager à Sam, fils de Neriman, avec ordre de venir sur-le-champ; car Sam était venu de l’Hindoustan pour aider Minoutchehr dans cette guerre contre le pays des magiciens, et avait apporté de l’or et des présents, au delà de ce que le roi lui avait demande; il avait apporté tant de milliers de pièces d'or et de joyaux, qu'aucun calculateur ne pouvait les compter. Sam parut devant le roi de la terre, et salua le vieux et le jeune prince. Le roi du monde aperçut le Pehlewan, le fit asseoir devant lui à une place d'honneur, et lui dit : Je te confie mon petit-fils, car je suis un homme mourant, ô mon ami! Aide-le en toute chose, fais en sorte qu’il devienne vertueux par tes soins. Il prit la main du prince et la plaça dans celle du Pehlewan du monde, puis il tourna les yeux vers le ciel, en disant : O Dieu de la justice et de la vérité, tu as dit : Je suis Dieu, le dispensateur de la justice; je donne aide, dans le danger, à ceux qui ont souffert par l’iniquité. Tu m’as accordé justice et secours, tu m'as donné la couronne et la bague. Tu m'as accordé, o dieu, tout ce que désirait mon âme. Maintenant porte-moi dans un autre monde, car je ne désire pas que mon âme reste plus longtemps dans cette demeure étroite.
Schiroui, le chef de l'armée, arriva à la cour du roi avec les présents et en grande pompe, et Feridoun les distribua à l’armée deux jours avant la fin du mois de Mihr; puis il ordonna à Minoutchehr de s'asseoir sur le trône d'or couvert d'un diadème, lui plaça de ses propres mains la couronne sur la tête, lui donna beaucoup de conseils et lui déclara ses dernières volontés.
MORT DE FERIDOUN.
Ensuite la vie et la fortune abandonnèrent Feridoun, les feuilles de l'arbre des Keïanides se desséchèrent. Il préféra la solitude à la couronne et au trône, plaça devant lui les têtes de ses trois fils, et le vieux héros pleurait avec amertume et supportait la vie avec peine. Il se lamentait sas cesse dans sa douleur en parlant à son fils glorieux en ces termes : Mes jours sont passés ; ma vie s'est assombrie par l'œuvre de ces trois fils, qui faisaient les délices et les tourments de mon cœur, et qui ont péri misérablement devant moi par la vengeance, comme le désiraient mes ennemis. C'est ainsi que les mauvais penchants et les crimes attirent le malheur sur la jeunesse. Ils n’ont pas voulu obéir à mes ordres, et alors le monde est devenu noir pour ces trois enfants. Il resta ainsi, le cœur plein de sang, les deux joues baignées de larmes, jusqu'à ce que sa vie s'éteignît. Il mourut, mais son nom restera; et quoiqu'un si long temps ait passé sur lui, sa bonne renommée lui est demeurée tout entière, ô mon fils, car il a tiré profit du malheur.
Minoutchehr se mit sur la tête la couronne des Keïanides, et ceignit ses reins d'une ceinture couleur de sang. Il fit construire selon la coutume des rois un tombeau, partie en or rouge, partie en lapis-lazuli. On y plaça un trône d'ivoire, et au-dessus du trine on suspendit une couronne. Puis les grands allèrent prendre congé de Feridoun, comme l'exigent la coutume et la loi. Ensuite ils fermèrent sur le roi la porte du tombeau; cet homme d’une âme si noble sortit du monde accablé de tristesse. Minoutchehr resta sept jours plongé dans sa douleur, les yeux pleins de larmes et les joues pâles. Il resta une semaine dans son angoisse, et la ville et les bazars partageaient son deuil. Monde! tu n'es que tromperie et vent, le sage ne met pas en toi sa joie. Tu élèves les hommes avec douceur, les uns pour une courte, les autres pour une longue vie. Mais quand tu veux reprendre tes dons, qu'importe que ce soit un morceau de terre ou une perle? Et toi, que tu sois roi ou esclave, quand le monde a éteint le souffle de ta vie, toutes les peines et tous les plaisirs s'évanouissent pour toi comme un songe; ne nourris donc pas ton âme de l'espoir de vivre toujours. Heureux celui qui laisse une mémoire bénie, que ce soit un roi, que ce soit un esclave.
[1] Une glose ajoute : C’est une allusion à Mohammed Leschkeri.
[2] Le Serosch est, dans la mythologie persane, l’ange spécialement chargé de défendre les hommes contre les pièges des Divs. Il fait chaque nuit sept fois le tour de la terre pour veiller à la sécurité des serviteurs d’Ormuzd. Voyez l’Amschaspand-nameh.
[3] La tradition étrange à laquelle l’auteur fait allusion s’est conservée en détail dans une légende des Perses.
[4] Le mot Iblis dont Firdousi se sert dans le récit qui suit, au lieu du mot Ahriman, qu'il emploie habituellement, parait indiquer que cette tradition avait déjà passé par un intermédiaire musulman avant d’arriver jusqu'à lui.
[5] Dans l’Asie occidentale on attribuait à Nimrod l’introduction de l’habitude de se nourrir de la chair des animaux. Voyez Chron. Pasch. I, p. 61, éd. Dindorf. Ce n'est pas le seul trait de ressemblance qu'offrent les traditions sur Zohak et sur Nimrod.
[6] On possède sur le sort de Djemschid pendant cet intervalle, plusieurs traditions en partie romanesques, en partie légendaires.
[7] Les Persans ont voulu, selon leur coutume, rattacher à la famille de Kaïoumors la dynastie arabe représentée par Zohak dans la tradition épique. On trouve cette généalogie dans le Modjmel oul'Tewarikh, ms. de la Bibl. du roi, f. 18 v.
[8] Paleheng est un pilori portatif, qui ressemble à la cangue des Chinois.
[9] La terre était divisée, chez les Persans comme chez les Hindous, en sept parties, dont chacune correspondait à une planète.
[10] Litt.: jusqu’au dos du poisson qui soutient la terre. Voyez, pour l’explication de cette expression, le Pend-nameh préface de M. le baron Sylvestre de Sacy, p. XXIII, XXXV et suiv.
[11] Voici la généalogie par laquelle la tradition rattachait Feridoun à l’ancienne dynastie. On dit que son père Abtin, ou, selon d’autres, Atfial, était fils de Humaïoun et petit-fils de Djemschid. Sa mère, Firanek ou Ferirenk, était fille de Thehour, roi de l'île Besla, dans la mer de Madjin. Voyez le Modjmel-oul-Tewarikh, fol. 18 v.
[12] Feridoun était, selon la tradition, issu de la ligne aînée des anciens rois (v. p. 77) et avait comme tel des droits sur le trône de l’Iran, pendant que la ligne cadette possédait comme fief le Nimrouz (le royaume du midi), c'est-à-dire le Séistan. Ces généalogies sont sans doute fort arbitraires et confondent des dynasties tout à fait distinctes, mais elles sont indispensables pour l’intelligence du récit.
[13] Ce drapeau resta l’étendard de l’empire persan jusqu’à la chate de la dynastie des Sassanides. On avait été obligé de l’élargir peu à peu, pour pouvoir placer les joyaux que les rois voulurent y ajouter; de sorte qu’il avait atteint une dimension de vingt-deux pieds sur quinze, lorsqu’il tomba entre les mains des Arabes, à la bataille de Kadesia, l’an 15 de l’hégire. Le soldat qui l'avait pris reçut en échange l’armure du général persan Galenus et trente mille pièces d'or ; et le drapeau fut mis en morceaux et distribué à l’armée avec la masse commune du butin. Voyez Price, Muhamm Histoire, t. I, p. 116, et Haft Kolzoum, t. IV, p. 126.
VII.
MINOUTCHEHR
(Son règne dura 120 ans.)
Tous ayant passé une semaine dans le deuil et dans les lamentations, le roi Minoutchehr parut le huitième jour et plaça sur sa tête la couronne des Keïanides. Il ferma la porte de la magie par ses incantations ; deux fois soixante ans passèrent sur lui. Tous les Pehlewans de toutes tes parties de la terre vinrent lui rendre hommage ; et lorsqu'il mit sur sa tête le diadème de la royauté, il annonça au monde entier sa justice, sa piété, son humanité, sa bonté, sa pureté et son savoir. Il dit : Je suis assis sur le trône du ciel qui tourne; la colère et le combat, la justice et l'amour sont à moi. La terre est mon esclave, la voûte du ciel est mon aide, les têtes couronnées sont ma proie. J'ai la vraie croyance, la grâce de Dieu m'environne; c'est à moi de faire prospérer ce qui est bon, j'ai le pouvoir de faire le mal. C'est moi qui cherche la vengeance dans la nuit sombre; je suis comme le feu Berzin le dévouant. Je suis le maître du glaive et du soulier d'or, je porte haut l’étendard de Kaweh, je perce de ma lumière les brouillards, Je lève l’épée je n’épargne pas la vie dans le combat. Au temps des fêtes mes deux mains sont comme la mer; et quand je monte à cheval, s'élève le souffle du feu. J'empêcherai les méchants de faire le mal ; dans ma vengeance, je teindrai la terre en couleur de brocart, je pèse dans ma main la massue, je montre ma couronne, et, assis sur mon trône d'ivoire, j'illumine mes royaumes. Mais avec tout ce pouvoir je suis un esclave, je suis le serviteur du Créateur. Frappons tous, en pleurant, nos visages de nos mains, et que tous nos discours aient Dieu pour sujet. C'est lui qui m'a donné la couronne, le trône et l'armée ; c'est lui qui m'accorde sa grâce et qui est mon asile. Je suivrai la voie de Feridoun l'illustre, car mon grand-père était vieux, et je suis jeune. Quiconque dans les sept zones de la terre se détournera du vrai chemin et reniera la foi; quiconque traitera mal un pauvre ou fera souffrir un des siens, ou lèvera la tête avec arrogance à cause de ses trésors, ou affligera un malheureux, je les tiendrai tous pour des infidèles, pour plus mauvais qu'Ahriman le méchant. Quiconque professe la foi et ne la suit pas, sera maudit par Dieu et par moi, puis je porterai la main à l'épée, je dévasterai tous les pays dans ma colère.
Tous les grands de la terre chantèrent les louanges de Minoutchehr, disant : toi, qui veux le bien ! Ton glorieux grand-père t'a transmis les règles du trône et de la couronne. Puissent le trône des rois illustres et la couronne et la gloire des Mobeds te rester pour toujours! Tous nos cœurs sont soumis à tes ordres, et nos âmes sont liées envers toi par le serment de la fidélité. Sam, le Pehlewan du monde, se leva et dit au roi : O dispensateur de la justice impartiale ! les rois m'ont chargé d'avoir les yeux sur toi; mais c'est toi qui fais ce qui est juste, et c'est à moi d'y applaudir. La royauté de l'Iran est venue jusqu'à toi de père en fils, tu es l'élu des braves et des lions. Que Dieu veuille prendre sous sa garde ton corps et ton âme, que ton cœur soit joyeux, que la fortune veille sur toi ! Il y a longtemps que tu es l'objet de mes soins; et assis sur le trône des rois, tu es mon idole. Dans les combats tu es semblable à un lion, dans les fêtes tu es un soleil brillant. Que la terre et le temps soient la poussière de tes pieds, que le trône de turquoises soit ta place ! Puisque tu as purifié le monde avec ton épée indienne, assieds-toi en paix et cherche le plaisir. Dorénavant à nous sans cesse la guerre; à toi le trône, et la joie, et les fêtes. Mes pères étaient des Pehlewans; ils étaient l’asile des grands et des rois. Depuis Guerschasp jusqu'à Neriman l'illustre, ils ont commandé les armées et frappé de leurs épées. Je ferai le tour du monde, je partirai seul, et amènerai enchaînés quelques-uns de tes ennemis. C'est ton père qui m'a donné le rang de Pehlewan ; c'est ton amour et ton conseil qui ont donné de l’intelligence à mon esprit.
Minoutchehr le bénit et le combla de présents dignes d'un roi ; alors Sam s'éloigna du trône suivi des grands, il partit pour le lieu de sa résidence, et tint le monde dans le devoir et dans la vraie voie.
NAISSANCE DE ZAL.
Maintenant je vais raconter d'après des récits anciens une histoire étonnante. Écoute comment la fortune se joua de Sam, et prête-moi l'oreille, ô mon fils ! Il n'avait pas d'enfants, et son cœur souhaitait un objet qu'il pût aimer. Or il y avait dans l'appartement de ses femmes une beauté dont les joues étaient des feuilles de rose, dont les cheveux étaient du musc. Il espérait avoir un fils de cette belle, car elle avait un visage de soleil et était digne de porter fruit. Elle devint enceinte de Sam, fils de Neriman, et le lourd fardeau pesait à son corps. Après quelque temps elle mit au monde un enfant beau comme le soleil qui éclaire le monde. Son visage était beau comme le soleil, mais tous ses cheveux étaient blancs. La mère ayant mis au monde un tel enfant, on n'en parla pas à Sam pendant sept jours ; toute la maison des femmes du héros illustre était en pleurs devant ce petit enfant. Personne n’osait dire à Sam que sa belle épouse avait mis au monde un enfant vieillard. L'enfant avait une nourrice courageuse comme un lion, elle alla hardiment vers le héros, et arrivée devant lui, elle lui donna de bonnes nouvelles. Elle commença par appeler les bénédictions de Dieu sur Sam, disant : que les jours de Sam le héros soient heureux ! que le cœur de ses ennemis soit déchiré ! Dieu t'a donné ce que tu désirais, il a accompli le souhait qu'avait formé ton âme. Derrière les rideaux de ton palais, ô mon glorieux maître, est né de sa mère un enfant pur, un fils de Pehlewan, au cœur de lion, qui tout petit qu'il est paraît avoir un cœur plein de conrage. Son corps est d'argent pur, sa joue est comme le paradis; et tu ne verras sur son corps aucune partie difforme, si ce n'est ses cheveux qui par malheur sont blancs. Ainsi l'a voulu ta fortune, ô mon puissant maître. Il faut que tu sois content de ce que Dieu t'a donné : n'ouvre pas ton âme à l'ingratitude et ton cœur à la méchanceté.
Sam le cavalier descendit de son trône et alla vers l'appartement de ses femmes, dans le Noubar. Il y vit un enfant d'une rare beauté, mais avec une tête de vieillard, tel qu'il n'en avait jamais vu, ni connu par ouï-dire. Tous les poils de son corps étaient blancs comme la neige, mais son visage était vermeil et beau. Lorsque Sam vit son enfant aux cheveux blancs, il perdit tout à coup tout espoir dans ce monde. Il avait grandement peur qu'on ne rit de lui, et il quitta le chemin de la sagesse pour une autre voie. Il leva la tête droit vers le ciel, et demanda pardon de ses actions, disant : O toi, qui es au-dessus de toute injustice et de tout malheur ! ce que tu as ordonné est toujours une source de bonheur! Si j'ai commis une faute grave, si j'ai suivi la foi d'Ahriman, j'espère que touché de mon repentir le Créateur du monde m'accordera en secret sa grâce. Mon âme nombre se tourmentera de sa honte, et mon sang ardent bouillira dans mes veines, à cause de cet enfant qui ressemble à la race d'Ahriman, avec ses yeux noirs et ses cheveux semblables au lis. Quand les grands viendront et me questionneront sur son compte, que diront-ils de cet enfant de mauvais augure ? Quel dirai-je qu'est cet enfant de Div ? Dirai-je que c'est un léopard à deux couleurs, ou un Péri? Les grands de l’empire riront de moi en public et en secret à cause de cet enfant. Je quitterai de honte l'Iran, je donnerai ma malédiction à ce pays.
Il parla ainsi dans sa colère; son visage étincelait, il maudissait son sort; puis il ordonna qu'on enlevât l’enfant et qu'on le portât loin de ce pays. Or il y avait une montagne, appelée Alborz; elle était près du soleil et loin de la foule des hommes. C'est là qu'avait son nid le Simurgh; c'est dans ce lieu qu’il se tenait éloigné du monde. Ils exposèrent l’enfant sur la montagne et s'en retournèrent, et un long temps se passa.
L'enfant innocent du héros ne distinguait pas encore le blanc du noir ; son père avait brisé avec mépris l’amour et les liens qui devaient attacher à lui; mais son père l’ayant rejeté, Dieu en eut soin. Une lionne qui avait rassasié de lait son petit, dit à ce sujet : Quand je te donnerais le sang de mon cœur, je ne t'imposerais pas de reconnaissance; car tu m'es aussi cher que mes yeux et mon âme, et mon cœur se briserait si l’on t'arrachait à moi. L'enfant resta ainsi dans ce lieu un jour et une nuit sans abri; quelquefois il suçait son doigt, quelquefois il poussait des cris. Les petits du Simurgh ayant faim, le puissant oiseau s'éleva de son nid dans l'air; il vit un enfant qui avait besoin de lait et qui criait, il vit la terre qui ressemblait à la mer bouillonnante. Des épines formaient le berceau de l'enfant, sa nourrice était la terre, son corps était nu, sa bouche vide de lait. Autour de lui était le sol noir et brûlé, au-dessus le soleil qui était devenu ardent. Oh ! que son père et sa mère n'étaient-ils des tigres ! il aurait peut-être alors trouvé un abri contre le soleil.
Dieu donna à Simurgh un mouvement de pitié, de sorte que l'oiseau ne pensa pas à dévorer cet enfant. Il descendit des nues, le prit dans ses serres, et l'enleva de la pierre brûlante. Il le porta rapidement jusqu'au mont Alborz où était le nid de sa famille; il le porta à ses petits pour qu'ils le vissent, et pour que sa voix plaintive les empêchât de le dévorer; car Dieu lui accordait ses faveurs, parce qu'il était prédestiné à jouir de la vie. Le Simurgh et ses petits regardaient cet enfant dont le sang coulait par ses deux yeux. Ils l'environnèrent d'une tendresse merveilleuse, ils s’étonnèrent de la beauté de son visage. Le Simurgh choisit la venaison la plus tendre pour que son petit hôte qui n'avait pas de lait suçât du sang. C'est ainsi qu'un long temps se passa, pendant lequel l'enfant demeura caché en ce lieu. Lorsque l'enfant fut devenu grand, un longtemps passa encore sur cette montagne; il devint un homme semblable à un haut cyprès; sa poitrine était comme une colline d'argent, sa taille comme un roseau. Il se répandait à son égard des bruits dans le monde, car ni le bien ni le mal ne restent jamais cachés, et Sam, fils de Neriman, eut nouvelle de ce jeune homme si fortuné et si glorieux.
SAM VOIT SON FILS EN SONGE.
Une nuit Sam dormait, le cœur navré et fatigué des affaires de ce monde. Il vit en songe un homme qui venait sur un cheval arabe du côté de l'Hindoustan; c'était un cavalier fier et un parfait héros. Ce cavalier s'avança jusqu'à ce qu'il eût atteint Sam, et lui donna des nouvelles de son fils, de cette branche haute et fertile de lui-même. Sam, aussitôt qu'il fui réveillé, appela les Mobeds et leur parla longuement de cette affaire, et leur raconta le rêve qu'il avait eu, et en outre tout ce que les caravanes lui avaient rapporté. Que dires-vous de cette histoire, et votre esprit peut-il déterminer si cet enfant est encore en vie, ou s'il a péri par le froid du mois et de Mihr ou par la chaleur du mois de Temouz ? Tous, jeunes et vieux, ouvrirent la bouche, se tournant vers le héros, et dirent : Quiconque n'est pas reconnaissant envers Dieu, ne connaîtra jamais le bonheur. Les lions et les tigres qui n'ont pour demeure que les rochers et la poussière ; les poissons et les crocodiles qui vivant dans l'eau, tous élèvent leurs petits et font parvenir à Dieu leurs actions de grâce. Mais toi, tu violes la reconnaissance que tu dois à Dieu pour ses bienfaits, en abandonnant cet enfant innocent. Ses cheveux blancs jettent ton cœur dans l'angoisse, mais ils ne sont pas un déshonneur pour un corps brillant et pur. Ne dis pas qu'il ne vit plus. Prépare-toi et lève-toi pour le chercher! car un être sur lequel Dieu a jeté un regard, ne périra pas par le froid ni par la chaleur. Tourne-toi vers Dieu pour demander pardon, car c'est lui qui guide vers le bien et vers le mal.
Le Pehlewan devait donc s'acheminer le lendemain en toute hâte vers le mont Alborz, et lorsque la nuit fut devenue sombre, il voulut dormir, car il était impatient de partir, tant son cœur était soucieux. Il vit dans un nouveau rêve que sur une montagne de l’Hindoustan on élevait un drapeau de soie. Un beau jeune homme parut, suivi dune grande armée. A sa gauche se tenait un Mobed, à sa droite un sage de grand renom. Un de ces deux hommes s'avança vers Sam et lui parla avec sévérité : O homme impur et sans crainte de Dieu, as-tu donc dépouillé toute honte devant le maître du monde? Si un oiseau te convient pour nourrice de ton fils, a quoi te sert ta haute dignité? Si des cheveux blancs sont un crime dans un homme, ta barbe et ta tête sont blanches comme la feuille du tremble. Dieu t'as toujours comblé de ses grâces, mais tu perds ses dons par ton injustice. Abjure donc toute relation avec le Créateur, puisque ton corps prend chaque jour une couleur nouvelle. Tu as rejeté ton fils, mais il est devenu le pupille de Dieu, qui a plus de tendresse pour lui qu'une nourrice, pendant que tu es dénué de toute miséricorde. Sam poussa un cri, dans son sommeil, comme un lion furieux qui tombe dans un filet. Ce rêve lui fit craindre que le sort ne lui réservât une leçon de malheur.
Aussitôt qu'il fut réveillé, il appela auprès de lui les sages, rangea les chefs de son armée et se mit marche en toute hâte vers les montagnes pour clamer celui qu'il avait rejeté. Il vit un rocher qui s'élevait jusqu'aux Pléiades, et qui semblait vouloir arracher les étoiles. Sur le rocher s'élevait un nid immense que la mauvaise influence de Saturne ne pourra jamais atteindre; des troncs d'ébène et de sandal y étaient fixés, et des branches d'aloès y étaient entrelacées. Sam regarda ce rocher et la puissance du Simurgh et la hauteur de son nid. C'était un palais dont le faîte montait jusqu'aux étoiles, et qui n'était construit ni à l'aide d'une scie, ni en pierre, ni en terre. Il y vit un jeune homme de haute taille qui lui ressemblait, et qui faisait le tour du nid. Frappant la terre de son front, il adressa des louanges au Créateur pour avoir créé sur cette montagne un tel oiseau, et formé un rocher dont la tête s'élevait jusqu'aux Pléiades. Il reconnut que Dieu était le distributeur de la justice, le tout-puissant, le sublime au-dessus de toute chose sublime. Il cherchait un chemin pour monter, il cherchait quelle était la voie que suivaient les animaux sauvages pour gravir cette haute montagne autour de laquelle il tournait, en implorant Dieu, sans trouver d'accès. Il dit : O toi, qui es plus élevé que les plus hauts lieux, plus élevé que l'arc brillant du ciel, plus élevé que le soleil et la lune! Je baisse la tâte en implorant ton pardon, mon âme se prosterne en crainte devant toi; si cet enfant est issu de ma race pure et n'est pas de la race d'Ahriman le mauvais, aide ton esclave à monter ici, sois miséricordieux envers ce pécheur.
Lorsqu'il eut ainsi soumis à Dieu les secrets de son âme, sa prière fut exaucée sur-le-champ. Le Simurgh regarda du haut de la montagne, et apercevant Sam et son cortège, il sut que c'était pour l'enfant que le roi venait, et que ce n'était pas par amour pour le Simurgh qu'il s'était mis en peine. Alors il parla ainsi au fils de Sam : O toi, qui as partagé la misère de ce nid et de ce gîte, je t'ai élevé comme une nourrice, je suis pour toi comme une mère, et je suis une source de bonheur pour toi. Je t'ai donné le nom de Destan-i-zend, car ton père a usé envers toi de fraude et de ruse; et quand tu seras rentré chez toi, demande que le brave qui te guidera t'appelle ainsi. Ton père est Sam, le héros, le Pehlewan du monde, le plus éminent d'entre les grands. Il est venu près de ce rocher pour chercher son fils, et la splendeur t'attend auprès de lui. Il faut maintenant que je te rende à ton père, que je te porte devant lui sain et sauf. Le jeune homme entendit ces paroles du Simurgh, et ses yeux se remplirent de larmes et son cœur de tristesse. Il n'avait jamais vu d'hommes, mais il avait appris du Simurgh à parler et à répondre. Quand il parlait, c'était comme un écho du Simurgh ; il avait beaucoup d'intelligence et la sagesse d'un vieillard. Sa parole, son esprit et son jugement étaient droits ; c'était à Dieu seul qu'il demandait la force du corps. Écoute ce qu'il répond au Simurgh : Tu es donc fatigué de ma compagnie; ton nid est pour moi un trône brillant, tes deux ailes sont pour moi un diadème glorieux. Après le Créateur, c’est toi à qui je dois le plus de reconnaissance, car tu as adouci mon sort malheureux ! Le Simurgh lui répondit : Quand tu auras vu un trône et une couronne, et la pompe du diadème des Keïanides, peut-être qu’alors ce nid ne te conviendra plus ; essaye le monde. Ce n'est pas par inimitié que je t’éloigne, c'est sur un trône que je te porte. J'aurais désiré que tu restasses ici, mais l'autre destinée vaut mieux pour toi. Emporte une de mes plumes pour rester sous l’ombre de ma puissance et si jamais on te met en danger, si l’on élève un cri contre tes actions, bonnes ou mauvaises, jette cette plume dans le feu, et de suite tu verras ma puissance; car je t'ai élevé sous mes ailes, je t'ai laissé grandir avec mes petits. Je viendrai aussitôt comme un noir nuage pour te porter sain et sauf dans ce lieu. Ne laisse pas s'effacer de ton cœur ton amour envers ta nourrice, car mon âme te porte un amour qui me brise le cœur. Il le consola ainsi et le souleva, il l'éleva dans les airs en tournant, et le porta en volant devant son père. Les cheveux de Destan lui tombaient jusqu'au-dessous de la poitrine ; son corps était comme celui d'un éléphant, ses joues comme une peinture. Lorsque son père le vit, il poussa un soupir douloureux ; il baissa aussitôt la tête devant le Simurgh et le couvrit de ses bénédictions. O roi des oiseaux, le Créateur l'a donné de la force, de la puissance et de la vertu, parce que tu es le sauveur des malheureux, parce que, en fait de bonté, tu es supérieur à tous les juges. Les méchants sont toujours confondus par toi ! puisses-tu rester puissant à jamais ! Le Simurgh retourna sur-le-champ à la montagne, et Sam et son cortège tenaient les yeux fixés sur lui ; puis Sam regarda son fils de la tête aux pieds, et reconnut qu'il était digne du trône et de la couronne. Destan avait la poitrine et le bras d'un lion et un visage de soleil, un cœur de héros et une main avide de tenir une épée. Ses cils étaient noirs, ses yeux couleur de bitume, ses lèvres comme le corail, ses joues comme le sang. Il n'avait aucun défaut, excepté ses cheveux; on ne pouvait découvrir en lui une autre tache. Le cœur de Sam devint comme le paradis sublime, et il bénit son enfant innocent : O mon fils, dit-il, adoucis ton cœur envers moi, oublie ce qui s'est passé et accorde-moi ton amour. Je suis le dernier des esclaves adorateurs de Dieu, et puisque je t'ai retrouvé, je promets devant Dieu le tout-puissant que jamais mon cœur ne sera plus dur pour toi. Je chercherai à faire tout ce que tu souhaiteras en bien ou en mal, et dorénavant tout ce que tu désireras sera un devoir pour moi. Il l'habilla d'une tunique digne du Pehlewan et quitta la montagne; il descendit de la montagne, et demanda un cheval pour son fils et une robe dont un roi pût se vêtir; puis il lui donna le nom de Zal-zer, comme le Simurgh lui avait donné celui de Destan. Toute l’armée s'assembla devant Sam, le cœur ouvert et en joie; des timbaliers assis sur des éléphants les précédaient, et la poussière s'élevait comme une montagne bleue. Les tambours battaient, et les timbales d'airain, les sonnettes d'or et les clochettes indiennes résonnaient. Tous les cavaliers poussèrent des cris et achevèrent leur route pleins d'allégresse ; ils arrivèrent ainsi joyeusement dans la ville et s'y arrêtèrent avec les Pehlewans.
MINOUTCHEHR APPREND L'HISTOIRE DE SAM ET DE ZAL-ZER.
Minoutchehr reçut du Zaboulistan la nouvelle que Sam était revenu de la montagne en grande pompe. Il s'en réjouit et en adressa des actions de grâces au Créateur du monde. Il avait deux fils excellents, braves, prudents, pleins de dignité et de foi; l'un s'appelait Newder, l'autre Zarasp; ils ressemblaient dans la lice à l'ange du feu. Il ordonna à Newder le renommé d'aller en toute hâte auprès de Sam le guerrier, de voir Destan, fils de Sam, qui avait été élevé dans un nid, de lui porter les félicitations du roi sur le bonheur qui lui était arrivé, et de lui ordonner de se rendre auprès du roi, pour lui raconter ces événements heureux, ajoutant que Sam et Zal s'en retourneraient ensuite dans le Zaboulistan, pour y servir le roi loyalement. Lorsque Newder fut arrivé auprès de Sam, fils de Neriman, il y vit un nouveau Pehlewan plein de jeunesse ; Sam le brave descendit de cheval, et ils s'embrassèrent. Sam demanda des nouvelles du roi et des grands, et Newder lui répéta ce qu'ils l'avaient chargé de dire. Sam le vaillant écouta le message du puissant roi et baisa la terre. Il se mit en route en toute hâte vers la cour, comme le prince lui avait ordonné ; il fit monter Zal-zer sur un éléphant mâle et remmena avec lui à la cour. Lorsqu'il fut près de la ville du roi, Minoutchehr alla au-devant de lui avec un grand cortège, et Sam, en voyant l'étendard du roi, descendit de cheval et s'avança à pied; il baisa la terre et souhaita au roi un bonheur et un contentement sans fin. Minoutchehr ordonna à ce serviteur de Dieu au cœur pur de remonter à cheval, et tous, roi et princes, se dirigèrent vers le trône et le palais. Minoutchehr monta joyeusement sur son trône et mit sur sa tête la couronne des Keïanides, ayant d'un côté Karen et de l'autre Sam, et ils s'assirent dans la joie et dans l’allégresse ; puis le maître des cérémonies amena solennellement devant le roi Zal vêtu avec magnificence, tenant une massue d'or et couvert d'un casque d'or. Le roi fut étonné à son aspect, car on eût dit que Zal donnait du repos et de l'amour aux âmes par sa haute stature et son beau visage. Puis le roi dit à Sam : Prends soin de lui par égard pour moi ; ne l'afflige pas par un regard de colère ; ne cherche ton bonheur qu'en lui ; car il a la majesté d'un roi, les bras d'un lion, le cœur d'un sage et la prudence d'un vieillard ; enseigne-lui l’art et les armes de la guerre, et les plaisirs et les coutumes du banquet, car il n'a vu que l'oiseau du rocher et son nid : comment pourrait-il connaître toutes nos coutumes ?
Ensuite Sam raconta tout ce qui regardait le Simurgh et son haut rocher, et pourquoi son fils illustre n'avait pas trouvé grâce devant lui et comment Zal avait été couché, nourri et caché dans le nid. Il dévoila le secret de l'exposition de l'enfant et comment le ciel avait passé sur sa tête, A la fin le monde se remplit pendant plusieurs années de récits concernant le Simurgh et Zal. J'allai par l'ordre de Dieu sur le mont Alborz dans ces lieux, escarpés ; je vis un rocher dont la cime s'élevait au-dessus des nuages; il semblait que c'était une coupole de pierre assise sur une mer Ce rocher était surmonté d'un nid semblable à un grand palais, et de tous côtés le chemin en était fermé pour tout ce qui pouvait nuire. Dans ce nid étaient les petits du Simurgh et Zal ; on aurait dit qu'ils étaient de la même espèce. L'haleine de Zal avait pour moi un parfum d'amour, et son souvenir portait la félicité dans mon cœur. Mais il n'y avait, d'aucun côté, de chemin pour monter au nid, et je faisais sans cesse le tour du rocher. Le désir de ravoir mon enfant perdu s'accrut en moi ; et mon âme se consumait dans sa douleur ; je m'adressai en secret au saint maître du monde disant : O toi, qui secours toute créature et qui te suffis à toi-même, ton pouvoir s'étend partout, et le ciel ne tourne que par tes ordres; je suis ton esclave; mon cœur est plein de fautes devant le maître du soleil et de la lune; je n'ai d'espoir qu'en ton indulgence; je ne peux être secouru que par toi. Amène-moi cet enfant, ton esclave, qui a été élevé par un oiseau, qui a grandi dans la misère et dans la détresse ; au lieu d’une robe de soie, il a une peau pour se couvrir; il suce de la viande, au lieu d'un sein plein de lait; amène-le moi, ouvre-moi un chemin vers lui, et abrège toutes ces douleurs. Ne brûle pas mon âme à cause de mon manque d'amour pour mon fils, rends-le-moi, et fais renaître la joie dans mon cœur. A peine avais-je prononcé ces mots que, par ordre de Dieu, ma prière fut exaucée. Le Simurgh battit des ailes et s'éleva dans les nuages, tournant au-dessus de ma tête coupable. Il descendit du rocher comme un nuage du printemps, en tenant embrassé le corps de Zal. Il remplit le monde d'une odeur de musc; mes deux yeux et mes deux lèvres se desséchèrent, et mon esprit ne pouvait trouver son assiette dans ma tête, tant j'avais peur du Simurgh et envie d'avoir mon enfant. Le Simurgh rapporta devant moi comme une nourrice pleine de tendresse. Ma langue se répandit en louanges sur le Simurgh et versa sur lui des actions de grâces merveille ! mon enfant resta avec moi, et le Simurgh retourna sur le rocher. Il ne faut jamais s'écarter des ordres de Dieu. J'ai amené Zal auprès du roi de la terre; j'ai raconté tout mon secret.
RETOUR DE ZAL DANS LE ZABOULISTAN.
Puis le roi ordonna aux Mobeds, aux astrologues et aux sages de rechercher l'astre de Zal et la fortune que cet horoscope présageait au prince, d'annoncer tout ce qui arriverait quand il serait devenu grand, et de révéler tout ce qui le regardait. Les astrologues et les Mobeds tirèrent l'un après l'autre l'horoscope de Zal et répondirent : O roi, maître du diadème! puisse ton bonheur être aussi durable que le temps ? Zal sera un héros de grand renom, fier, prudent, brave et bon cavalier. Le roi fut réjoui de ces paroles, et le cœur du Pehlewan fut délivré de son anxiété. Le roi de la terre choisit pour Sam de si beaux présents, que tout le monde célébrait ses louanges : c'étaient des chevaux arabes avec des housses d'or, des épées indiennes dans des fourreaux d'or, des brocarts, des étoffes de castor, des rubis et de l'or, des tapis en grand nombre, des pages de Roum habillés de brocart de Roum, dont le fond était d'or et toutes les figures de pierreries ; des plateaux ornés d'émeraudes, des coupes d'or rouge et d'argent blanc or nées de turquoises que les esclaves apportèrent devant lui remplies de musc, de camphre et de safran ; c'étaient des cuirasses, des casques et des caparaçons pour les chevaux, des lances, des massues, des arcs et des flèches ; c'étaient enfin un trône orné de turquoises, une couronne d'or, un sceau de rubis et une ceinture d'or. Ensuite Minoutchehr lui donna l’investiture par un écrit rempli de louanges qui en faisaient un paradis. Selon la coutume on investit Sam, par un écrit valable, de tout le Kaboul, du pays de Dambar et de Maï, de l’Inde, enfin de tous les pays qui s’étendent depuis la mer de la Chine jusqu'à celle de Sind, depuis le Zaboulistan jusqu’à la mer de Bust.
Cet écrit et les présents étant préparés, on fit amener le cheval du Pehlewan du monde. Alors Sam se leva et dit : O toi, l’élu de Dieu, le plus grand des hommes en justice et en droiture, embrasse tout dans ta pensée, depuis le poisson qui soutient la terre, jusqu’à la sphère de la lune ; jamais un roi pareil à toi en amour, en bonté, en prudence et en raison, n’a mis la couronne sur sa tête. Le siècle est dans l'allégresse à cause de toi, tous les trésors du monde sont vils à tes yeux ; puisse ne jamais arriver le temps où il ne resterait de toi que ton nom comme souvenir ! Puis il s'approcha et baisa le trône. On lia les timbales sur le dos des éléphants ; et le cortège se dirigea vers le Zaboulistan ; toutes les villes et les villages accoururent pour le voir. Lorsque Sam s'approchait de Nimrouz, on y apprît que le héros, la lumière du monde, arrivait avec des présents et une couronne d'or, avec l’investiture royale et la ceinture d'or. On orna le Séistan comme un paradis ; toute la terre y était de musc, toutes les briques d'or. On mêla beaucoup de musc et de pièces d'or, on versa beaucoup de safran et de pièces d'argent. Il y eut une joie immense dans le monde entier, parmi les grands et les petits; et partout où il se trouva un homme puissant et renommé, il se dirigea vers Sam, souhaitant que cet enfant portât bonheur à l'illustre Pehlewan au cœur jeune. Ayant rendu hommage à Sam, ils versèrent des joyaux sur Zal-zer; puis Sam fit à ceux qui en étaient dignes, qui étaient sages et puissants, des présents selon leur rang, et chacun désirait atteindre un rang plus élevé.
SAM CONFIE SON ROYAUME À ZAL.
Ensuite Sam enseigna à son fils les vertus des rois, il appela de tous les pays ceux qui avaient de l'expérience, et prononça devant eux des paroles convenables. Il parla ainsi aux sages de renom : O Mobeds au cœur pur, à l’esprit prudent ! le roi dans sa sagesse m'a ordonné de me mettre en route avec l'armée; je marcherai contre le pays des Kerguesars et contre le Mazenderan avec des troupes nombreuses. Mais je vous laisserai mon fils qui m'est cher comme mon âme et comme le sang de mon cœur. J'ai commis, au temps de la jeunesse et de l’arrogance, une injustice cruelle. Dieu m'avait donné un fils ; je l’abandonnai, dans mon ignorance je méconnus son prix. Le noble Simurgh l’a recueilli, et Dieu ne l’a pas laissé périr comme une chose vile. Je l’ai méprisé, un oiseau l’a respecté et l’a élevé jusqu'à ce qu’il fût comme un cyprès élancé ; et lorsque le temps de me pardonner est arrivé, Dieu le maître du monde me l’a rendu. Sachez qu'il est un souvenir que je vous laisse et qu'il est mon gage auprès de nous. Je vous charge de lui enseigner ce qui est bon, et de faire briller son âme de toutes les vertus. Respectez-le, donnez-lui vos conseils, et les manières et la conduite d'un roi, car je pars avec les chefs de l’armée, selon les ordres du roi pour aller combattre les ennemis. Puis Sam tourna ses regards vers Zal et lui dit : Sois juste et généreux, et cherche la tranquillité. Sache que le Zaboulistan est ton domaine et que le monde entier est à tes ordres. Embellis ton palais et ton héritage, rends heureux le cœur de tes amis. La clef de la porte des trésors est de nant toi, et mon âme sera heureuse ou triste selon que tu seras heureux ou malheureux. Fais tout ce que ton cœur joyeux désirera, que ce soit une fête ou un combat.
Le jeune Zal répondit à Sam : Comment pourrai-je vivre pendant ton absence? S'il y a quelqu'un que sa mère ait mis au monde innocent, c'est moi, et pourtant je pourrais me plaindre avec justice. Ne m'éloigne pas de toi encore plus que tu ne l’as déjà fait, car le jour de la concorde est venu. Il fut un temps où je rampais à terre, sous les serres de l'oiseau, où je suçais du sang, où ma demeure était un nid, où un oiseau était mon protecteur, où j'étais compté parmi les oiseaux. Maintenant je suis loin de mon père nourricier; c'est ainsi que le sort règle mes destinées ; il ne me revient de la rose que les épines : mais il n'y a pas à lutter contre le maître du monde. Sam lui répondit : Il est juste que tu soulages ton cœur ; achève de dire tout ce que tu as envie de dire. Les astrologues et ceux qui connaissent la marche des astres ont prédit, dans un horoscope de bon augure, que toujours tu auras un lieu de repos, toujours une armée, toujours une couronne. Ce que les sphères du ciel ont prédit est immuable, et tu es destiné à répandre l'amour autour de toi. Réunis maintenant autour de toi une assemblée de guerriers et de sages; apprends el prête l'oreille à chaque enseignement, car chaque connaissance te donnera un plaisir ; ne cesse de jouir et de donner; efforce-toi toujours d'apprendre et de rendre justice.
Ainsi parla Sam, el les timbales commencèrent à résonner; la terre devint couleur de fer, le ciel couleur d'ébène. Les clochettes et les trompettes indiennes sonnèrent dans la cour des tentes du roi, et Sam par lit pour la guerre avec une armée en bon ordre et avide de combats. Zal l’accompagna dans sa marche pendant deux jours jusqu'au lieu où l'armée allait passer les crêtes des montagnes ; alors son père le serra dans ses bras et poussa de grands cris de douleur. Les yeux de Zal se remplirent de larmes de sang et ses joues furent inondées par le sang de son cœur. Sam lui ordonna de s'en retourner et de prendre joyeusement possession du trône et de la couronne, et Destan fils de Sam s'en retourna, pensant comment il pourrait jouir de la vie sans son père. Il monta sur le glorieux trône d'ivoire et plaça sur sa tête la couronne brillante ; il prit les bracelets et la massue à tête de bœuf, la chaîne d'or et la ceinture d'or. Il appela les Mobeds de chaque province, et se mit à s'enquérir de tout et à converser sur toute chose. Les astrologues et les prêtres de la foi, les braves cavaliers et les guerriers étaient auprès de lui jour et nuit, discutant les grandes et les petites choses. Il arriva de cette manière que Zal devint si instruit, que tu aurais dit que c'était un astre, tant il brillait; il parvint à un tel degré de sagesse et de savoir, qu'il ne vit pas son semblable dans le monde, et il fit prospérer l'empire de telle sorte que les grands ne cessèrent de parler de lui. Sa beauté étonnait les hommes et les femmes, et dès qu'il jetait un regard, ils se rassemblaient autour de lui, et tous, qu'ils fussent près ou loin, croyaient voir des cheveux noirs, quoiqu'il les eût blancs.
ZAL VA VISITER MIHRAB, ROI DE KABOUL.
Il arriva un jour que Zal résolut de faire un tour dans l'empire ; il se mit en route avec ses amis fidèles, qui étaient unis avec lui de foi et de volonté. Il se dirigea vers l’Hindoustan, vers Kaboul, Dambar, Murgh et Maï ; à chaque endroit il fit placer un trône, demandant du vin, de la musique et des chansons, ouvrant la porte de son trésor, bannissant les soucis comme il convient de faire dans ce monde fugitif. Il alla du Zaboulistan au Kaboul avec pompe et le cœur plein de joie et de plaisir. Or il y avait un roi, nommé Mihrab, homme altier, riche et généreux. Sa taille était haute comme un noble cyprès, ses joues étaient comme le printemps, sa marche était gracieuse comme celle du faisan. Il avait l’esprit d'un homme prudent, la volonté d'un homme puissant, les épaules d’un homme de guerre et la sagesse d’un Mobed. Il était de la famille de Zohak l’Arabe, et tout le pays de Kaboul lui appartenait. Il payait chaque année tribut à Sam, car il ne pouvait pas lutter contre lui. Lorsqu'il eut nouvelle de Destan fils de Sam, il quitta Kaboul de grand matin avec des trésors et des chevaux parés, avec des esclaves et des présents de toute espèce, de l’or et des rubis, du musc et de l’ambre, des brocarts d'or et des étoffes de castor et de soie, avec une couronne ornée de pierres précieuses dignes d'un roi, et un collier d'or incrusté de chrysolithes. Il emmena avec lui tous les chefs de l’armée de Kaboul ; et lorsque Destan fils de Sam eut nouvelle qu’un roi venait à sa rencontre avec pompe et entoure de ses grands, il fut au-devant de lui, lui adressa des paroles flatteuses et le reçut avec honneur selon les coutumes. Ils revinrent ensemble s'asseoir sur le trône de turquoises, ils ouvrirent leur cœur et firent apprêter un festin. On dressa une table digne du Pehlewan, les nobles seigneurs s’y assirent, et les échansons apportèrent du vin et des coupes. Le fils de Sam observa Mihrab dont l’aspect lui plut et son cœur s’attacha ardemment à lui. La sagesse et la prudence de Mihrab firent dire à Zal : Le nom de sa mère ne mourra pas ! Mihrab se leva pour quitter le palais ; Zal regardait ses épaules et ses bras, et il dit aux grands de sa cour : Qui relève sa robe dans sa ceinture plus gracieusement que lui? Personne n'a un visage ni une taille comme la sienne, personne ne peut lui disputer la balle. Un homme illustre parmi les grands dit alors au Pehlewan du monde : Mihrab tient derrière le voile une fille dont le visage est plus beau que le soleil. Elle est de la tête aux pieds comme de l'ivoire, ses joues sont comme le paradis, sa taille est comme un platane. Sur son cou d'argent tombent deux boucles musquées, dont les bouts sont courbes comme des anneaux de pied. Sa bouche est comme la fleur du grenadier, ses lèvres sont comme des cerises, et de son buste d'argent s'élèvent deux pommes de grenade. Ses deux yeux sont comme deux narcisses dans un jardin, ses cils ont emprunté leur couleur de l’aile du corbeau, ses deux sourcils sont comme un arc de Tharaz, couvert d’une écorce colorée délicatement par le musc. Si tu vois la lune, c’est son visage; si tu sens le musc, c’est le parfum de ses cheveux. C'est un paradis orné de toutes parts, rempli de grâces, d’agréments et de charmes. Ce discours fit bondir le cœur de Zal, et le repos et la prudence l’abandonnèrent. Quand l’homme a une fois quitté le chemin du bien, comment y reviendrait-il de sa nouvelle voie ?
La nuit vint, mais Zal restait assis pensif et triste, tant était grand son souci pour une femme qu’il n’avait jamais vue. Lorsque le soleil darda ses rayons au-dessus des montagnes et que le monde parut comme un cristal transparent, Destan fils de Sam ouvrit les portes de sa cour, et les grands vinrent avec leurs épées au fourreau d’or, ils se rangèrent dans la cour du Pehlewan, et pendant que les nobles cherchaient la place que leur donnait leur rang, Mihrab le roi de Kaboul se dirigea vers la tente de Zal, maître du Zaboulistan, et aussitôt qu'il fut près de la cour, on entendit de la porte l’ordre de lui ouvrir le passage. Le héros, semblable à un arbre chargé de fruits nouveaux, s'avança vers Zal dont le cœur se réjouit ; Zal le salua et lui assigna la première place dans l'assemblée, puis il lui dit : Demande ce que lu désires, que ce soit mon trône ou mon sceau, mon épée ou ma couronne. Mihrab lui répondit : O toi qui portes haut la tête, roi victorieux, à qui tous obéissent ! je n'ai qu'un seul désir dans ce monde, et son accomplissement ne te sera pas difficile; c'est que tu visites joyeusement ma maison, alors tu auras rendu mon âme brillante comme le soleil. Zal lui répondit: C'est une chose impossible, ma place n'est pas dans ton palais; ni Sam ni le roi ne seraient contents, s'ils entendaient dire que nous buvons du vin, que nous nous enivrons, et que je suis entré dans la maison d'un adorateur des idoles. Excepté cela, je t'accorderai tout ce que tu demanderas, et te voir sera toujours un plaisir pour moi. Mihrab l'entendit et prononça des bénédictions sur lui, tandis qu'en lui-même il donnait à Zal le nom de mécréant, puis il s'éloigna du trône d'un pas fier, en offrant au roi des vœux pour son bonheur.
Destan fils de Sam le regarda pendant qu'il se retirait, et se répandit en louanges sur lui comme il le méritait. Personne n'avait voulu accorder un regard à Mihrab, tous le traitaient comme un adorateur des Divs, et leur langue s'était refusée à le louer parce qu'il ne suivait pas la même loi et la même voie. Mais lorsqu'ils virent que le héros à l'âme brillante était si chaud dans ses éloges, les grands et les hommes illustres dans le monde se mirent tous à louer sa stature, sa bonne mine, sa modestie, sa dignité et ses belles manières. Le cœur de Zal s’abandonna de nouveau à sa passion, la raison le quitta et l’amour régna sur lui. Le chef des Arabes et le plus droit des hommes a dit une parole qui peut s'appliquer ici : Aussi longtemps que je vivrai, mon cheval sera mon compagnon, et la voûte du ciel qui tourne sera mon abri. Il ne me faut pas de fiancée, car je deviendrais efféminé et méprisable aux yeux des hommes de sens. Ces pensées attristèrent le cœur de Zal, il n'en put délivrer son esprit. Son cœur était enlacé par ce qu'il avait entendu, mais il craignait que sa gloire n'en fût ternie. Ainsi tourna le ciel pendant quelque temps au-dessus de lui pendant que son cœur était absorbé par l’amour.
ROUDABEH TIENT CONSEIL AVEC SES ESCLAVES,
Il arriva qu'un jour Mihrab se leva de grand matin et sortit de son palais. Il alla vers le palais de ses femmes et y vit dans la salle deux soleils : l'un était Roudabeh au beau visage, l'autre Sindokht pleine de prudence et de tendresse. Le palais ressemblait à un jardin du printemps par ses couleurs, ses parfums et ses peintures de toute espèce. Mihrab s'arrêta devant Roudabeh, étonné de sa beauté, et appela sur elle la grâce de Dieu. Il vit devant lui un cyprès surmonté d'une lune, portant sur sa tête un diadème d'ambre, paré de brocarts et de joyaux, et beau comme un paradis. Sindokht ouvrant ses lèvres et montrant ses dents de perles, demanda à Mihrab : Comment le portes-tu aujourd'hui ? Puisse la main du malheur être impuissante contre toi ! Quel homme est ce fils de Sam à la tête de vieillard ? Est-ce du trône ou du nid qu'il se souvient ? Se comporte-t-il comme un homme? suit-il les traces des braves ? Mihrab lui répondit : O cyprès au sein argenté, au visage de lune ! personne dans le monde, parmi les héros pleins de bravoure, n'ose suivre les traces de Zal. Jamais on n’a vu dans un palais la peinture d'un homme ayant des bras, maniant les rênes, et se tenant à cheval comme lui. Il a le cœur d'un lion et la force d'un éléphant; ses deux mains sont comme les flots du Nil; assis sur le trône, il verse de l'or; engagé dans le combat, il fait voler des têtes. Ses joues sont rouges comme les fleurs de l'arghawan ; il est jeune d'années et vigilant, et son étoile est jeune. Dans le combat, c'est un crocodile malfaisant; à cheval, c'est un dragon aux griffes aiguës. Il marque la terre de sang dans sa haine, il brandit le poignard brillant ; son seul défaut et que ses cheveux sont blancs, et cependant les malveillants n'osent lui faire aucun reproche. La blancheur de ses cheveux lui sied, ou dirait qu'elle ensorcelle les cœurs. Roudabeh entendit ces paroles, ses yeux brillèrent, sa figure devint rouge comme la fleur du grenadier, son cœur se remplit de feu par amour pour Zal, elle n'avait plus ni faim, ni repos, ni patience; et la passion ayant pris la place de la raison, elle changea entièrement ses manières et sa conduite. Quelle bonne parole que celle du sage : Ne parle pas d'hommes devant les femmes, car le cœur de la femme est la demeure du Div, et ces discours font naître en elle des ruses, Roudabeh avait cinq esclaves turques qui la servaient et qui l’aimaient. Elle dit à ces esclaves intelligentes : Je vais vous dévoiler ce qui est caché; vous toutes êtes les confidentes de mes secrets, vous me servez et vous me consolez dans mes soucis. Sachez donc toutes les cinq, et faites attention (puisse le bonheur accompagner toutes vos années !) sachez que je suis folle, d’amour comme la mer en fureur qui jette ses vagues vers le ciel. Mon cœur est rempli d'amour pour Zal, et dans le sommeil même je ne peux cesser de penser à lui. Mon cœur, mon âme et mon esprit sont remplis d'amour pour lui, jour et nuit je ne pense qu’a son visage. Maintenant il faut que nous trouvions un moyen de délivrer mon âme et mon cœur de cette peine. Personne ne sait mon secret que vous, car vous êtes pleines d'amour pour moi et pleines d'adresse.
Les esclaves furent consternées de ce qu'une mauvaise action pouvait venir de la fille des rois. Toutes se hâtèrent de lui répondre en sautant comme des Ahrimans: O toi, la couronne des maîtresses du monde, et des fières filles des grands, toi qui es célébrée depuis l'Hindoustan jusqu’a la Chine, qui brilles au milieu de l’appartement des femmes comme une bague, précieuse; toi dont aucun cyprès du jardin n'égale la taille, dont les joues éclipsent l’éclat des pléiades, dont on envoie le portrait à Kanoudj et à Maï, et jusqu'au roi de l’Occident: tu n’as donc aucune pudeur dans tes yeux, aucun respect pour ton père? Tu veux presser contre ton sein celui que ton père a rejeté de ses bras, lui qui fut élevé sur la montagne par un oiseau, qui est marqué d’un sceau de réprobation parmi tous les hommes ! Jamais mère n’avait mis au monde un enfant vieillard, et jamais il ne peut venir de lui un enfant digne de naître. On s'étonnera de te voir, avec deux lèvres de corail et des cheveux de musc, rechercher un vieillard. Tous les hommes sont pleins d'amour pour toi, et l'image de tes traits se trouve dans tous les palais. Avec ce visage, cette taille et ces cheveux, le soleil devrait descendre du quatrième ciel pour devenir ton époux. Roudabeh entendit ces paroles, et son cœur s'en irrita comme le feu s'irrite par le vent; elle poussa un cri de colère contre ses esclaves, sa figure brilla, ses yeux se troublèrent. Les yeux et le visage enflammés de fureur, les sourcils froncés par la colère, elle dit: Votre résistance est vaine; vos paroles ne valent pas la peine d'être écoutées. Mon cœur s'est égaré sur une étoile; comment pourrait-il se plaire avec la lune? Celui à qui convient la poussière ne regarde pas la rose, quoique la rose soit plus prisée que la poussière; et quiconque trouve pour son cœur un remède dans le vinaigre, ne trouverait dans, le miel qu'une augmentation de douleur. Je ne veux pas du Kaisar, ni du Faghfour de la Chine, ni d'un prince du pays d'Iran : mais Zal, le fils de Sam, est mon égal en stature; il a des épaules, des bras et des mains de lion. Qu'on l'appelle vieux ou jeune, c'est en lui que se repose mon âme et mon cœur; personne autre n'aura de place dans mon âme; ne me parlez jamais que de lui. Sans que je l'aie vu, son amour m'a blessé le cœur. C'est l'ami que j'ai choisi sur ce que j'ai entendu raconter de lui. Je cherche son amour, non à cause de ses cheveux ou de ses traits, mais à cause de sa valeur. Les esclaves connurent tout son secret lorsqu'elles entendirent les cris de son âme déchirée, et lui répondirent d'une voix : Nous sommes tes esclaves, nous t'aimons de cœur, nous sommes tes servantes. Considère maintenant les ordres que tu nous donneras, ils ne peuvent conduire qu'au bonheur. Une d'elles dit: O cyprès! prends garde que personne n'apprenne cette affaire. Puisses-tu avoir pour rançon cent mille têtes comme les nôtres ! Puisse toute l'intelligence qui se trouve dans le monde venir à ton aide ! Quand il faudrait apprendre la magie et aveugler le monde par nos sorcelleries et nos incantations, nous sommes prêtes à voler avec les oiseaux, à nous faire magiciennes, à courir comme des biches pour venir à ton aide, dans l’espoir d'amener le roi auprès de notre lune, et de le faire venir auprès de toi pour servir d'escabeau à tes pieds. Roudabeh sourit avec ses lèvres de rubis, et, penchant ses joues de safran vers l’esclave, la belle lui dit : Si tu fais réussir cette ruse, tu auras planté un arbre puissant, qui portera son fruit; il portera tous les jours des rubis, et l’intelligence saura les recueillir dans son sein.
LES ESCLAVES DE ROUDABEH VONT VOIR ZAL-ZER.
Les esclaves la quittèrent en courant, et, dans leur désespoir, s'appliquèrent à leur ruse. Elles s'ornèrent de brocarts de Boum, et unirent des roses dans les boucles de leurs cheveux. Toutes les cinq se rendirent sur le bord de la rivière, embellies de couleurs et de parfums comme le gai printemps. C'était le mois de Ferwerdin et le commencement de l'année. Le camp de Zal était posé sur le bord de la rivière, et les jeunes filles se trouvèrent sur l’autre rive conversant entre elles sur le Destan. Elles cueillirent des roses sur la rive, et elles en remplirent leur sein; leurs joues étaient comme un jardin de roses. Elles allèrent de tous côtés cueillant des fleurs, et lorsqu'elles se trouvèrent en face des tentes du roi, Zal les aperçut de son trône élevé, et demanda qui étaient ces adoratrices de roses. Celui à qui il avait parlé lui répondit: Ce sont des esclaves que la lune du Kaboulistan aura envoyées du palais de Mihrab à l'âme brillante, dans le jardin de roses. Zal l'entendit, son cœur bondit; son amour était tel qu'il ne put rester en place. Le héros qui désirait, la possession du monde se dirigea en toute hâte vers le rivage, accompagné d'un esclave. Quand il vit les jeunes filles sur l'autre rive, il demanda un arc à son esclave et étendit son bras. Il était à pied, comme s'il fût sorti pourchasser; il vit un oiseau aquatique sur la rivière. L'esclave aux joues de rose tendit l'arc et le remit dans la main gauche du héros. Zal poussa un cri pour faire lever l'oiseau, et tira aussitôt sa flèche. Il abattit l'oiseau qui tournait en cercle, et dont le sang tombait par gouttes et rougissait l'eau. Zal ordonna alors à l'esclave de passer à l'autre rive et d'aller lui chercher la proie qu'il avait abattue. L'esclave traversa la rivière sur une barque et s'approcha des jeunes filles. Une d'elles s'adressa au page au visage de lune, et lui fit des questions sur le Pehlewan avide de gloire : Ce brave au bras de lion, au corps d'éléphant, qui est-il, et de quel peuple est-il roi? Que peut peser un ennemi devant un homme qui a lancé de cette façon une flèche de son arc? Jamais nous n'avons vu un cavalier plus gracieux et plus habile à manier l'arc et la flèche. L'esclave au visage de Péri se mordit les lèvres et lui répondit: Ne parle pas ainsi du roi, c'est le maître du royaume du midi, le fils de Sam; les rois rappelaient du nom de Destan. Le ciel ne tourne pas sur un cavalier aussi adroit que lui, et le monde ne connaît pas son égal en gloire. La jeune fille sourit à ces paroles du page au visage de lune, et lui répondit: Ne parle pas ainsi, car Mihrab a dans son palais une lune qui est plus haute dune tête que mon maître. De taille, c'est un platane; de couleur, c’est de l'ivoire, et elle porte sur la tête une couronne de musc que Dieu lui a donnée; ses deux yeux sont sombres; ses sourcils sont des arcs; son nez est une colonne mince comme un roseau argenté; sa bouche est étroite comme le cœur d'un homme triste, et les boucles de ses cheveux sont comme des anneaux pour les pieds; ses deux yeux sont pleins de langueur, ses traits pleins d'éclat; ses joues couvertes de tulipes; ses cheveux sont comme du musc, le souffle de la vie ne trouve de chemin que par ses lèvres; il n'y a pas dans le monde une lune comparable à elle. Nous sommes venues de Kaboul; nous sommes venues auprès du roi de Zaboulistan, dans le dessein de réunir ces fièvres de rubis aux lèvres du fils de Sam; ce serait tune chose convenable et à souhaiter, que Roudabeh devint la compagne de Zal. Quand le page au beau visage eut entendu ces paroles des esclaves, ses joues devinrent couleur de rubis, et il leur répondit: La lune convient bien au soleil brillant. Quand l'univers veut réunir deux êtres, il ouvre le cœur de chacun d'eux à l'amour ; quand il veut les séparer, il n'a pas besoin de discours, il emporte soudain l'un loin de l'autre; il sépare ouvertement, il lie secrètement, et l'un et l'autre est dans sa nature. Quand un homme de cœur veut conserver la pureté de son épouse, il la garde dans le repos et dans le secret ; et pour que sa fille ne s'avilisse pas, il faut qu'elle n’entende que de bonnes paroles. Voici ce qu'a dit à sa femelle un faucon mâle, lorsqu'elle couvait ses œufs et étendait ses ailes dessus : Si tu fais sortir une femelle de cet œuf, tu ôteras au père l'envie d'avoir des petits.
Le page s'en retourna en souriant, et le fils illustre de Sam lui demanda: Que t'ont-elles dit, que tu souris ainsi en ouvrant tes lèvres et en montrant tes dents argentées ! Il raconta au Pehlewan ce qu'il avait entendu, et la joie rajeunit le cœur du brave. Il dit au jeune homme au visage de tune : va, et dis à ces esclaves de rester un instant dans le jardin, peut-être remporteront-elles avec leurs roses des joyaux ; il ne faut pas qu'elles retournent au palais sans que je les charge secrètement d'un message. Il choisit dans son trésor de l'argent et de l'or, des joyaux, et cinq pièces de brocart précieux à sept couleurs, et ordonna qu'on les leur portât secrètement et sans en parler à personne. Les esclaves allèrent auprès des cinq jeunes filles au visage de lune, porteurs de paroles pleines de chaleur, et chargés de pièces d'or et de trésors. Ils leur remirent l’or et les joyaux au nom de Zal le Pehlewan, et une des esclaves dit au messager au visage de lune : Une parole ne restera jamais secrète si elle ne demeure pas entre deux personnes; entre trois, il n'y aura déjà plus de secret, et quatre, c'est une multitude. O homme de sens et de bonnes intentions, dis à ton maître qu'il confie à moi s'il a un secret à dire. Les jeunes filles se dirent entre elles: Le lion est entré dans le filet ; les vœux de Roudabeh et ceux de Zal s'accomplissent; un sort heureux nous a guidés. Le trésorier aux yeux noirs qui, en cette affaire, était le confident de son maître, revint auprès du roi, et lui rapporta en secret toutes les paroles qu'il avait entendues de ces enchanteresses. Le roi alla vers le jardin de roses, et s'approcha des jeunes filles de Kaboul, et ces idoles de Tharaz au visage de Péri, aux joues de roses, s'avancèrent et l'adorèrent. Le roi leur fit des questions sur la taille et le visage de ce cyprès, sur son langage, sa mine, son intelligence et son esprit, pour savoir si elle était digne de lui. Dites-moi tout, et gardez-vous de me tromper. Si vous me dites la vérité, je vous comblerai d'honneur; mais si je soupçonne une seule fausseté, je vous ferai jeter sous les pieds des éléphants. Les joues des esclaves devinrent rouges comme la sandaraque, et elles baisèrent la terre devant le roi. Une d'entre elles, plus jeune d'années, mais pleine d'éloquence et de cœur, répondit à Zal : Jamais mère, parmi les grands, ne mettra au monde un enfant ayant la mine et la taille de Zal, sa pureté de cœur, sa sagesse et sa prudence; mais s'il y avait un autre homme, ô vaillant cavalier, qui eût ta stature et ton bras de lion, Roudabeh au beau visage serait votre égale à tous deux; c'est un cyprès argenté rempli de couleurs et de parfums, une rose et un jasmin de la tête aux pieds, c'est l'étoile du Yémen au-dessus d'un cyprès; tu dirais que ses traits versent du vin, et que toute sa chevelure est d'ambre. Du dôme argenté de sa tête tombent jusqu'à terre par dessus les roses de ses joues les lacets de l'embuscade; sa tête est tissue de musc et d'ambre; son corps est pétri de rubis et de joyaux; les bourrelés et les tresses de ses cheveux sont comme une cotte de mailles de musc; tu dirais qu'elles tombent anneau sur anneau : on ne voit pas, à la Chine, une idole semblable à elle; la lune et les Pléiades lui rendent hommage.
Le roi répondit avec chaleur à l'esclave, par des paroles douces, et d'une voix douce: Dis-moi quel moyen il y a de trouver un chemin vers elle, car mon âme et mon cœur sont remplis d'amour pour elle, et tout mon désir est de voir son visage. L'esclave lui répondit: Si tu le permets, nous allons retourner au palais du cyprès, où nous mettrons en œuvre nos ruses, où nous ferons nos récits sur l'intelligence du Pehlewan, sur son aspect, sur sa mine, sur son langage et sur son âme brillante: Nous ne cachons aucun mauvais dessein. Nous amènerons la tête musquée de Roudabeh dans les filets, ni sa bouche sous la bouche du fils de Sam. Si le héros veut se rendre, avec un lacet, devant le palais et son toit élevé, et jeter un nœud autour d'un des créneaux, le lion se réjouira de sa chasse à la brebis. Regarde-la alors aussi longtemps qu'il te plaira; ce que nous venons de dire te prépare une grande joie.
RETOUR DES ESCLAVES AUPRES DE ROUDABEH.
Les belles esclaves partirent, et Zal s'en retourna, mesurant la lenteur de cette nuit qui lui parut longue comme une année. Les belles arrivèrent à la porte du palais, tenant chacune en main deux branches de rosier. Le gardien de la porte les vit, et se mit à les gronder; ses paroles étaient dures, son cœur était serré : Vous êtes hors du palais à une heure indue; je m'étonne que vous sortiez. Les idoles se préparèrent à lui répondre; elles trépignèrent, dans leur embarras, en disant: le jour d'aujourd'hui est un jour comme les autres, et il n'y a pas de Div pervers dans le jardin de roses. Le printemps est venu, nous cueillons des roses dans le jardin, et cherchons dans les champs des tiges de lavande. Le gardien répondit: Il ne faut pas faire aujourd'hui ce que vous faisiez quand Zal, le chef de l'armée, n'était pas encore à Kaboul, et quand la terre n'était pas encore couverte de ses tentes et de son armée. Ne voyez-vous donc pas que le roi de Kaboul quitte à cheval son palais dès l’aube du jour et qu’il passe ma journée à aller et venir pour voir Zal, car ils sont grands amis. S'il vous voyait ainsi tenant des roses à la main, il ne tarderait pas à vous abaisser jusqu'à terre. Les idoles de Tharaz entrèrent dans le palais, s'assirent à côté de la lune et lui dirent en secret: Jamais nous n'avons vu un lion pareil à lui; sa joue est comme la rose, son visage et ses cheveux sont blancs. Le cœur de Roudabeh s'enflamma d'amour dans l'espoir de voir son visage. Les jeunes filles étalèrent devant elles l'or et les joyaux, et Roudabeh leur fit des questions sur tout ce qu'elles avaient remarqué : Qu'avez-vous fait avec le fils de Sam? Vaut-il mieux le voir ou entendre parler de sa gloire et de sa renommée? Les cinq filles au visage de Péri ayant trouvé un endroit où elles pouvaient parler à Roudabeh, se hâtèrent de lui répondre : Zal est le héros du monde entier; personne ne l'égale en manières et en dignité. Cet homme, haut comme un cyprès, a la grâce et la majesté d'un roi des rois; il est plein de couleurs et de parfums; c'est un arbre avec tronc et branches, un cavalier mince de faille et large de poitrine; ses deux yeux sont comme des narcisses brillants, ses lèvres comme du corail, ses joues comme du sang, ses mains et ses bras comme les bras d'un lion mâle; il est prudent, il a le cœur d'un Mobed et la dignité d'un roi; les cheveux de sa tête sont entièrement blancs, il n’a que ce défaut, et encore est-ce une beauté. Les joues et les boucles des cheveux de ce Pehlewan du monde sont comme des mailles d'argent couvrant une rose pourprée. Tu dirais que cela devait être ainsi, et que l’amour qu'il inspire n'augmenterait pas s'il en était autrement. Nous lui avons donné la bonne nouvelle qu’il pourrait te voir, et quand il s'en est retourné, son cœur était rempli d'espoir. Maintenant prépare un moyen de recevoir cet hôte, et donne-nous le message avec lequel nous devons retourner auprès de lui. Le cyprès répondit aux esclaves : Naguère vos avis et vos paroles étaient différents, et ce Zal, qui alors n'était que l'élève d’un oiseau avec une tête de vieillard, un homme décrépit, est devenu un homme aux joues de roses pourprées, à la taille élevée, au beau visage et un héros. Vous avez vanté devant lui mes traits, puis vous avez demandé la récompense de vos paroles. Elle dit et sourit d'une lèvre, et ses joues rougirent comme la fleur du grenadin; puis la reine des reines dit à une de ses esclaves : Va ce soir et porte-lui une bonne nouvelle; parle-lui et écoute sa réponse; dis-lui: Ton vœu est exaucé, prépare toi, viens voir une lune pleine de beauté. L'esclave répondit à sa belle maîtresse: Prépare les moyens de réussir, car Dieu t'a accordé tout ce que tu désirais; puisse la fin de tout ceci être heureuse!
Roudabeh se mit en toute hâte à faire ses apprêts en les cachant à toute sa famille. Elle avait un palais comme le gai printemps, tout couvert de portraits de héros; elle le fit tendre de brocarts de la Chine, elle fit disposer les vases d'or, mêler du vin avec du musc et de l'ambre, et verser sur le sol des rubis et des émeraudes. D'un côté étaient des roses pourpres, des narcisses et des arghawans; de l'autre, des branches de jasmin et des fleurs de lis. Toutes les coupes étaient d'or et de turquoise, tous les mets trempés dans l'eau de rose transparente; et du palais de cette belle au visage de soleil s'élevait un parfum jusqu'au soleil.
ZAL VA VOIR ROUDABEH.
Lorsque le soleil brillant eut disparu, qu'on eut fermé la porte du palais et qu'on en eut retiré la clef, l'esclave se rendit auprès de Destan fils de Sam, et lui dit : Tout est préparé, viens ! Le prince se dirigea vers le palais, comme il convient à un homme qui cherche une épouse. La belle aux yeux noirs et aux joues de rose monta sur le toit, semblable à un cyprès surmonté de la pleine lune; et lorsque Destan, fils de Sam le cavalier, parut de loin, la fille du roi ouvrit ses deux yeux et fit entendre sa voix : Tu es le bienvenu, ô jeune homme, fils d'un brave! puisse la grâce de Dieu reposer sur toi ! puisses-tu marcher sur la voûte des sphères célestes! Que mon esclave ait le cœur en joie et en gaieté, car tu es, de la tête aux pieds, tel qu'elle me l’a dit. Tu es venu ainsi à pied de ton camp et tes pieds royaux doivent être fatigués.
Lorsque le prince entendit cette voix du haut du palais, il regarda et vit la belle au visage de soleil. Les créneaux étaient éclairés par ce joyau, et la terre était devenue comme un rubis par le reflet de ses joues. Il répondit : jeune fille au visage de lune ! que mes bénédictions et les grâces du ciel soient sur toi! Que de fois, dans la nuit, les yeux dirigés vers l'étoile du nord, j'ai prié Dieu le saint, demandant que le maître du monde me laisse voir en secret ton visage! Maintenant ta voix m'a rendu heureux par ces douces paroles si doucement prononcées. Cherche un moyen de réunion, car pourquoi resterions-nous, toi sur les créneaux, moi dans la rue? La belle au visage de Péri écouta les paroles du prince, et dénoua sur sa tête ses boucles noires comme la nuit; elle déroula un long lacet de ses tresses, et tel que tu n'aurais pu en tisser un pareil en musc. C'était boucle sur boucle, serpent sur serpent, fil sur fil, qui tombaient sur son cou. Elle fit descendre ces boucles du haut des créneaux, et Zal dit en son âme : Voilà un lacet sans défaut ! Ensuite Roudabeh cria du haut du mur: O Pehlewan, fils d'un brave ! maintenant hâte-toi, hausse ta taille, étends ta poitrine de lion et tes mains de roi; prends mes boucles noires par le bout; il faut bien que je devienne lacet pour toi. Zal regarda la belle au visage de lune et s'étonna de ces paroles; il couvrit de baisers le lacet de musc, de sorte que sa fiancée entendit le bruit de ses lèvres. Il répondit : Ce ne serait pas juste. Puisse le soleil ne jamais briller dans un jour où j'aurais levé la main contre une femme folle d’amour, où j'aurais refrappé de la lance pointue un être dont le cœur est brisé ! Il prit des mains de son esclave un lacet, y fit un nœud coulant, et le lança en haut sans prononcer un mot. La cime d'un créneau se trouva prise par le nœud du lacet, et Zal y monta d'un trait jusqu'en haut. Lorsqu'il fut assis sur le haut du mur, la belle au visage de Péri vint à lui et le salua; elle prit dans sa main la main de Destan, et ils s'en allèrent tous les deux comme en ivresse. Roudabeh descendit du haut du palais, tenant dans sa main la main de cette puissante branche du tronc royal. Ils allèrent vers l'appartement peint en or; ils entrèrent dans cette salle royale qui était un paradis orné, rempli de lumières, et les esclaves se tenaient debout devant la belle aux yeux noirs. Zal fut frappé d'étonnement en voyant le visage et la chevelure, la grâce et la dignité de cette femme, parée de bracelets, de colliers et de boucles d'oreilles, et ornée de pièces d’or et de joyaux comme un jardin printanier. Les deux joues de Roudabeh étaient comme deux tulipes parmi des lis, et les boucles de ses cheveux flottaient les unes sur les autres. Zal, dans toute la dignité d'un roi des rois, s'assit à côté de la lune, pleine de majesté; une épée était suspendue sur sa poitrine, un diadème de rubis couvrait sa tête. Roudabeh ne pouvait se rassasier de sa vue et tenait sur lui ses deux yeux, admirant sa taille et ses bras, sa grâce et sa force qui brisait un rocher sous sa massue, comme une branche d'épines, et la beauté de ce visage, qui vivifiait les âmes; plus elle le regardait, plus son cœur s’enflammait. Il ne cessa de la baiser et de l'embrasser et de s'enivrer. Y a-t-il un lion qui ne chasse pas l'onagre? Le roi dit à la belle au visage de lune : cyprès au sein argenté et parfumé de musc quand Minoutchehr entendra cette aventure, il ne l'approuvera pas, et Sam fils de Nériman entrera en colère; il lèvera la main et bouillonnera de colère contre moi; mais je ne mets aucun prix à ma vie et à mon corps; je les tiens pour choses viles et me vêtirai sans peine du linceul. Ainsi je jure devant Dieu le seigneur, le dispensateur de la justice, que jamais je ne manquerai à ma foi envers toi. Je me présenterai devant Dieu et l'invoquerai ; je le prierai comme font les hommes dévoués à son culte, dans l'espoir qu'il éloignera du cœur de Sam et du roi de la terre toute colère toute inimitié et toute haine. Le Créateur écoutera mes paroles, et tu seras à la face du monde mon épouse, Roudabeh lui répondit : Et moi de même, je jure devant le maître de la foi et de la religion, que nul ne sera mon seigneur (Dieu est témoin de mes paroles), que Zal le Pehlewan du monde, le maître de la couronne et du trésor, le renommé, l'illustre.
A chaque moment leur amour allait en croissant, la raison les abandonna, la passion s'empara d'eux jusqu'à ce que le jour parût, et que le son du tambour s'élevât des tentes du roi. Alors le roi prit congé de cette lune, et fit de son corps la trame, et du sein de Roudabeh la chaîne, et les cils de leurs yeux se mouillèrent de larmes; ils adressèrent des reproches au soleil, disant : O gloire du monde ! encore un instant; n'arrive pas si subitement! Zal jeta du haut du toit son lacet et descendit du palais de sa belle compagne.
ZAL CONSULTE LES MOBEDS AU SUJET DE ROUDABEH.
Aussitôt que le soleil brillant se fut levé au-dessus des montagnes, les braves de l'armée vinrent tous en foule, de grand matin, visiter le Pehlewan; de là ils s'en allèrent chacun suivant son chemin. Le prince envoya un messager avec l'ordre de chercher les grands doués de sagesse; et lorsque le savant Destour, les Mobeds, les braves pleins de fierté et les hommes de naissance illustre furent arrivés auprès du Pehlewan pleins de joie, de prudence et d'intelligence, Destan fils de Sam commença à leur parler, le sourire sur les lèvres, le cœur plein de désirs. Il rendit d'abord hommage au maitre du monde et réveilla de son sommeil l’âme des Mobeds en disant : Notre cœur doit être rempli de la crainte du Dieu de la sainteté et de la justice, et plein d'espérance en lui. Dieu est le maître du soleil et de la lune, qui tournent dans le ciel; c'est lui qui guide l'esprit dans la vraie voie. Il faut le célébrer autant qu'il est possible, il faut se tenir incliné devant lui nuit et jour. C'est par lui que le monde subsiste et jouit du bonheur, il est le distributeur de la justice dans les deux mondes, c'est lui qui amène le printemps, l'été et l'automne, et qui charge de fruits les treilles des vignes; c'est lui qui accorde un temps au jeune homme plein de beauté et au vieillard à l'aspect grave. Personne ne peut se soustraire à ses ordres et à sa volonté, et le pied de la fourmi ne peut fouler la terre sans lui. Or il a voulu que le monde ne puisse s'accroître que par couples, qu'un être seul ne puisse rien produire. Aucun être n'est seul, si ce n'est Dieu le créateur, qui n'a besoin ni de compagnon, ni de compagne, ni d'ami. Tout ce qu'il a créé est crée par couples; c’est ainsi qu'il a tout fait sortir du secret du néant. Reçois du ciel sublime cet encensement; l'univers entier est ainsi fait. Le monde a été embelli par l'homme, et toute chose précieuse n'acquiert sa valeur que par lui; s'il n’y avait pas de couples dans le monde, toutes les facultés des êtres resteraient ignorées; de plus, nous n'avons jamais vu, suivant la religion, qu'un jeune homme ait été sans épouse ; enfin quiconque est issu d'une race puissante resterait farouche s'il n'avait pas une compagne. Qu'y a-t-il de plus beau qu'un héros dont le cœur est réjoui par des enfants? et quand le temps de sa mort arrive, il renait dans ses fils; par eux son nom subsiste dans le monde, et l'on dira : Voilà le fils de Zal, qui était fils de Sam; il fera ornement du trône et de la couronne; le nom du père a passé, mais la fortune est demeurée an fils. Tout ceci est applicable à moi; ce sont les roses et les narcisses de mon jardin. Mon cœur est troublé, la raison m'a quitté; dites ce qui peut guérir mon mal. Je n'en ai parlé que lorsque ma passion est devenue grande et que mon cerveau et ma raison en ont souffert. Tout le palais de Mihrab est le siège de mon amour, et son pays est pour moi comme les sphères du ciel. Mon cœur est épris de la fille de Sindokht. Que dites-vous? Sam sera-t-il écoutent? Que dites-vous? Le roi Minoutchehr en sera-t-il joyeux? Y verra-t-il une fantaisie de jeunesse ou un crime? Tous, grands et petits, quand ils cherchent une compagne, ne font que se tourner vers ce que la foi et la coutume exigent. Aucun homme de sens ne niera que ce ne soit un devoir religieux et non une chose dont on doive rougir. Qu'en dit maintenant le Mobed prévoyant? qu'en disent les sages? Les Mobeds et les grands tenaient leurs lèvres fermées et la parole était enchaînée sur la langue des sages; car Zohak était le grand-père du Mihrab, et le cœur du roi était plein de colère contre eux. Nul n’osa parler ouvertement, car on n’a jamais vu le miel mêlé au poison. Zal n'entendant aucune réponse, se fâcha et s'y prit d'une autre manière : Je sais, dit-il, que vous me blâmerez si vous examinez ce que j'ai fait; mais quiconque veut faire sa volonté est destiné à encourir beaucoup de blâme. Si vous voulez me guider dans cette affaire, et aviser aux moyens de me délivrer de cette chaîne, je ferai pour vous dans le monde, quand il s'agira de bonté, de bienfaits, de justice, ce que jamais les grands n'ont fait pour les petits, et jamais je ne vous accablerai de malheur. Tous les Mobeds s'empressèrent de lui répondre, tous lui souhaitèrent le repos et l'accomplissement de ses vœux en disant : Nous sommes tous tes esclaves, et notre étonnement ne nous a point abattus. Qui peut être abaissé ou relevé par une chose pareille? L'honneur du roi ne peut souffrir par une femme. Mihrab, quoiqu'il ne soit pas ton égal en rang, est puissant et brave, et n'est pas de petite importance; et quoiqu'il soit un rejeton de la race du dragon, il n'en est pas moins roi des Arabes. Il faut que tu envoies une lettre au Pehlewan telle que tu sais en écrire avec ton âme brillante. Tu as plus de sens que nous, et ton esprit et ton intelligence sont plus remplis de pensées. Sam écrira peut-être alors une lettre au roi pour découvrir ses intentions, et Minoutchehr ne s'écartera pas des avis de Sam le cavalier, et ainsi cette chose si difficile deviendra facile.
ZAL ÉCRIT A SAM POUR LUI EXPOSER SA POSITION.
Zal appela un scribe; son cœur était plein, et il s'épancha tout entier. Il fit écrire à Sam une lettre pleine de bonnes nouvelles, de saints et de messages. D'abord il s'étendit, dans sa lettre, sur les louanges du distributeur de la justice, qui a créé le monde, qui donne la joie et la force, qui est le maître de l'étoile du matin, de Mars et du soleil, maître de l'existence et maître du néant, le Dieu unique, dont nous sommes tous les esclaves. Que ses bénédictions reposent sur Sam fils de Nériman, maître de la massue, de l'épée et du casque; qui fait bondir son cheval noir au jour de la poussière, qui nourrit les vautours au jour du combat, qui fait redoubler le vent du champ de bataille et pleuvoir le sang du nuage noir, qui demande des couronnes et des ceintures d'or, qui place les rois sur leurs trônes d’or, qui par sa bravoure acquiert une gloire infinie, à qui ses prouesses font porter haut la tête. Au jour du combat, il n'y a et il n'y aura pas de cavalier comparable à Sam fils de Nériman. Je suis devant lui comme un esclave; mon âme et mon cœur sont remplis d'amour pour lui. Je suis né de ma mère tel qu'il m'a vu, et depuis ce temps le ciel n'a amené sur moi que des injustices. Mon père était vêtu mollement d'étoffes de castor et de soie, et moi je fus porté par le Simurgh sur les montagnes de l’Hindoustan, où ma seule prière était qu'il m'apportât de la proie et qu'il me comptât parmi ses petits. Ma peau était brûlée par le vent, et de temps en temps la poussière me couvrait les yeux. On m'appelait le fils de Sam, mais Sam était assis sur un trône et moi dans un nid. Puisque les décrets de Dieu l'avaient ainsi ordonné, j'ai été obligé de marcher dans cette voie. Personne ne peut échapper à la volonté de Dieu, quand même il volerait et s'é lèverait dans les airs; quand même, dans sa bravoure, il broierait de ses dents le fer des lances, et que la peau du lion se fendrait à sa voix ; il faudra qu'il se soumette aux ordres de Dieu, quand même ses dents seraient des enclumes. Il m'est arrivé une chose qui me brise le cœur, et qu'il m'est impossible d'approuver à la face du peuple; mais si mon père, qui est un brave et un dragon courageux, veut exaucer la prière de son serviteur, tout ira bien. Mon cœur s'est enflammé d'amour pour la fille de Mihrab, j'ai été dévoré comme d'un feu ardent. Les castres sont mes compagnons dans la nuit sombre, et mon état est tel que mon sein ressemble aux flots de la mer. Je suis hors de moi par cette grande douleur, et tout le peuple pleure sur moi. Quoique mon cœur ait tant souffert par l'injustice, je ne veux pourtant rien faire que par tes ordres. Qu’ordonnes-tu maintenant, ô Pehlewan du monde? Délivre mon âme de cette douleur et de cette angoisse ! Le roi a entendu cette parole du Mobed, qu'un joyau sortira de l'obscurité; il ne peut se dégager de son serment, et j'espère qu'il consentira que je fasse ma femme de la fille de Mihrab, selon le droit, la coutume et la foi. Mon père se rappellera que lorsque Dieu, le maître du monde, m'a rendu à lui en me ramenant du mont Alborz, il a promis devant le peuple que jamais il ne s'opposerait à un désir de mon âme. Maintenant tu connais le désir auquel mon cœur est enchaîné.
Un cavalier semblable à Adergueschasp partit de Kaboul avec trois chevaux pour aller auprès de Sam. Zal lui donna ses ordres et lui dit : Si l'un de tes chevaux tombe, tu ne te permettras pas un instant de repos, tu sauteras sur un autre, et tu continueras de courir ainsi jusqu'à ce que tu sois en présence du héros. Le messager partit, rapide comme le vent, et sous lui son cheval était comme de l'acier. Lorsqu'il fut arrivé près du pays des Kerguesars, le Sipehbed qui faisait le tour d'une montagne, lançant des guépards, chassant les bêtes fauves, l’aperçut de loin et dit à ses compagnons, à ses guerriers pleins d’expérience : Voilà un messager de Kaboul monté sur un cheval du Zaboulistan; il est certainement envoyé par Zal, et nous allons lui demander avant tout des nouvelles de Destan, de l’Iran et du roi. Dans ce moment, le cavalier arriva près de lui, tenant dans sa main la lettre de Zal. Il descendit de cheval, baisa la terre et invoqua maintes fois la grâce de Dieu sur le prince. Sam s'informa de sa santé en prenant la lettre de ses mains, et l'envoyé lui remit le message qu'il avait pour lui. Le prince détacha le lien de la lettre et descendit du sommet de la haute montagne. Ayant lu toutes les paroles de Zal, il pâlit aussitôt et demeura troublé; il n'approuva pas la passion de son fils; il avait espéré que son naturel serait tout différent. Il répondit : Maintenant apparaît tout ce que sa nature devait produire. Quand on a été élevé par un oiseau sauvage, on demande au sort l'accomplissement de désirs pareils. Étant retourné de la chasse dans sa demeure, il réfléchit longtemps en se disant : Si je lui dis : Cela ne se peut pas, ne fais pas naître la discorde tourne-toi vers la sagesse, alors je m’avilis devant Dieu et devant les hommes par mon manque de parole; et si je dis : C'est bien! ton désir est juste, satisfais la passion de ton cœur, alors quelle race naîtra de ce nourrisson de l’oiseau et de cette fille du Div? Sa tête s'appesantit des soucis de son cœur; il se coucha, mais il ne trouva pas de repos. Plus une chose est difficile pour l'esclave de Dieu, plus son corps en est brisé et plus son âme est en angoisse, plus cette chose devient facile inopinément aussitôt que Dieu le créateur l'ordonne.
SAM CONSULTE LES MOBEDS RELATIVEMENT À ZAL.
Aussitôt qu'il se fut levé, il tint une assemblée de Mobeds et de sages; il raconta tout aux astrologues et leur demanda : Comment cette aventure finira-t-elle? Si je mêle deux éléments tels que le feu et l'eau, il en résultera un malheur, une chose semblable à la lutte qui aura lieu entre Feridoun et Zohak au jour du jugement. Cherchez dans les astres et donnez-moi votre décision; placez la pointe du roseau sur les signes du ciel qui accordent le bonheur. Les astrologues employèrent une longue journée à rechercher le secret du ciel. Ils le trouvèrent et revinrent en souriant, se présentèrent, joyeux de leur bonne fortune, devant Sam fils de Nériman, et l’un d'eux dit : héros à la ceinture d'or ! j'ai de bonnes nouvelles à t'apprendre sur la fille de Mihrab et sur Zal, qui seront deux époux illustres. Ce couple vertueux aura un fils pareil à un éléphant de guerre qui se ceindra bravement, soumettra les hommes par l’épée et placera le trône du roi au-dessus des nuages; il déracinera de terre le pied des méchants, et ne leur laissera dans le monde aucun refuge; il n'épargnera ni les Segsars ni le Mazenderan, et purifiera la terre avec sa lourde massue. Par lui tous les maux accableront le Touran, et toutes les prospérités se répandront sur l’Iran. Il rendra le sommeil aux malheureux, il fermera la porte de la discorde et la voie du mal. Les Iraniens mettront leur espérance en lui, et le Pehlewan aura de lui de bonnes et joyeuses nouvelles. Son cheval bondira dans le combat, et, assis sur son dos, il foulera sous ses pieds la face du tigre féroce. L'empire sera heureux pendant qu'il vivra, et le monde honorera son nom comme celui d'un roi. Roum et l’Hindoustan et le pays d'Iran graveront son nom sur leurs sceaux.
Le roi entendit ces paroles des astrologues; il sourit et agréa leur hommage, et leur donna de l'or et de l'argent sans mesure, car ils lui rendaient le repos au moment de son angoisse; puis il appela le messager de Zal, et lui parla longuement, disant : Porte à Zal des paroles tendres et dis-lui : Ta passion est insensée; mais puisque je t'ai donné jadis une promesse, il ne me sied pas de chercher un prétexte pour ne pas faire ce qui est juste. Demain matin je quitterai ce champ de bataille pour conduire mon armée dans le pays d'Iran, où je saurai ce que le roi ordonnera et ce que le maître décidera sur ton désir. Il donna à envoyé des pièces d'argent et lui dit : Pars et ne te repose pas un instant; puis il le congédia et se mit en route lui-même, et l’armée et son chef se réjouissaient de ce qui était arrivé. Il fit prendre mille hommes parmi les Kerguesars que l’on traînait avec mépris après l’année, en les faisant marcher à pied. Quand la moitié de la nuit obscure fut passée, le bruit des cavaliers s'éleva sur la plaine, et les timbales et les trompettes se firent entendre dans la cour des tentes du roi. Sam se mit en marche vers l’Iran et conduisit son armée à Dehistan.
Le messager s'en retourna vers Zal, joyeux de son bonheur et du sort fortuné qui l'avait guidé. Arrivé auprès de Zal, il lui rapporta le message de Sam et lui dit fout ce qui concernait cette affaire. Zal rendit grâce au Créateur de ce bonheur et de son heureux destin; il donna aux pauvres de l'or et de l'argent, il fut gracieux envers tous les siens; il appela les bénédictions de Dieu sur Sam et sur le porteur de ce bon message. Pendant la nuit il ne dormait pas; pendant le jour il ne se reposait pas, il ne buvait pas de vin, il ne mandait pas les chanteurs; son cœur était rempli de passion pour sa fiancée, et il ne parlait que de Roudabeh.
SINDOKHT APPREND CE QUE ROUDABEH AVAIT FAIT.
Il y avait une femme aux paroles douces qui servait d'entremetteuse entre Zal et le cyprès; elle portait les messages de Roudabeh au Pehlewan et ceux de Zal à Roudabeh à l’âme brillante. Destan la fit appeler lui raconta tout ce qu’il avait appris et lui dit : Va auprès de Roudabeh et dis-lui : nouvelle lune au cœur pur! quand une affaire est devenue étroite et difficile, on trouve bientôt une clef pour rélargir. Le messager que j'ai envoyé auprès de Sam est revenu joyeux et avec de bonnes nouvelles. Sam a beaucoup parlé et écouté et débattu, et à la fin il a consenti.
Zal remit en toute hâte à la femme la réponse de Sam à sa lettre, et elle partit emportant la lettre et courant vers Roudabeh rapide comme le vent, et lui donna nouvelle de cette grande joie. Roudabeh au visage de Péri versa des pièces d'argent sur la femme et la fit asseoir sur un siège orné d'or; puis elle donna à son émissaire, pour cette bonne nouvelle, un vêtement complet; ensuite elle apporta une tiare blanche dont l’étoffe ne se voyait pas, tant elle était couverte de rubis et d’or, et l’or même ne paraissait pas sous les pierres précieuses. Elle apporta encore une belle bague de grand prix brillante comme Jupiter dans le ciel, et envoya ces deux présents à Destan fils de Sam, avec maint salut et maint message. La femme quitta la chambre de Roudabeh et arriva dans la grande salle; mais Sindokht la guettait, et, la voyant, dit à haute voix : D'où viens-tu? réponds à toutes mes questions et ne cherche pas à me mentir. De temps en temps tu passes devant moi, tu entres dans cette chambre sans me regarder, et mon cœur a conçu des soupçons sur ton compte, ne veux-tu pas dire si tu es la corde ou l'arc ? La femme eut peur; son visage devint comme la sandaraque; elle tremblait et baisa la terre devant Sindokht en disant : Je suis une pauvre femme qui regagne son pain comme elle peut. Je vais dans les maisons des grands, où l’un m'achète des vêtements et l’autre des joyaux. Roudabeh qui demeure dans cette chambre, a désiré des ornements et m'a demandé aussi de belles pierreries. Je lui ai apporté une tiare ornée d'or et un bracelet de pierres fines digne d'un roi. Sindokht lui dit: Montre-les moi, et apaise ainsi ma colère. La femme lui répondit: Jai apporté ces deux objets à Roudabeh, et elle veut maintenant que je lui en apporte d’avantage. Sindokht dit : Montre-moi le prix que tu en as reçu, et délivre-moi des soupçons qui pèsent sur mon cœur. La femme répondit : Roudabeh m'a dit qu'elle me paierait demain, n'exige pas que je montre le prix avant que je le reçoive. Sindokht savait bien que ces paroles étaient mensongères, et elle était déterminée à lutter avec cette femme; elle s'approcha et examina de force les manches de sa robe, et le mensonge et la tromperie parurent à l’instant. Quand Sindokht vit ces vêtements magnifiques et ces ornements brodés de la main de Roudabeh, elle s'irrita, saisit la femme par les cheveux et la jeta le visage contre terre. Elle était en colère contre cette femme et la traîna par terre comme une chose vile; puis elle la laissa tomber et la lia, la foula aux pieds et la battit avec la main. De là elle courut dans l'intérieur du palais avec un visage sombre, et pleine de douleur, de soucis et de tolère. Elle ferma la porte derrière elle; ses soupçons levaient rendue comme insensée. Elle manda sa fille devant elle, se frappa le visage de ses mains, et les larmes inondèrent ses joues jusqu'à les rendre luisantes, puis elle dit à Roudabeh : O lune de noble race ! pourquoi as-tu préféré un abime au trône? Qu'y a-t-il dans le monde, en fait de bonne conduite, que je ne t'aie pas enseigné en public et en secret? Pourquoi fais-tu ce qui est mal? O ma fille au visage de lune! dis à ta mère tous les secrets. De la part de qui vient cette femme? Pourquoi vient-elle chez toi? De quoi s'agit-il? et qui est l'homme à qui sont destinées cette belle tiare et cette bague? Le trésor de la puissante couronne des Arabes nous a attiré beaucoup de bonheur et beaucoup de maux. Veux-tu donc livrer ainsi ton nom au vent? Quelle mère a jamais mis au monde une fille comme toi?
Roudabeh baissa les yeux, regarda ses pieds, et resta toute honteuse devant sa mère; elle versa des larmes d'amour, elle baigna ses joues du sang de ses yeux; puis elle dit à sa mère : O ma sage mère! l'amour fait de mon âme sa proie. Plût à Dieu que ma mère ne m'eût jamais mise au monde! alors je n'aurais fait ni le bien ni le mal. Le roi de Zaboulistan s'est arrêté à Kaboul, et c'est ainsi que son amour m'a placée sur un siège de feu, et le monde est devenu si étroit pour mon cœur, que je me suis consumée dans cette flamme ouvertement et en secret. Je ne peux vivre sans voir son visage; le monde ne vaut pas pour moi un seul de ses cheveux. Sache qu'il m'a vue et qu'il s'est assis à coté de moi, et que nous avons joint nos mains avec une promesse solennelle. Mais nous n'avons fait que nous regarder, et Zal n'a pas attisé entre lui et moi la flamme de la passion. Un messager est allé auprès du puissant Sam, qui a répondu à Zal le Vaillant. Sam s'est tourmenté pendant un temps et a été affligé; mais à la fin il a donné et entendu des paroles convenables. Il a comblé de présents le messager, et je connais toute la réponse de Sam par cette femme à qui tu as arraché les cheveux, que tu as renversée et traînée par terre; elle est la messagère qui m'a apporté la lettre, et le vêtement que tu as trouvé était ma réponse.
Sindokht resta confondue par ce discours, mais elle trouva bon que Zal devînt l'époux de sa fille. Elle répondit : Ce n’est pas peu de chose; il n'y a personne parmi les nobles, qu’on puisse comparer à Destan. Il est puissant, il est le fils du Pehlewan da monde; il a un nom glorieux, de la prudence et une âme brillante; il possède toutes les vertus et n'a qu'un seul défaut, mais un défaut tel qu'il l’éclipse tous ses avantages : car le roi d'Iran sera fâché de cette affaire et fera voler la poussière de Kaboul jusqu’au soleil. Il ne voudra pas que quel qu'un de notre race mette le pied à l'étrier. Sindokht délia la femme et lui parla avec douceur, lui témoignant qu'elle l'avait méconnue ; elle lui dit : femme pleine de prudence! agis toujours comme tu as agi et ne délie pas ta langue. Ne laisse jamais passer une parole par tes lèvres, et porte ton secret sous la terre. Sindokht s'assura que sa fille était tellement séparée du monde, qu'elle ne pouvait recevoir les conseils de personne; puis elle alla se coucher dévorée par ses soucis; tu aurais dit que sa peau se fendait sur son corps.
MIHRAB APPREND L'AVENTURE DE SA FILLE.
Mihrab revint de la cour tout joyeux, car Zal avait beaucoup parlé de lui. Il trouva la noble Sindokht couchée, les joues pâles, le cœur agité. Il lui demanda : Qu'as-tu vu? dis-le moi. Les deux feuilles de roses de ton visage, pourquoi ont-elles pâli? Elle répondit à Mihrab : J’ai pensé longuement à ca palais, que nous habitons, à ces richesses, à ces chevaux arabes caparaçonnés, à nos trésors, à ce jardin, à ces amis qui font le bonheur de notre cœur, à ces esclaves dévoués au roi, à ce parc, à cette résidence royale, à la beauté de notre cyprès élancé, à notre grand nom, à notre sagesse et à notre prudence. Malgré notre splendeur et notre loyauté, tout ceci doit peu à peu disparaître; il faudra, contre notre gré, l’abandonner à l’ennemi et considérer comme du vent toutes nos peines. Notre part de tout cela ne sera qu'une bière étroite. Nous avons planté un arbre dont le fruit est du poison pour nous, nous nous sommes fatigués à l’arroser; nous avons suspendu à ses branches notre couronne et nos trésors; et lorsqu’il s'est élevé jusqu'au soleil et qu'il est devenu grand, sa cime, qui répandait de l'ombre, a été jetée par terre. Voilà notre fin et notre terme, et je ne sais où se trouvera du repos pour nous.
Mihrab répondit à Sindokht : Tu dis cette parole comme si elle était nouvelle, mais ce qui est vieux ne peut redevenir nouveau. Ce monde fugitif est ainsi fait, que l'un y est malheureux et l'autre plein de santé, que l'un y entre et que l'autre en sort. As-tu reconnu quelqu'un que la voûte du ciel ne doive pas écraser? Se livrer à l’angoisse ne remédie pas aux soucis, et l’on ne peut lutter en cela contre Dieu le juste.
Sindokht lui répondit : Les paroles que j'ai prononcées mettront les hommes de sens droit sur une voie nouvelle. Comment pourrais-je te cacher ce secret et ces affaires si importantes? Un Mobed sage et bienheureux a conté à son fils l'histoire d'un arbre, de même j'ai fait ce conte, pour que le roi avec sa haute intelligence prête attention à mes paroles.
Sindokht baissa la tête, inclina sa stature de cyprès et baigna de larmes ses joues de rose, disant : Nous avons besoin, ô homme plein de prudence, que le ciel ne tourne pas ainsi sur nous. Sache que le fils de Sam a tendu en secret des pièges de toute espèce à Roudabeh, qu'il a détourné de sa voie le cœur pur de ta fille, et qu'il faut penser à un moyen de salut. Je lui ai donné des conseils, mais sans succès; je vois que son cœur est troublé et que ses deux joues ont pâli.
Mihrab l'entendit, se leva et mit la main sur la garde de son épée. Son corps tremblait, sa joue devenait bleue, son cœur plein de sang, sa bouche pleine de soupirs. Il dit : Je vais à l'instant verser sur la terre le sang de Roudabeh. Sindokht voyant cela, sauta sur ses pieds, mit ses deux mains autour de la taille de Mihrab comme une ceinture, et lui dit : Écoute maintenant une parole de ton esclave; fais attention un instant; ensuite tu feras ce que tu croiras devoir faire, tu iras où ton cœur te guidera.
Mihrab se détourna et la repoussa de la main; il jeta un cri comme un éléphant furieux, disant : Lorsqu'il me naquit une fille, j'aurais dû sur-le-champ lui trancher la tête; je ne l'ai pas fait, je n'ai pas suivi la voie de mes pères, et voilà ce qu'elle trame, contre moi. Un fils qui sort de la voie de ses pères, ne sera pas, parmi les braves, réputé fils de son père. Un tigre a dit là-dessus, dans un moment où sa griffe était prête pour le combat : J'aime le carnage, et mon père avait hérité le même penchant de mon grand-père. Il faut que le fils porte le sceau de son père; serait- il juste qu'il restât au-dessous de lui en valeur? D'un côté je crains pour ma vie, de l'autre j'ai mon honneur à soutenir. Pourquoi veux-tu m'empêcher de faire la guerre? Si le héros Sam et le roi Minoutchehr remportent la victoire sur moi, la fumée de Kaboul montera vers le soleil, et il ne restera dans ce pays ni semis ni moisson. Sindokht lui répondit : O Pehlewan! ne laisse pas aller, sur ce point, ta langue à des paroles irréfléchies, car Sam a été instruit de cette affaire. Ne livre pas ainsi ton cœur à l'inquiétude et à la terreur. Sam est revenu à cause de cela du pays des Kerguesars, c'est une affaire qui est devenue publique et qui n'est plus un secret.
Mihrab lui répondit : O femme au visage de lune, ne me dis pas de mensonges. Quel homme sensé pourra croire que lèvent obéisse à la poussière? Je ne m'affligerai point de ce qui est arrivé, si tu as trouvé une garantie contre le malheur. Il ne saurait y avoir parmi les grands et les petits un meilleur gendre que Zal; et qui, depuis Ahwaz jusqu'à Kandahar, ne serait avide de l’alliance de Sam? Sindokht lui dit : O homme plein de fierté ! puissé-je n’avoir jamais besoin de mentir! Ce qui te nuirait me nuirait évidemment, et je suis liée à ton cœur affligé. Il en est ainsi, et voilà ce qui a pesé sur mon cœur, car le même soupçon m'est venu dès le commencement. C'est pour cela que tu m'as vue si triste, abandonnée au chagrin sur ma couche, la joie entièrement bannie de mon cœur. Mais si ce mariage se faisait, ce ne serait pas une chose si étrange, qu'il fallût en avoir tant d'inquiétude. Feridoun devint roi à l'aide de Serv, maître du Yémen, et Destan, qui désire la possession du monde, prend la même route; car c'est par le mélange du feu et de l'eau, du vent et de la terre que la sombre face du monde devient brillante. Puis elle lui remit la réponse de Sam à la lettre de Zal, et lui dit : réjouis-toi de ce que tes vœux seront accomplis. Chaque fois qu'un étranger entre dans ta famille, la face de ton ennemi devient sombre. Mihrab prêta l'oreille à Sindokht, le cœur plein de rancune, la tête remplie d'agitation. Il ordonna à Sindokht de faire lever Roudabeh et de l’amener auprès de lui; mais Sindokht eut peur que cet homme au cœur de lion ne la mit à mort, et lui répondit : Je demande avant tout que tu me jures de me la rendre saine et sauve, et de ne pas priver le Kaboul de ce jardin de roses, semblable au sublime paradis. Elle le força de jurer un grand serment, et parvint, par son art, à purifier le cœur de Mihrab de sa colère. Le roi illustre promit à Sindokht qu'il ne ferait aucun mal à Roudabeh, en ajoutant : Mais considère que le roi de la terre sera plein de colère contre nous à cause de ce qui s'est passé. Sindokht, sur ces paroles, baissa la tête devant lui et frappa la terre de son front; puis elle entra chez sa fille, les lèvres pleines de sourire, et montrant ses joues semblables au jour au-dessous de ses cheveux semblables à la nuit. Elle lui donna de bonnes nouvelles, disant : Le tigre féroce retire sa griffe de dessus l’onagre sauvage. Maintenant hâte-toi de préparer tes ornements, et pars, va auprès de ton père et lamente-toi dans ta détresse. Roudabeh lui répondit : Qu'est-ce que des ornements, qu'est-ce qu'une chose sans valeur à la place d'un trésor? Le fils de Sam est le fiancé de mon âme, pourquoi cacher ce qui est évident? Elle se rendit auprès de son père, belle comme le soleil qui se lève et qui est tout noyé dans les rubis et dans l'or. Son père resta étonné à sa vue et appela sur elle plu sieurs fois la grâce de Dieu. C'était un paradis orné, beau comme le soleil brillant au gai printemps. Mihrab lui dit : O toi, dont le cerveau est vide de raison, qui parmi les hommes de sens pourrait tolérer qu'une Péri s'alliât à un Ahriman? Périsse plutôt ma couronne et mon sceau! Si un enchanteur de serpents du désert de Kahtan devenait Mage, il faudrait le tuer avec une flèche. Lorsque Roudabeh entendit les paroles de son père, son cœur se remplit de sang, et sa joue devint pourpre; elle baissa ses sourcils noirs sur ses yeux sombres, et n’osa respirer, pendant que son père, le cœur plein de colère et la tête pleine de l'ardeur des combats, poussait des cris comme un tigre. Sa fille retourna dans son appartement, le cœur brisé, ses joues de safran colorées par le sang; et tous les deux, la lune au cœur brisé, et le roi, se réfugièrent en Dieu.
MINOUTCHEHR APPREND L’AVENTURE DE ZAL ET DE ROUDABEH.
Après cela le puissant roi eut nouvelle de Destan, de Mihrab et du vaillant Sam, de l'alliance avec Mihrab, de l'amour de Zal et des deux amants de race si noble et si inégale. On convoqua de tous côtés les Mobeds devant le roi du monde qui portait haut la tête. Il dit aux sages : Cet événement nous amènera des jours terribles. De même que la sagesse et mes combats ont arraché l'Iran des griffes des lions et des tigres, de même Feridoun a délivré la terre de Zohak; mais je crains qu’un rejeton de cette race ne recommence à pousser. Il ne faut pas que par notre négligence l’amour de Zal élève jusqu'à sa hauteur cette branche abattue. Si par l'union de la fille de Mihrab et du fils de Sam il sortait du fourreau une épée tranchante, cet enfant serait d'un côté issu d'une race étrangère à la nôtre, et ressemblerait à un remède mêlé avec du poison; et si le côté de sa mère devenait le plus fort, sa tête se remplirait de mauvais discours, il jetterait l'Iran dans les dissensions et dans les malheurs, espérant recouvrer la couronne et le trésor. Maintenant quelle réponse me ferez-vous? Tâchez de me donner un conseil qui porte bonheur. Tous les Mobeds invoquèrent la grâce de Dieu sur lui, en disant : ce roi à la foi pure, tu as plus de sagesse que nous, et plus de pouvoir de faire ce qui convient. Fais ce que la raison exige, elle commande même au cœur du dragon. Le glorieux roi ayant entendu leur réponse, chercha un moyen de mener à fin cette affaire.
Il manda auprès de lui Newder avec ses nobles et ses grands, et lui dit : Va auprès de Sam le cavalier, demande-lui quelle a été sa fortune dans la guerre; et quand tu seras satisfait là-dessus, dis-lui de se diriger de notre côté et de ne retourner dans Son palais qu'après m'avoir vu. Newder quitta son père et se dirigea sans délai vers le Pehlewan, et Sam ayant reçu cette nouvelle alla au-devant du fils du Keïanide. Tous ses braves l’accompagnèrent avec des éléphants de guerre et des tambours. Bientôt les grands et le glorieux Newder arrivèrent auprès de Sam le cavalier, et les nobles et puissants guerriers s'adressèrent mutuellement des questions; Newder s’acquitta du message de son père, et Sam se réjouit de le voir et lui répondit : J'obéirai, et la vue du roi sera une fête pour mon âme. Ce jour-là ils furent les hôtes de Sam, qui était joyeux de cette rencontre. On dressa des tables, on saisit les coupes, on porta d'abord la santé de Minoutchehr, puis celle de Newder, de Sam et de tous les grands, ensuite ils parlèrent de l’état de toutes les provinces. La nuit entière se passa dans la joie, et lorsque le soleil brillant eut dissipé les ténèbres, le bruit des tambours s'éleva devant le portail, les dromadaires rapides élevèrent leurs têtes, et les braves se mirent en marche vers la cour du roi Minoutchehr, conformément à ses ordres.
Aussitôt que le roi en eut nouvelle, il prépara la grande salle du palais impérial. Un bruit s'éleva de Sari et d'Amol comme le bruit de la mer qui se soulève en fureur. Alors les braves s'avancèrent, armés de javelots, de cuirasses et de lourdes lances, formant une armée qui allait d'une montagne à l'autre, et serrant l'un contre l'autre leurs boucliers couverts de tissus jaunes et rouges, avec des timbales, des trompettes et des cymbales d’airain, avec des chevaux arabes et des éléphants portant les trésors. Ainsi s'avançait toute l’armée du roi à la rencontre de Sam avec des étendards et des tambours.
SAM VIENT VOIR MINOUTCHEHR.
Arrivé près de la cour, Sam descendit de cheval, et le roi ordonna qu'on l'admît. Aussitôt qu'il aperçut le roi du monde, Sam baisa la terre et s'avança vers lui. Minoutchehr se leva de son trône d'ivoire, portant sur la tête une couronne de rubis brillants. Il fit asseoir Sam sur le trône à côté de lui, et le reçut gracieusement comme il le méritait. Il lui fit maintes questions sur les Kerguesars pleins de bravoure, et sur les Divs courageux du Mazenderan, en le plaignant de ses fatigues; et Sam lui raconta tout ce qui s'était passé, disant : O roi! puisses-tu être à jamais heureux ! puisse l'inimitié des méchants ne jamais atteindre ta vie! Je suis allé dans le pays de ces Divs courageux, que dis-je des Divs? Ce sont des lions avides de combats, plus rapides que des chevaux arabes, plus braves que les braves de l'Iran. Le peuple que l'on appelle Segsars, et que l'on prendrait pour des tigres féroces, lorsqu'il eut nouvelle de moi, et qu'il fut effrayé des bruits de mon arrivée, éleva un grand cri dans ses villes, et en sortit en masse. C'était une armée immense couvrant tout l’espace de montagne en montagne, de sorte que le jour brillant disparut sous la poussière. Ils s'avancèrent vers moi avides de combats, ils vinrent en confusion et en toute hâte. La peur se manifesta dans mon armée, et je ne savais comment y remédier. Je reconnus alors que tout reposait sur moi, et je poussai des cris contre l’armée des ennemis, je relevais cette massue du poids de cent mans,[1] je lançais mon cheval de fer. J’allais broyant leurs cervelles et étourdissant leurs têtes par la peur que je leur inspirais. Un petit-fils du terrible Selm, qui avait été le maître du monde, vint à moi semblable à un loup. Cet ambitieux s'appelait Karkoui, c'était un haut cyprès de bel aspect. Il descendait, par sa mère, de la race de Zohak, et les têtes des braves étaient devant lui comme de la poussière. Son armée était nombreuse comme les fourmis et les sauterelles, et l’on ne distinguait plus ni plaine, ni montagne, ni marais. Lorsque la poussière de cette grande armée s'éleva, tes joues de nos braves partirent. Je saisis ma massue qui tue d'un seul coup, et je devançai mon armée. Je poussai des cris du haut de mon cheval, de sorte que la terre leur paraissait tourner comme un moulin; mon armée reprit courage, et tous ne pensèrent plus qu'au combat. Karkoui entendant ma voix et les coups de ma massue qui jouait avec les têtes, vint à moi pour me combattre, semblable à un éléphant furieux, et armé d'un long lacet. Il cherchait à me prendre dans le nœud de son lacet, mais je m'en aperçus, et je me détournai du danger. Je pris dans ma main un arc digne d'un roi, et des flèches de peuplier armées d'acier. Je lançais mon cheval semblable à un aigle courageux, je faisais pleuvoir sur Kakoui des flèches brûlantes comme du feu, et je croyais avoir fortement cloué à son calque sa tête pareille à une enclume. Je vis à travers la poussière qu'il s'élançait comme un éléphant furieux, une épée indienne à la main. Il me vint en pensée, ô roi, que les rochers mêmes allaient lui demander grâce. Lui se hâtait, moi je tardais pour voir comment je pourrais le saisir; et lorsqu'il se précipita sur moi bravement, j'étendis mes mains du haut de mon cheval, je saisis le brave à la ceinture, et comme un lion je l'enlevai de la selle, comme un éléphant furieux je le jetai par terre de manière à briser tous ses os. Le roi étant ainsi abattu comme une chose vile, son armée s'enfuit du combat. Les vallées et fies hauteurs, les montagnes et les plaines se remplirent de tous côtés de masses d'hommes; et lorsque l’on compta les morts, on trouva douze mille cavaliers et fantassins couchés sur le sol. L'armée et le peuple des villes et les braves cavaliers étaient au nombre de trois cent mille; mais que pèse un ennemi devant ta fortune, et devant l’esclave de ton trône?
Le roi ayant entendu ces paroles, éleva sa couronne fortunée jusqu'à la lune. Il fit apporter du vin et préparer une fête, et se livra à la joie, car il vit le monde délivré de ses ennemis. Ils abrégèrent la nuit par le festin, ne cessant de porter la santé de Sam. Lorsque la nuit eut fait place au jour, on ouvrit le rideau[2] du palais, et le monde fut admis auprès du roi. Sam le vaillant chef se présenta devant le puissant roi Minoutchehr. Le héros sans pareil offrit ses hommages au roi, et il allait lui parler de Mihrab et de Zal, lorsque le roi du monde le prévint et commença à en parler dans un sens bien différent, en disant : Pars d'ici avec l’élite des grands, allume un feu dans l’Hindoustan, et brûle tous les palais de Mihrab, roi de Kaboul; il ne faut pas qu'il t'échappe, et que ce rejeton du dragon reste en vie car il pousserait de temps en temps un cri de guerre, et remplirait le monde heureux de combats et de troubles. Tous ceux qui lui sont alliés, tous les grands qui le servent, tous ceux qui sont de sa famille, et de la race de Zohak le magicien, tranche-leur la tête à tous, et délivre la terre des partisans de Zohak et de sa lignée.
Voyant la colère et la passion du roi, Sam n'osa dans le moment faire aucune réponse, il baisa le trône, frappa la terre de son front devant le roi illustre, plein du désir de la vengeance, et lui répondit : je ferai tout ce que je pourrai pour calmer la colère du roi ; puis il se dirigea vers son palais avec son armée et avec ses chevaux qui foulaient la route.
SAM PART POUR ALLER COMBATTRE MIHRAB.
Mihrab et Destan apprirent les desseins que le roi et Sam avaient concertés; tout le pays de Kaboul en fut troublé, et des cris s'élevèrent du palais de Mihrab. Tandis que Sindokht, Mihrab et Roudabeh désespéraient de leur vie et de toute chose, Zal sortit de Kaboul en colère, le visage défait et les bras levés, en disant : si un dragon malfaisant venait pour brûler le monde avec son haleine, il faudrait qu'il me tranchât la tête avant de se rendre maître du Kaboulistan. Il partit en toute hâte, le foie plein de sang, le cœur plein de pensées, la tête remplie de discours. Lorsque Sam le brave eut nouvelle que le fils du lion courageux s'avançait sur la route, toute l’armée se leva, on apprêta le drapeau de Feridoun, on battit les tambours du départ, et le Sipehbed et son armée allèrent à la rencontre de Zal. Les éléphants portaient sur leurs dos des drapeaux ornés de belles couleurs, de rouge, de jaune et de violet.
Aussitôt que Destan fils de Sam vit son père, il mit pied à terre et courut vers lui; les grands, tant du côté du roi que de celui du prince, descendirent de cheval. Zal baisa la terre, et son père lui parla longuement; puis Zal remonta sur son cheval arabe semblable à une haute montagne brillante d'or. Tous les grands s'avancèrent vers lui pleins de soucis, et lui dirent : On a exaspéré ton père contre toi, demande-lui pardon et ne montre pas d'orgueil. Zal répondit : Ceci ne me fait pas peur, car l'homme n'a d’autre fin que le tombeau. Mais si mon père se conduit comme un homme de sens, il ne détruira pas une parole par une autre. Vous verrez que je lui parlerai avec amour et que je ferai couler des larmes de honte sur ses joues. Ils chevauchèrent ainsi jusqu'au palais de Sam, le cœur ouvert et en joie. Sam le cavalier descendit, et admit sur-le-champ son fils en sa présence. Zal s'approcha de son père, baisa la terre en étendant les bras, invoqua les grâces de Dieu sur Sam le héros, et les larmes de ses yeux effacèrent les roses de ses joues: Puisse le Pehlewan au cœur prudent être heureux! puisse son esprit ne s'attacher qu'à la justice ! Ton épée brûle le diamant, la terre pleure le jour oh tu combats; quand ton cheval bondit au jour de la bataille, ton armée ordinairement trop lente à ton gré se hâte ce jour-là. Le ciel, quand il entend le sifflement de ta massue n'ose faire avancer les astres. Ta justice fait fleurir la terre entière, l'esprit et la prudence sont tes supports. Ta justice rend heureux tous les hommes, elle s'étend sur toute la terre et sur le siècle entier; il n'y a que moi qui n'y ai aucune part quoique je sois un membre de ta famille. J'ai été élevé par un oiseau, j'ai mangé de la poussière personne n'est mon égal dans le combat. Je n'ai conscience d'aucun crime qui donne à qui que ce te soit le pouvoir de me faire du mal ; si ce n'est peut-être d'avoir pour père Sam le brave, quoique cette origine ne m'ait pas procuré beaucoup de gloire. Aussitôt que ma mère m'a mis au monde, tu m'as rejeté, tu m'as exposé sur la montagne. Tu as livré ton nouveau-né aux douleurs, tu as jeté au feu un enfant qui devait croître. Je n'ai pas vu de berceau, ni de sein plein de lait; aucun parent n'a eu soin de moi; tu m'as porté sur la montagne, tu m'as jeté là, tu as ravi mon cœur à toute tendresse et à tout repos; tu as lutté contre Dieu le créateur, car d'où viennent la couleur blanche et la couleur noire? Maintenant que Dieu le créateur m'a fait grandir et qu'il a jeté sur moi l'œil de sa toute puissance, je possède des honneurs, du courage, une épée de brave et un ami comme le roi de Kaboul, qui a un diadème, un trône et une lourde massue, de la sagesse et des vassaux qui portent des couronnes. J'ai fixé ma demeure à Kaboul selon tes ordres, je me suis conformé à les volontés et au serment que tu as exigé de moi. Tu m'avais promis de ne jamais m'affliger, de faire porter fruit à l'arbre que je planterais; mais en venant du Mazenderan tu as pris ta résolution, tu es accouru du pays des Kerguesars avec l'intention de désoler le palais que j'habite: c'est ainsi que tu veux me rendre justice. Me voici devant toi, je livre mon corps vivant à ta colère, fais-moi couper en deux avec une scie, mais ne me dis pas un mot sur le Kaboul. Fais ce que tu veux, puisque tu as le pouvoir; mais tout le mal que tu causeras à Kaboul, c'est à moi que tu le feras.
Le prince entendit les paroles de Zal, il écouta avidement, laissa tomber ses bras et répondit: Oui ! c'est la vérité, et ta langue en porte témoignage. J'ai été injuste dans tout ce que j'ai fait à ton égard, et le cœur de tes ennemis s'est réjoui de ton malheur. Tu m'as demandé l'objet de ta passion, tu t'es levé de ta place dans ton angoisse; réprime ta colère jusqu'à que ce que j'aie trouvé un remède à ton mal, et assuré l’accomplissement de tes désirs. Je vais faire écrire une lettre au roi, que je lui ferai remettre par tes mains, ô mon fils! Quand le maître du monde verra ton visage et tes prouesses, il cessera de vouloir te persécuter. Nous lui représenterons tout ce qu’il faudra, nous ramènerons son esprit et son cœur à la justice; et si le roi notre maître se réunit à moi, toutes nos affaires tourneront selon tes désirs. Le lion triomphe toujours par la force de sa griffe, et partout où il est, il trouve une proie. Zal-zer baisa la terre et invoqua plusieurs fois la grâce de Dieu sur son père.
ZAL VA EN AMBASSADE AUPRÈS DE MINOUTCHEHR.
Ils mandèrent un scribe et se concertèrent sur toutes choses. La lettre commençait par des louanges du Créateur, qui a toujours été et sera toujours. C’est lui qui dispense le bien et le mal, l'existence et la destruction; nous sommes tous ses esclaves, et il est un. Au-dessus de tout ce qu’il a appelé à l'existence, se meut le ciel qui tourne. Il est le maître de Saturne, du soleil et de la lune. Que sa grâce soit sur le roi Minoutchehr, qui dans le combat est comme le poison qui triomphe même de la thériaque, et dans la fête comme la lune qui illumine le monde ; sur Minoutchehr qui manie la massue et qui fait ouvrir les portes des villes; qui fait jouir chacun d'une part de joie, qui tient dans sa main le drapeau de Feridoun, et qui tue le tigre fier et courageux. Les hautes montagnes deviennent par les coups de ta massue comme la poussière sous les sabots de ton cheval qui porte haut la tête. Par la bonté de ton cœur et par la pureté de ta foi tu amènes ensemble à l’abreuvoir le loup et la brebis. Je suis un esclave qui ose t’approcher, j'ai atteint deux fois soixante ans; une poussière de camphre me couvre la tête, c'est le diadème que le soleil et la lune m'ont donné. J'ai ceint mes reins de héros comme un esclave; j’ai combattu les magiciens, manié la bride, vaincu les braves et frappé de la massue. Personne dans le monde ne connaît un cavalier tel que moi; et lorsque j'ai porté ma main sur la lourde massue, la gloire des braves du Mazenderan s'est éclipsée. N'eussé-je, moi qui porte la tête plus haut que les plus fiers, laissé d'autres traces dans le monde que la destruction de ce dragon qui sortit du lit du Kaschaf et rendit la terre nue comme la main, cela suffirait à ma gloire. Sa longueur égalait la distance d'une ville à une autre, sa largeur remplissait l'espace d'une montagne à une autre. Les hommes tremblaient devant lui, ils étaient au guet jour et nuit. Je vis que l'air était vide d'oiseaux et la face de la terre privée de bêtes sauvages. Le feu du dragon brûlait les ailes des vautours, son venin dévorait la terre. Il aurait tiré de l'eau le crocodile farouche, et de l'air l'aigle aux ailes rapides. La terre devenait vide d'hommes et d'animaux, et toute créature lui cédait la place. Lorsque je vis que personne sur la terre n’osait engager le combat avec lui, je bannis loin de mon cœur toute crainte, et me fiant à la force que m'a ordonnée Dieu le saint, je me ceignis au nom du Tout-Puissant, je m'assis sur mon cheval qui ressemble à un éléphant; à sa selle était suspendue ma massue à tête de bœuf, à mon bras mon arc, et mon bouclier à mon cou. Je partis comme un crocodile furieux; j'avais pour moi une main agile, il avait pour lui une haleine dévorante. Tous ceux qui virent que je voulais lever la massue contre le dragon, me dirent adieu. J'arrivais près de lui, et je le vis semblable à une grande montagne, traînant par terre les poils de sa tête pareils à des cordes. Sa langue était comme un tronc noir, sa gueule était béante et pendait sur le chemin; ses deux yeux ressemblaient à deux bassins remplis de sang. Il me vit, hurla et vint à moi avec rage; il me semblait, ô roi, qu'il était rempli de feu; le monde était devant mes yeux comme une mer, et une fumée noire volait vers les nuages sombres. Ses cris faisaient trembler la terre, et le monde devenait par son venin semblable à la merde la Chine. Je poussai contre lui des cris terribles connue les cris du lion, ainsi qu'il convient à un homme de cœur. Je plaçai sans délai dans mon arbalète une flèche de peuplier à pointe d'acier, je dirigeai la flèche vers sa gueule pour clouer sa langue à son palais; et sa gueule était ainsi percée d'un côté, il laissa pendre sa langue, tant il en était étourdi. Aussitôt je tirai dans sa gueule une seconde flèche qui le fit se tordre de douleur. Une troisième fois je le blessai au milieu de la gueule, et un torrent de sang sortit de son corps. Comme il rendait la terre étroite pour moi, je détachai ma massue de combat à tête de bœuf; et de toute la force que le maître du monde m'a donnée, je lançai mon cheval au corps d'éléphant. Je frappai le dragon au front avec ma massue à tête de bœuf; tu aurais dit que le ciel faisait pleuvoir sur lui des montagnes. Je broyais sa tête comme si elle eût été la tête d'un éléphant furieux, et son venin coulait comme les eaux du Nil. Un seul coup l'abattit de telle sorte qu'il ne se releva plus, sa cervelle rendit la plaine égale à la montagne, le courant du Kaschaf devint comme un fleuve de bile, et la terre redevint un lieu de repos et de sommeil. Toutes les montagnes étaient couvertes d'hommes et de femmes qui chantaient mes louanges. Les hommes regardaient avidement ce combat car ce dragon avait été un grand fléau. Ils m'appelèrent de là Sam qui ne donne qu'un coup, ils versèrent sur moi des joyaux. Lorsque je revins, mon corps brillant était dépouillé de sa fameuse cuirasse, les caparaçons s'étaient fondus sur mon cheval, et le venin du dragon me rendit malade pendant longtemps. Depuis beaucoup d'années il n’y avait pas eu de fruits dans ces pays, et l'occident n'était couvert que de ronces brûlées. Si je voulais te parler encore de la guerre contre les Divs, cette lettre deviendrait trop longue dans tout ce que j'ai entrepris, j'ai toujours placé sous mes pieds les têtes des grands; et partout où j'ai fait bondir mon cheval aux pieds de vent, les lions féroces ont quitté le pays. Depuis beaucoup d'années la selle est mon trône, et le dos de mon cheval ma demeure. Je t'ai soumis avec ma lourde massue le pays des Kerguesars et le Mazenderan. Je n'ai jamais demandé pour moi des provinces, je n'ai désiré que de te voir heureux et victorieux. Mais maintenant mon bras que je tenais haut, et la massue avec laquelle je frappais, ne sont plus ce qu'ils étaient, et ma poitrine et mes reins se courbent. Je lançais un lacet de soixante coudées, mais le temps m'a ployé vers la terre. A présent j'ai transmis le pouvoir à Zal qui est digne de la ceinture et de la masse d'armes. Comme moi, il détruira tes ennemis, et ses prouesses rendront ton cœur joyeux. Mais il nourrit en secret un désir qu'il ira soumettre au roi de la terre, un désir qui est bon devant Dieu, sous la protection duquel se trouve toute chose bonne. Nous n'osons rien faire sans l'avis du roi, car il ne convient pas à des esclaves d’agir selon leur volonté. Le roi mon seigneur, le protecteur du monde, m’a entendu prononcer la promesse que j’ai faite à Zal en présence du peuple après l'avoir ramené du mont Alborz, la promesse de ne jamais m'opposer à sa volonté. Dans son désir il est venu me trouver, il est arrivé couvert de sang et de poussière et les os brisés, et m'a dit : Te fais-tu le soutien de la cour d’Amol? Il te siérait mieux de te rendre à Kaboul. Quand un homme élevé par un oiseau sur la montagne, et rejeté loin de la foule des hommes, voit une femme, dans le Zaboulistan, semblable à un cyprès couronné d'un jardin de roses, et qu’il en perd la raison, il ne faut pas s'en étonner, et le roi ne doit pas lui en vouloir. Les tourments de son amour sont devenus tels, que quiconque le voit a pitié de lui. Le serment dont le roi a entendu parler, est la suite des grandes peines que Zal a souffertes sans les mériter. C'est moi qui ai fait de lui un homme au cœur affligé; quand il arrivera devant le puissant trône, fais ce qui convient à un grand prince : je n'ai pas besoin de t'enseigner la sagesse. Je n'ai dans le monde que lui pour me défendre des soucis et me soutenir. Sam, fils de Nériman, invoque mille bénédictions de Dieu sur le roi du monde et sur les grands de sa cour.
Lorsque la lettre fut écrite et leurs plans concertés, Zal la saisit avidement et se leva, il sortit et sauta sur son cheval, et le bruit des trompettes s’éleva. Les braves l’accompagnèrent sur la route, tournant leur visage en toute hâte vers le roi, et Sam qui tue d'un seul coup se rendit dans le jardin de roses lorsque Zal eut quitté le Zaboulistan.
COLÈRE DE MIHRAB CONTRE SINDOKHT.
Lorsque ces événements furent connus à Kaboul la tête du gardien des frontières se remplit de colère. Il en perdit la raison, appela devant lui Sidokht, et exhala devant elle toute sa colère contre Roudabeh, disant : Maintenant il n’y a plus d'autre moyen, je ne peux tenir contre le roi du monde, je te mènerai devant lui avec ta fille au corps impur, et je vous tuerai ignominieusement devant le roi du peuple. Peut-être qu'alors le roi d'Iran apaisera sa colère et son désir de vengeance, et qu'il rendra la paix au monde; car qui, dans le Kaboul voudra combattre Sam? qui osera s'exposer aux coups de sa massue?
Sindokht l'écouta, elle s'assit devant lui et médita dans son esprit fertile en ressources. Elle s'avisa dans son cœur d'un moyen, car elle était ingénieuse en plans et en conseils, puis elle courut auprès di roi, qui ressemblait au soleil, croisa ses mains sui son sein et lui dit : Ecoute une parole de moi; si tu veux faire autre chose, tu le feras. Si tu as de trésors pour sauver ta vie, donne-les, et sache que cette nuit enfantera quelque chose. Quelque longue que soit une nuit, son obscurité ne dure pas longer temps; le jour paraîtra, quand le soleil commencera à briller, et le monde ressemblera à un sceau de rubis de Badakhshan. Mihrab répondit : ne conte pas au milieu des hommes de guerre de vieux contes; dis ce que tu sais, lutte pour ta vie, ou résigne-toi à te revêtir d'une robe sanglante. Sindokht lui dit : O puissant roi ! il se peut que tu n'aies pas besoin de mon sang. Il faut que j'aille auprès de Sam, il faut que je tire cette épée du fourreau ; je lui dirai ce qu'il convient de dire, et l'esprit assaisonnera mes paroles crues. Je fournirai les ruses, tu fourniras les présents et tu m'abandonneras les trésors que tu as accumulés. Mihrab lui répondit : Voici la clef : il ne faut jamais ménager ses richesses; prépare des esclaves et des chevaux, un trône et une couronne, et prends-les avec toi. Il se peut qu'alors Sam ne brûle pas le pays de Kaboul à cause de nous, et que son cœur de même qu'il a été desséché à notre égard, brille de nouveau pour nous. Sindokht lui dit : Si tu tiens à ta vie, prodigue tes richesses. Mais il ne faut pas que tu traites durement Roudabeh, pendant que je cherche un remède à nos maux. Je n'ai dans ce monde qu'un seul bien en partage, c'est sa vie; tu m'en réponds aujourd'hui. Je n'ai aucun souci de moi-même, c'est pour elle que je suis ainsi en peine et en angoisse. Elle lui fit jurer un grave serment, puis elle se prépara courageusement à son entreprise. Elle se vêtit de brocart et d'or, et couvrit son sein de perles et de rubis précieux; elle prit dans le trésor de Mihrab trois cent mille pièces d'or pour les présenter à Sam; on amena deux fois trente chevaux arabes et persans aux caparaçons d'argent, et soixante esclaves avec des colliers d'or, tenant chacun en main une coupe d'or pleine de musc et de camphre, de rubis et d'or, de turquoises et de pierreries de toute espèce; puis cent dromadaires femelles aux poil roux, et cent dromadaires de charge bon coureurs. Puis on apporta une couronne digne d'un roi, ornée de pierres fines, et des bracelets, de colliers, des boucles d'oreilles et un trône d'or semblable au firmament, incrusté de pierreries de tout espèce, large de vingt palmes royales et de la hauteur d'un homme à cheval qui tient haut la tête. Enfin on amena quatre éléphants indiens, que l'on chargea d'étoffes et de tapis.
SAM CONSOLE SINDOKHT.
Sindokht ayant épuisé le trésor, monta à cheval comme un héros semblable à Adergueschasp.[3] La tête couverte d'un casque de Roum, assise sur un cheval rapide comme le vent, elle s’avança solennellement vers la cour de Sam, en silence et sans se nommer. Elle dit aux chefs de la garde d’annoncer sans délai au Pehlewan du monde, qu’un envoyé de Kaboul était arrivé auprès du puissant prince du Zaboulistan, porteur d'un message de Mihrab pour Sam, le chef de l’armée, le maître du monde. Le gardien du rideau se présenta devant Sam et lui porta le message, et Sam ayant accordé l'audience, Sindokht descendit de cheval et entra; elle courut vers le prince en toute hâte, baisa la terre et invoqua les grâces de Dieu sur le roi et sur le Pehlewan du monde. Les hommes qui portaient l’or, les esclaves, les chevaux et les éléphants formèrent des rangs depuis la porte du palais jusqu'à une distance de deux milles. Elle les fit tous amener l’un après l’autre devant Sam, et la tête du Pehlewan se troubla lorsqu'il vit tous ces présents. Il resta assis plein de pensées, semblable à un homme ivre, les bras croisés, la tête baissée, se disant : Comment se peut-il que d'un endroit où il se trouve de telles richesses, on envoie une femme? Si j'accepte tous ces présents, le roi du peuple m'en voudra; et si je les renvoie et que j'en prive Zal, il étendra ses bras comme le Simurgh étend ses ailes, il entrera en colère et s'irritera contre moi : et que lui répondrai-je à la face du peuple ? Il releva la tête et dit : Emportez ces trésors emmenez ces esclaves et ces éléphants parés, donnez-les au trésorier de mon fils, et déposez-les au trésor au nom de la lune du Kaboul. Sindokht au visage de Péri trouva des paroles devant Sam, et son cœur fut en joie, car elle connut que le bonheur arrivait et que le malheur était passé, en voyant agréer son présent. A côté d'elle étaient trois esclaves, belles comme des idoles, blanches comme des lis, hautes comme des cyprès, tenant chacune en main une coupe pleine de rubis rouges et de perles. Elles les versèrent devant le Sipehbed en les mêlant ensemble; et lorsqu'elles se furent acquittées de cet office devant le Pehlewan, on fit sortir de la salle les personnes étrangères. Sindokht dit à Sam : par tes conseils les jeunes gens acquièrent la prudence des vieillards. Les grands apprennent de la sagesse, c'est par ton aide qu'ils rendent brillant le monde obscur. C'est ton sceau qui a enchaîné la main des méchants, c'est ta masse qui a ouvert la voie de Dieu. Si quelqu'un a commis une faute c'est Mihrab, et ses paupières se sont mouillées du sang de son cœur. Mais quel crime ont commis les habitants de Kaboul pour qu'il faille les anéantir. Ils ne vivent tous que pour te servir, ils sont tes esclaves et la poussière de tes pieds. Crains celui qui a créé la raison et le pouvoir, l’étoile brillante du matin et le soleil; il n'approuverait pas une telle action : ne ceins donc pas tes reins pour verser du sang. Sam le héros lui dit : Réponds à toutes mes questions, et ne me mens pas. Es-tu l'esclave ou l'épouse de Mihrab dont Zal a vu la fille? Parle-moi de sa beauté, de ses cheveux, de son naturel et de son esprit, pour que je sache de qui elle est digne. Dis-moi sur sa stature, ses traits et ses manières, tout ce que tu as observé.
Sindokht lui répondit : O Pehlewan, chef des Pehlewans et soutien des braves ! Promets-moi d'abord par un grand serment, qui fasse trembler la terre et le pays, que tu épargneras ma vie et la vie de tous ceux qui me sont chers. Le palais et la salle du roi sont ma demeure, j'ai des trésors et une famille puissante. Quand je serai sûre de ta protection, je te dirai tout ce que tu m'as demandé, et je m'en glorifierai. Je rechercherai tous les trésors cachés du Kaboul, et les enverrai dans le Zaboulistan. Alors Sam prit la main de Sindokht dans la sienne, et lui jura le serment, et lui donna sa parole et sa promesse. Sindokht ayant entendu son serment et ses paroles pleines de droiture, et ses promesses, baisa la terre, et se relevant, lui dévoila avec vérité tous ses secrets : Je suis, ô Pehlewan, de la famille de Zohak, et la femme du vaillant Mihrab à l'âme brillante. Je suis de même la mère de Roudabeh au visage de lune, sur laquelle Zal verse son âme. Toute ma famille se tient devant Dieu le saint, dans la nuit sombre, jusqu'à ce que le jour dissipe les ténèbres, invoquant les grâces de Dieu sur toi, sur Zal, et sur le roi maître du monde. Je suis venue pour savoir quel est ton désir, et qui sont tes ennemis et tes amis dans Kaboul. Si nous sommes méchants et de mauvaise race et indignes de ce royaume, me voici devant toi dans ma tristesse; tue ceux qui le méritent, enchaîne ceux qu'il faut que tu enchaînes, mais ne brûle pas le cœur de ceux de Kaboul qui sont innocents car une telle action changerait le jour en nuit. Sam écouta ces paroles; il vit devant lui une femme de bon conseil et d'un esprit brillant, dont la joue était comme le printemps, la stature comme un cyprès, la taille comme un roseau, la démarche comme celle d'un faisan. Il lui répondit : Mon serment est inviolable, et dût-il m'en coûter la vie, et le Kaboul et tous ceux qui t'appartiennent, vous resterez joyeux de cœur et sains de corps; de même j'approuve que Zal recherche une compagne telle que Roudabeh. Vous êtes dignes de la couronne et du trône, quoique vous soyez d'une autre race. Tel est le monde, et il n'y a rien d'humiliant, car on ne peut lutter contre le maître du monde. Il crée comme il le veut, et nous en restons et nous en resterons dans l'étonnement. L'un est en haut, l'autre est en bas; l'un est dans le bonheur, l’autre dans l'angoisse; le cœur de l’un est réjoui par la fortune, le cœur de l'autre est déprimé par le malheur. La fin de tous est dans le sein de la terre, car chaque génération est la semence d'une autre. Maintenant je m'occuperai de ton sort, de tes désirs et de tes soucis amers. J'ai écrit au puissant roi une lettre de supplication, telle qu'en écrit un homme en peine, et Zal est allé auprès de lui; il est parti de manière que tu aurais dit que des ailes l’emportaient. Il est monté à cheval et a couru comme le vent, et le sabot de son cheval a déchiré la terre. Le roi lui donnera une réponse, et s'il le reçoit bien, il sera bien avisé; car cet élève du Simurgh a perdu l'esprit, son pied s'est enfoncé dans la terre mouillée de ses larmes. Si sa fiancée l'aime d'un amour égal, ils en mourront tous les deux. Fais-moi voir une fois cette fille de la race du dragon, et tu en seras récompensée ; car je ne doute pas que sa vue ne me plaise, et que ses paroles ne me portent bonheur. Sindokht lui répondit : Si le Pehlewan veut rendre heureuse son esclave et remplir son âme de joie, qu'il entre à cheval dans mon palais : alors ma tête touchera le ciel sublime. Quand nous aurons amené à Kaboul, un roi tel que toi, nous apporterons tous devant lui notre vie comme offrande. Elle vit que Sam avait les lèvres pleines de sourire et que toute racine de colère était arrachée de son cœur. Le vaillant Sam lui répondit souriant : Délivre ton cœur de ses soucis, car se terminera bientôt selon tes désirs.
Sindokht l'entendit, lui fit ses adieux et sortit palais joyeuse et la joue colorée comme un rubis par le plaisir. Elle envoya un messager plein de cœur et rapide comme le vent pour porter à Mihrab cette bonne nouvelle : Oublie tout soupçon, réjouis-toi et prépare-toi à recevoir un hôte. Je suivrai cette lettre en toute hâte, je ne tarderai pas sur la route. Le second jour, lorsque la source du soleil commença de couler et que les hommes se réveillèrent de leur sommeil, Sindokht, la reine illustre, se dirigea vers le prince maître du trône. Elle s'approcha lentement de la cour de Sam, et tous la saluèrent en l'appelant la plus grande des reines ; elle s'approcha de Sam et le salua, et lui parla pendant longtemps de la permission qu'elle demandait de s'en retourner et de revoir dans sa joie le maître de Kaboul, des préparatifs à faire pour recevoir son nouvel hôte, et de son désir d'annoncer à Mihrab la nouvelle alliance. Sam lui dit : Va, et retourne chez toi; dis au vaillant Mihrab ce que tu as vu. Puis il fit préparer un présent digne d'elle, et choisir ce qu'il y avait de plus précieux dans ses trésors, en partie pour Mihrab et Sindokht, en partie pour Roudabeh qui faisait naître l'amour. Ensuite tout ce que Sam possédait à Kaboul en palais, en jardins, en plantations et en récoltes, en bêtes à lait, en tapis et en étoffes, il le donna à Sindokht; et prenant sa main dans la sienne, il lui répéta de nouveau ses promesses, disant : Va à Kaboul, restes-y sans inquiétude, et ne crains plus que tes ennemis te fassent du mal. Le visage de Sindokht, qui était comme une lune devenue pâle, s'épanouit de nouveau, et elle et son cortège reprirent leur chemin sous une bonne étoile.
ZAL PORTE LA LETTRE DE SAM A MINOUTCHEHR.
Maintenant écoute ce qui arriva à Zal dans son voyage à la cour de Minoutchehr le fortuné. Lorsque roi eut nouvelle que Zal, fils de Sam le cavalier, était en route pour venir le voir, tous les grands qui brillaient dans l'empire sortirent pour aller à sa encontre. Zal s'approcha du palais, et on le laissa incontinent pénétrer jusqu'au roi. Il s'avança vers lui, baisa la terre et invoqua sur lui la grâce de Dieu; il resta longtemps le visage contre terre, et le roi plein de bonté lui donna son cœur. Le roi ordonna qu'on le relevât de la poussière et qu'on versât du musc sur lui; Zal l'illustre s'approcha au trône du roi, et le puissant maître du monde lui demanda : O fils du Pehlewan, comment as-tu supporté ce chemin difficile, et le vent et la poussière? Zal répondit : par l'effet de ta grâce tout est en bon état, la puissance rend les peines douces comme la musique. Le roi prit la lettre de Sam, il sourit et fut plein de bonne humeur et de grâce, il la lut et répondit : Tu as augmenté une ancienne douleur de mon cœur; mais quoique la lettre touchante que m'a écrite ton vieux père, dans le souci de son âme, me fasse beaucoup de peine, je consens à sa demande, je n'écouterai aucun soupçon, ni grand ni petit. Je ferai tout ce que tu souhaites puisque tel est ton désir et ton but. Reste quelque temps auprès de moi, pour que je prenne conseil sur ce qui te regarde.
Les cuisiniers apportèrent une table d'or et le roi des rois s'y assit avec Zal; il ordonna à tous les grands de s'asseoir à la table du roi du peuple, après qu'ils eurent achevé de dîner avec lui, on plaça du vin devant le trône d'un autre appartement. Le vin étant bu, le fils de Sam monta un cheval à frein d'or, il partit et passa la longue nuit, le cœur plein de pensées, la bouche pleine de paroles. A la pointe du jour il se présenta respectueusement devant Minoutchehr, qui était assis dans toute sa gloire. Le roi du monde le bénit, et après qu'il fut sorti, il fit son éloge en secret. Puis le roi ordonna aux Mobeds aux sages, aux astrologues et aux savants, de se rassembler devant son trône élevé pour interroger les astres, lis quittèrent le roi et se donnèrent beaucoup de peine pour découvrir le secret du ciel. Après avoir employé trois jours à leur recherche, ils reparurent, une table astronomique indienne à la main. Ils adressèrent au roi la parole disant: Nous avons calculé les mouvements des astres, et voici ce que nous avons découvert sur les intentions du ciel. Cette eau coulera limpide; il naîtra de la fille de Mihrab et du fils de Sam un héros plein d'énergie et de gloire : il aura une longue vie, de la force, de la gloire et un grand nom, de la hardiesse, de l'intelligence et un bras fort, et personne ne sera son égal ni au combat ni au banquet. Partout où son cheval mouillera son poil, le cœur de ceux qui le combattront se desséchera. Les aigles n'oseront pas voler au-dessus de son casque, il ne tiendra compte ni des chefs ni des grands. Cet enfant vigoureux sera de haute stature, il prendra tous les lions dans les nœuds de son lacet, il mettra au feu un onagre tout entier pour le rôtir, et fera frémir l’air sous son épée. Il sera le serviteur des rois et le refuge des cavaliers dans le pays d'Iran. Le roi qui portait haut la tête leur répondit : Tenez secret tout ce que vous m'avez dit.
LES MOBEDS METTENT ZAL À L'EPREUVE.
Le roi alors manda Zal, parce qu'il voulait lui faire adresser des questions pour le mettre à l'épreuve. Les sages à l'esprit prudent s'assirent avec les Mobeds renommés et avec Zal, pour lui faire quelques questions cachées sous le voile d'une énigme. Un Mobed dit à Zal à l'esprit vif, prompt et sage : j’ai vu douze arbres élevés qui ont poussé vigoureusement et sont d'une belle venue. Chacun d'eux pousse trente rameaux, et jamais ils n'augmentent ni ne diminuent dans le pays de Perse.
Le second Mobed lui dit : O toi qui portes haut la tête! il y a deux nobles chevaux, rapides à la course : l’un d'eux est noir comme une mer de poix, l'autre est brillant comme le cristal blanc. Ils courent tous deux et se hâtent, mais sans pouvoir jamais s'atteindre.
Le troisième lui dit : Voilà trente cavaliers, qui passent devant le roi : si tu regardes avec attention tu en trouveras un de moins; si tu comptes de nouveau, tu en trouveras trente.
Le quatrième lui dit : Tu vois un jardin rempli de verdure et de sources : un homme fort, porte une faux bien aiguisée, y entre brusquement, fauche également ce qui est vert et ce qui est sec ; si tu implores sa pitié, il ne t'écoute pas.
Le cinquième dit : Voila deux hauts cyprès, qui sortent d'une mer orageuse, comme des roseaux. Un oiseau y établit sa demeure; il se perche sur l'un le soir, sur l'autre le matin. Quand il s'envole du premier, toutes les feuilles se sèchent; quand il se place sur le dernier, elles exhalent un parfum de musc. De ces deux arbres l'un est tristement desséché, l'autre toujours vert.
Un sixième lui dit : j'ai trouvé une ville bâtie sur un rocher. Des hommes en sont sortis et ont choisi dans la plaine un hallier. Ils y bâtissent des édifices dont les toits s'élèvent jusque la lune; les uns parmi eux deviennent esclaves, les autres deviennent rois; le souvenir de leur ville s'est effacé de leur cœur, et personne n'en parie plus. Tout à coup vient un tremblement de terre qui fait disparaître le pays entier, leur fait sentir le besoin de la ville, et fait naître en eux des pensées durables.
Cherche bien en toi-même le sens de ces paroles, et fais-le connaître devant les grands. Si tu devines le mot de ces énigmes, tu auras converti la terre noire en musc pur.
ZAL RÉPOND AUX MOBEDS.
Zal réfléchit quelque temps, il leva ses bras et élargit sa poitrine, puis il ouvrit la bouche pour répondre en reprenant l’une après l’autre toutes les questions des Mobeds : Je commence par ce qui regarde les douze arbres élevés dont chacun pousse trente rameaux. Il y a dans l’année douze nouvelles lunes semblables à un roi nouveau assis sur un trône nouveau. Le mois arrive à sa fin en trente jours, tel est le temps de sa rotation. Je passe à la question relative aux deux chevaux brillants comme Adergueschasp, dont l’un est toujours blanc, l'autre toujours noir, et qui se poursuivent dans une course rapide. C’est le jour et la nuit qui passent, et qui comptent les pulsations du ciel au-dessus de nous. Ils courent comme une bête fauve devant les chiens, sans que l’un gagne jamais l’autre de vitesse. Ensuite tu as parlé de trente cavaliers qui passent devant le roi, et dont il manque un, mais qui de nouveau sont complets, quand tu les comptes. Sache que chaque lune se compte ainsi, telle a été la volonté du créateur du monde ; tu n’as voulu parler que de la lune décroissante, qui disparaît de temps en temps pendant une nuit. Maintenant je vais tirer du fourreau la parole : concernant les deux cyprès sur lesquels un oiseau établi ses nids. Depuis le signe du Bélier jusqu’à celui de la Balance, le monde tient cachées les ténèbres ; mais quand il passe de ce signe dans le signe du Poisson, alors les ténèbres et l’obscurité l'enveloppent. Les deux cyprès sont les deux côtés du ciel sublime, d'où nous viennent la joie et la tristesse; sache que l'oiseau qui vole au-dessus est le soleil, et que les craintes et les espérances du monde dépendent de lui. Enfin la ville située sur la montagne est le monde éternel, et le lieu où l'on rend compte de sa vie; le hallier est ce monde transitoire, lieu de plaisirs et de peines, de richesse et de travail; c'est celui-ci qui compte les moments de la vie, et qui tantôt en prolonge la durée, tantôt en tranche le cours. Il s'élèvera un vent accompagné d'un tremblement de terre, et le monde se remplira de bruit et de cris de douleur. Il nous faudra alors laisser tous nos travaux dans le hallier, et nous élever vers la ville haute. Un autre jouira des fruits de nos peines, et lui aussi ne restera pas, mais passera. Il en a été ainsi dès le commencement, il en sera toujours de même, et cette ne vieillira pas : si notre bagage consiste dans un bon renom, notre esprit sera environné de gloire par cette fin. Mais si nous sommes avides de gain et pervers, cela paraîtra quand la vie nous aura quittés; et quand même notre palais s'élèverait jusqu'à Saturne, il ne nous restera qu'un linceul. Quand la poussière sèche couvrira notre poitrine et notre visage, alors tout ne sera que peur, terreur et désolation. A l'égard du désert et de l'homme à la faux aiguë, qui fait trembler ce qui est vert et ce qui est sec, qui fauche également les herbes fraîches et les sèches, et n'écoute pas les plaintes que tu lui adresses : le faucheur est le temps, et nous sommes les herbes Il ne fait pas de distinction entre le grand-père et le petit-fils, il ne regarde ni l'âge ni la jeunesse, il abat toute proie qu'il rencontre ; telle est la loi et la condition de ce monde, que personne n'est enfanté par sa mère que pour mourir. Il entre par cette porte, et sort par cette autre, et le nombre de ses respirations lui est compté par le sort.
ZAL MONTRE SA PROUESSE DEVANT MINOUTCHEHR.
Lorsque Zal eut prononcé ces paroles, le roi en fut ravi dans son cœur. Toute l’assemblée fut surprise et contente, et le roi des rois applaudit à Zal. Il fit orner une salle de banquet brillante comme une nuit de pleine lune. Ils burent du vin, jusqu’a ce que le monde devînt obscur et que les têtes des buveurs se troublèrent. On entendit alors à la cour du roi les voix de tous les courtisans; puis ils se serrèrent la main et partirent ivres de vin et de joie. Lorsque le soleil darda ses rayons sur les montagnes, les grands se réveillèrent de leur sommeil, et Zal se présenta, les reins ceints et semblable à un lion courageux, devant le roi des rois, demandant la permission de quitter la cour et d’aller revoir Sam, son père illustre. Il dit au roi du monde : O mon gracieux maître! il me tarde de revoir visage de Sam maintenant que j'ai baisé la base de ce trône d'ivoire, et que mon cœur s'est réjoui de cette splendeur et de cette couronne. Le roi lui répondit : O jeune héros! il faut que tu donnes encore le jour d'aujourd'hui. C'est la fille de Mihrab que tu désires revoir; comment serais-tu si impatient de voir Sam fils de Neriman ? Il ordonna qu'on fît venir sur la grande place des cymbales, des clochettes indiennes et des trompettes; et tous les braves vinrent joyeusement avec des javelots et des massues, avec des flèches et des arcs. Ils prirent leurs arcs et leurs flèches de bois de peuplier, fixèrent un but, comme dans un jour de combat, et chacun se dirigea vers son but avec la massue ou l’épée, avec la flèche ou la lance.
Le roi du monde observa du haut du palais ouvertement et à la dérobée l'adresse des braves, et vit de la part de Destan, fils de Sam, des prouesses telles qu'il n'avait jamais vu ni entendu raconter de pareilles choses. Au milieu de la place royale se trouvait un vieil arbre, sur lequel beaucoup d'années et de mois avaient passé. Le fils de Sam frotta son arc, lança son cheval, proclama son nom, et il frappa au milieu l'arbre élancé, et le traversa de sa flèche royale. Puis les guerriers armés de javelots prirent des boucliers et frappèrent dessus mutuellement avec des dards pesants. Zal demanda un bouclier à un esclave turc; il poussa son cheval, et leva son bras; il jeta son arc, saisit un javelot, et commença une chasse de nouvelle espèce; il lança des dards contre trois boucliers, les traversa et les jeta de côté, brisés. Le roi dit à ses braves : Qui d'entre les grands veut combattre Zal? Combattez-le une fois corps à corps, car il vous a vaincus avec la flèche et le javelot.
Tous les braves préparèrent leur armure, le cœur plein de jalousie, les lèvres pleines de sourire. Ils partirent pour le combat en secouant les rênes de leurs chevaux et tenant en main des lances à pointe d'acier. Zal lança son cheval et souleva la poussière, et lorsqu'il fut sur le point de se rencontrer avec eux, il chercha des yeux lequel d'entre eux était un guerrier de renom, un cavalier maniant bien les rênes et tenant haut la tête; ce fut sur celui-là qu'il s'élança tout à coup, et le brave s’enfuit devant lui. Zal sortit de la poudrière comme un léopard, saisit son ennemi par la ceinture et l'enleva de la selle si lestement, que le roi et son armée en restèrent étonnés. Tous les braves proclamèrent d'une voix, que jamais on ne verrait l'égal de Zal, et Minoutchehr lui dit : O jeune homme plein de cœur ! puisses-tu rester heureux pendant toute ta vie ! La mère de quiconque voudra te combattre, devra teindre sa robe en couleur de deuil. Jamais lionne n'enfantera un héros tel que toi. Que dis-je il faut le compter parmi les crocodiles. Heureux Sam le preux, de laisser dans le monde comme souvenir un fils si brave et si bon cavalier!
Le puissant roi et tous les Pehlewans et les vaillants guerriers le bénirent. Les grands entrèrent dans le palais du roi, les reins ceints et le casque en tête, et le roi du monde choisit pour Zal un présent dont tous les grands s'émerveillèrent, une couronne précieuse et un trône d'or, des bracelets, des colliers et des ceintures d'or, puis des coupes magnifiques, des esclaves, des chevaux et des choses de toute espèce. Il donna tout cela à Zal le Mobed, et le fils de Sam baisa la terre devant lui.
REPONSE DE MINOUTCHEHR A LA LETTRE DE SAM.
Puis le roi fit une réponse à la lettre de Sam, il rédigea dans les termes les plus gracieux : O brave Pehlewan, de grand renom, toujours victorieux et semblable à un lion ! le ciel qui tourne ne connaît point ton égal dans le combat ni dans les fêtes en sagesse ni en beauté. Ton fils fortuné, Zal le brave qui étonne les lions au jour du combat, le vaillant, le courageux, le héros, le cavalier qui laissera un souvenir dans le monde, est auprès de moi; j'ai été informé de tes désirs, de tes demandes, de tes desseins et des moyens de te rendre le repos. Je lui ai accordé tout ce qu’il désire, et j'ai passé avec lui beaucoup de jours heureux. Un lion qui fait sa proie du léopard, que peut-il produire qu'un lionceau qui rugit au combat? Je l’ai renvoyé satisfait; puissent ses ennemis être impuissants à lui nuire! Zal se mit en marche, rempli de bonheur et levant la tête au-dessus des braves de son armée. Il vint un messager à Sam pour lui dire : Je quitte Minoutchehr le cœur en joie, avec des présents dignes d'un roi, une couronne, des bracelets, des colliers et un trône d'ivoire. Je me rends en toute hâte auprès de toi, ô mon père glorieux et plein de tendresse ! Le Pehlewan en fut si heureux, que malgré sa vieillesse il se sentit rajeuni. Il envoya de suite un cavalier à Kaboul pour qu'il apprit à Mihrab ce qui s'était passé, et comment le roi de la terre avait rétabli le bonheur qui avait disparu, en ajoutant : Aussitôt que Destan sera revenu, nous irons tous les deux auprès de toi, comme c'est notre devoir. Le messager arriva promptement à Kaboul, et fit au roi le récit de ce qui était arrivé. Le roi de Kaboul eut une telle joie de son alliance avec le soleil du Zaboulistan, qu'un mort en serait revenu à la vie, et qu'un vieillard en serait redevenu jeune. On appela de tous côtés des chanteurs, tu aurais dit que tous versaient leurs âmes. Mihrab dans son bonheur et dans sa joie, le cœur plein de contentement et le sourire sur les lèvres, appela la noble Sindokht, et lui adressa mainte douce parole, en disant : O ma compagne remplie d'intelligence! c'est ton conseil qui a éclairé ces ténèbres; tu as saisi une branche à laquelle tous les rois de la terre rendront hommage. Maintenant il faut tâcher de finir comme tu as commencé. Tous mes trésors sont à tes ordres, que ce soit mon trône, ou ma couronne, ou mes joyaux. Sindokht ayant entendu ces paroles, le quitta et alla auprès de sa fille pour lui révéler le secret. Elle lui annonça qu'elle allait voir Zal et lui dit : Maintenant que tu as trouvé un époux digne de toi, il faut que tous, hommes et femmes, à cause de la grandeur des désirs que tu as conçus, renoncent à te faire des reproches. Tu t'es précipitée vers l'objet des désirs de ton cœur, et maintenant tu obtiens tout ce que tu as souhaité. Roudabeh lui répondit: O compagne du roi ! tu es digne d'être révérée par le peuple entier; je ferai ma couche de la poussière de tes pieds, c'est selon tes ordres que je réglerai mon culte. Puisse l'œil des Ahrimans ne pas te frapper ! puissent ton cœur et ton âme être comme une maison de noces !
Sindokht écouta les paroles de sa fille, et se mit a décorer le palais; elle arrangea la salle du roi comme un gai paradis, mêla du vin avec du musc et avec de l'ambre, étendit un tapis couvert de figures d'or, et brodé tout d'émeraudes, et un autre brodé de perles de belle eau, dont chacune était comme une goutte d'eau pure; elle plaça dans la salle un trône d'or, elle le plaça et l'orna selon la mode de la Chine, un trône dont toutes les figures étaient de pierreries, sur lequel des sculptures remplissaient les intervalles des joyaux et dont les degrés étaient de rubis, car c'était un trône de roi et plein de magnificence. Sindokht para Roudabeh comme un paradis, et la couvrit d'un grand nombre de talismans écrits. Elle la fit asseoir dans ce palais doré, et ne voulut que personne eût accès auprès elle.
Tout le Kaboulistan était orné et rempli de couleurs, de parfums et de choses précieuses; on jeta des caparaçons sur le dos de tous les éléphants, on les couvrit de brocarts de Roum. On plaça sur leur dos des musiciens, et tous les hommes se posèrent un diadème sur la tête. On se prépara pour aller au-devant de Zal, on choisit les esclaves qui devaient répandre du musc et de l’ambre, étendre des tapis de soie et de poil de castor, verser sur les têtes des émeraudes et de l’or, et arroser la terre d’eau de rose et de vin.
ZAL ARRIVE AUPRÈS DE SAM.
Pendant ce temps Zal accourut en toute hâte, comme un oiseau ailé, comme un vaisseau sur l’eau. Tous ceux qui eurent nouvelle de son approche allèrent au-devant de lui en grand pompe, et un grand cri s'élevant du palais, annonça que Zal l’heureux arrivait. Sam le preux alla à sa rencontre, le cœur en joie, et le pressa longtemps contre sa poitrine. Zal, aussitôt qu'il fut libre, baisa la terre devant son père, et lui raconta tout ce qu’il avait vu et entendu. Sam s’assit avec Zal au cœur joyeux et plein de contentement, sur le trône resplendissant, puis il lui conta, en tâchant de cacher son sourire, ce que Sindokht avait fait.
Il me vint, dit-il, après ton départ un message de Kaboul, dont le porteur était une femme, nommée Sindokht. Elle exigea de moi la promesse, que je donnai sur-le-champ, de ne jamais agir hostilement à son égard. Je répondis sincèrement à toutes ses demandes, qu'elle me fit avec douceur. D'abord elle demanda que le roi du Zaboulistan devînt le mari de la lune du Kaboul, puis que nous allassions la visiter en qualité d'hôtes, pour la guérir entièrement de ses douleurs. Il m'arrive maintenant un messager de sa part, qui m'annonce que tout est préparé et plein de beauté et de parfum. Que faut-il répondre à ce messager? que faut-il faire dire au noble Mihrab?
Zal, fils de Sam, fut si ravi, que de la tête aux pieds il devint couleur de rubis. Il répondit : O Pehlewan ! si ton âme brillante y consent, devançons ensemble l'armée, pour pouvoir nous parler et nous entendre là-dessus. Sam regarda son fils et sourit; il savait bien quel était le désir de son âme, car Zal ne parlait que de la fille de Mihrab, et ne trouvait oint de sommeil dans les nuits sombres. Sam ordonna de battre les tambourins, de faire sonner les clochettes indiennes, et de dresser les tentes royales. Le héros envoya un messager monté sur un dromadaire, pour aller annoncer à Mihrab le lion, que le roi était en chemin avec Zal, des éléphants et un cortège. Le messager arriva en peu de temps auprès de Mihrab, et lui rapporta ce qu'il avait vu et entendu. Mihrab l'écouta avec joie, et sa joue devint rouge comme la tulipe pourprée. Il fit sonner les trompettes d'airain et lier les timbales sur le dos des éléphants, il orna son armée comme l’œil du coq, il la fit précéder d'éléphants de guerre et de musiciens, et le pays devint un paradis d'une frontière à l'autre, tant il y avait d'étendards de soie de toute couleur, rouges, verts, jaunes et violet; et tel était le bruit des trompettes et des harpes, des clairons et des tambourins, que tu aurais dit: Est-ce le jour suprême? est-ce le jour de la résurrection, ou un jour de fête?
Mihrab s'avança ainsi jusqu'à ce qu'il vit Sam; il descendit alors de cheval et courut vers lui à pied, et le Pehlewan du monde le prit dans ses bras et lui demanda comment le sort l’avait traité. Le roi de Kaboul rendit ses hommages tant à Sam qu’à Zal, puis il remonta sur son cheval rapide, semblable à la nouvelle lune qui brille au-dessus d'une montagne. Il posa sur la tête de Zal une couronne d'or ornée de joyaux, et tous arrivèrent à Kaboul riants et joyeux, et parlant d'anciennes aventures. Il résonnait dans toute la ville tant de cymbales indiennes, de lyres, de harpes et de trompettes, que tu aurais dit que les portes et les murs rendaient des sons, et que le monde avait changé de forme. Les crinières et les pieds des chevaux, dans tout le pays, étaient trempés de musc et de safran. Sindokht sortit du palais avec ses suivantes, avec trois cents esclaves prêtes à la servir, et tenant chacune en main une coupe d'or pleine de musc et de pierres précieuses. Toutes appelèrent les grâces de Dieu sur Sam, et versèrent de leurs coupes des joyaux sur lui; et tous ceux qui étaient venus à cette fête furent comblés de dons, de sorte qu'ils n’avaient plus de vœux à former. Sam dit en souriant à Sindokht : Combien de temps prétends-tu me cacher Roudabeh? Sindokht lui répondit : Que me donnes-tu si tu veux voir le soleil? Sam répliqua à Sindokht : Demande-moi tout ce que tu désires; mes esclaves et mon trône, ma couronne et ma ceinture, tout ce que j'ai est à vous. Ils arrivèrent au palais doré dont l’intérieur était un gai printemps, et Sam y vit la belle au visage de lune, et fut saisi d'étonnement à son aspect. Il ne sut comment la louer, il ne sut comment jeter les yeux sur elle. Il ordonna à Mihrab d'approcher, et ils conclurent une alliance selon les règles et la loi. On fit asseoir les deux heureux sur le même trône; on versa sur eux des rubis et des émeraudes. La tête de la lune était couverte d'un beau diadème, la tête du roi d'une couronne ornée de joyaux. Puis Mihrab montra la liste de tous les présents, la liste de tous les trésors qu'il avait préparés. Il la lut, toute longue qu'elle était : tu aurais dit que l'oreille ne suffisait pas pour l'écouter. Sam voyant cela, en resta étonné, et bénit ces dons au nom de Dieu. Puis ils se rendirent dans la salle du banquet, et restèrent sept jours les coupes à la main. Toute la ville était remplie du bruit des buveurs; le palais du roi était comme un paradis en délire. Zal et la lune aux lèvres de corail ne dormirent ni jour ni nuit, pendant une semaine; puis ils revinrent de la grande salle à leur palais, et se livrèrent pendant trois semaines à leur joie; et les grands du royaume, ornés de bracelets, formèrent des rangs devant le haut palais.
Un mois après, Sam, fils de Neriman, partit et se hâta de retourner dans le Séistan. Après son départ Zal fit joyeusement, pendant sept jours, ses préparatifs de voyage. Il fit apprêter des litières,[4] des chevaux de main, des haoudahs et un lit pour y placer Roudabeh. Sindokht, Mihrab et toute leur famille prirent la route du Séistan, et voyagèrent gaiement et en grande joie, la bouche pleine d'actions de grâces envers Dieu le distributeur de tout bonheur. Ils arrivèrent comme en triomphe dans le Séistan, heureux, riants et illuminant le monde. Alors Sam prépara une fête, et le banquet dura trois jours. Puis Sindokht resta dans le pays, et Mihrab, avec son escorte, retourna à Kaboul. Sam abandonna son royaume à Zal, et partit avec son armée sous des auspices favorables; il déploya son drapeau fortuné contre les Kerguesars et contre les pays de l’occident, disant: J'y vais, car ce royaume est à moi; mais le peuple ne m’est pas dévoué du cœur et des yeux. Minoutchehr m'a investi de ce pays, en disant: Prends et jouis ! Mais je crains les entreprises de cette mauvaise race qui met son espoir dans les Divs du Mazenderan. Zal ! je te donne ce trône, et ce royaume, et ce noble diadème. Sam, qui tuait d'un seul coup, partit, et Zal s'assit sur le trône, ordonna avec son épouse fortunée des assemblées et es banquets; et Roudabeh étant assise à côté de lui, il posa sur sa tête une couronne d’or.
NAISSANCE DU FILS DE ZAL.
Il ne se passa pas beaucoup de temps avant que le cyprès jusqu’alors infécond se chargeât de fruits; ce printemps qui ravissait les cœurs se fanait, son âme était en proie à la douleur et aux soucis. Le poids qu'elle portait était si grand, que des larmes de sang coulèrent de ses yeux. Son corps enflait beaucoup et s'appesantissait, et son visage de rose devenait comme le safran. Sindokht lui dit: vie de ta mère! que t'est-il arrivé, pour que tes joues pâlissent ainsi? Roudabeh répondit : Jour et nuit je demande secours à Dieu, je n'ai plus de sommeil, je suis fanée, tu dirais que toute vivante je suis morte. Le terme est arrivé, mais je ne serai jamais délivrée de ce fardeau. Roudabeh resta dans cet état jusqu'au temps des couches, ne trouvant ni sommeil ni repos; tu aurais dit que son corps était rempli de pierres, ou qu'il contenait une masse de fer. Il arriva un jour qu'elle perdit connaissance, et un cri s'éleva du palais de Zal. Sindokht se lamentait, se frappait le visage et arrachait ses cheveux noirs parfumés comme le musc. On porta à Zal la nouvelle que les feuilles du cyprès élancé étaient fanées; il accourut auprès de la couche de Roudabeh, les joues baignées de larmes, le cœur brisé de douleur. Toutes les esclaves de l'appartement des femmes s'arrachaient les cheveux; leur tété et leurs joues étaient sans voile, leur visage mouillé de larmes. Il vint à Zal une pensée, et sa douleur en fut un peu calmée; il se souvint de la plume du Simurgh, et fit, en souriant, part à Sindokht de sa bonne nouvelle. Il apporta un brasier, y alluma du feu et brûla un peu de cette plume. Aussitôt l'air s'obscurcit, et le puissant oiseau descendit comme un nuage d'où tombe une pluie de perles; que dis-je de perles? de joie et de repos. Zal lui adressa de longues actions de grâces, des louanges infinies et des prières. Le Simurgh lui dit : Pourquoi cette douleur? Pourquoi l'œil du lion est-il humide? Ce cyprès argenté au beau visage te donnera un lionceau avide de gloire; les lions baiseront la poussière de ses pieds et les nuages n’oseront passer au-dessus de sa tête. A sa voix se fendra la peau du léopard courageux, qui mordra ses deux griffes. Tous les braves qui entendront le bruit de sa massue, qui verront sa poitrine, ses bras et ses jambes, sentiront, à sa voix, défaillir leur cœur, si courageux et si déterminés qu'ils soient. Dans le conseil il sera prudent comme Sam dans la colère ce sera un lion de guerre; par sa stature il sera un cyprès, et par sa force un crocodile; il lancera avec son doigt une brique à deux milles Mais d’après les ordres de Dieu le distributeur de tout bien, il ne naîtra pas de la manière ordinaire. Apporte ici un poignard brillant et amène un sage habile dans l’art des enchantements. Tu enivreras d'abord Roudabeh avec du vin, pour délivrer son âme de toute crainte et de toute pensée; puis tu auras soin que le sage fasse ses enchantements, pour se mettre en état de délivrer le lionceau de sa prison. Il percera le corps du cyprès sous les côtes, sans qu'elle éprouve de douleurs; il en tirera le fils du lion et inondera de sang tout le côté de la mère; après quoi il faut que tu couses la partie qu'il aura percée, et tu peux ensuite bannir tout souci et toute inquiétude. Tu broieras une herbe, que je t'indiquerai dans du lait et du musc et après avoir laissé sécher le tout à l'ombre, tu en frotteras la blessure et tu verras la malade guérir sur-le-champ. Enfin tu passeras sur la blessure une de mes plumes, et l’ombre de ma puissance montrera son influence salutaire. Tu dois être heureux de cet événement, et en rendre grâces au maître du monde, car c’est lui qui t’a donné cet arbre royal qui fera chaque jour épanouir ta fortune. Ne laisse pas ton cœur s’affliger; car cette branche, digne de porter fruit, te portera fruit. Il dit, arracha une plume de son aile et la fit tomber, puis d'un puissant essor s'éleva dans les airs.
Le Simurgh partit, et Zal saisissant la plume, sortit, et (ô merveille!) il accomplit ce que le Simurgh lui avait ordonné. Le monde entier était attentif à ce qui se passait, tous les cœurs étaient brisés, tous les yeux remplis de larmes. Sindokht versait des larmes de sang, ne sachant pas comment l’enfant pourrait sortir du sein de la mère. Un Mobed à la main adroite arriva et enivra avec du vin la belle au visage de lune, puis il lui fendit le côté sans qu'elle le sentit, et tournant la tête de l’enfant vers l’ouverture, le fit ainsi sortir sans faire de mal à la mère; personne dans le monde n'a vu une telle merveille, c'était un enfant comme un héros qui ressemble au lion, grand de corps et beau de visage. Hommes et femmes en restèrent étonnés, car personne n'avait entendu parler d'un tel enfant au corps d’éléphant. La mère resta endormie par l'effet du vin pendant un jour et une nuit; elle dormait et était sans connaissance. On cousit sa blessure et l'on calma toute sa douleur par le moyen des remèdes. Lorsque le cyprès se réveilla de son sommeil et adressa la parole à Sindokht, on versa sur elle de l’or et des joyaux; et l’on adressa des actions de grâces à Dieu. On lui apporta son enfant, qu'on exalta comme un être céleste; il n’avait qu’un jour, mais on aurait dit qu'il avait un an; il était comme un bouquet de lis et de tulipes. Roudabeh sourit sur cet enfant, et aperçut en lui la majesté des rois des rois; elle dit : Je suis délivrée (rustem), et mes douleurs sont finies: et l’on donna à l’enfant le nom de Rustem.
Ensuite on cousit un enfant de soie, et de la taille de ce lion qui n'avait pas encore bu de lait; on en remplit l'intérieur de poil de martre; on peignit sur ses joues l'étoile du matin et le soleil, et sur ses bras des dragons courageux; on traça dans sa main des griffes de lion; on lui mit sous les bras une lance, dans une main la massue, dans l'autre les rênes, puis on l'assit sur un cheval bai, et l'on plaça autour de lui quelques serviteurs. Lorsque cette œuvre fut faite et parfaite, comme elle devait l'être, on lança un dromadaire de course, et l'on versa des pièces d'argent sur les messagers qui allèrent porter à Sam le cavalier cette image de Rustem armé de sa massue. On fit une fête dans les jardins de roses depuis le Kaboul jusqu'au Zaboulistan, tout le pays était plein de festins et du bruit des trompettes, et en chaque endroit se réunissaient cent hommes qui étaient les ornements des assemblées. Sur cette bonne nouvelle, Mihrab, dans le Kaboul, se réjouit et donna de l’or aux pauvres. Dans le Zaboulistan, d’une frontière à l’autre, le peuple, en chaque lieu, s’assit à des banquets; les petits n’y étaient pas placés au-dessous des grands, tous étaient mêlés comme la chaîne et la trame.
Puis on apporta l’image de Rustem qui buvait encore du lait, à Sam le cavalier; le messager la plaça devant le prince, qui la regarda et en fut heureux et plein de joie. Les cheveux se dressèrent sur la tête de Sam. Cette image de soie me ressemble, dit-il; et s'il n'est un jour qu'à moitié grand comme cette figure, il touchera de la tête aux nues, et du pan de sa robe à la terre. Puis il appela le messager, et versa sur lui des pièces d'argent jusqu'à ce qu'elles montassent aussi haut que sa tête. Le bruit des timbales s'éleva joyeusement de la cour, et Sam orna la grande place comme l'œil du coq; il célébra une fête dans le pays des Segsars et dans le Mazenderan, d'une frontière à l'autre; il fit apporter du vin et appela des chanteurs, et versa des pièces d'argent sur tous ceux qui en demandaient.
Une semaine s'étant passée ainsi, le roi donna ordre à un scribe de s'asseoir et d'écrire à la lettre de Zal une réponse belle comme un jardin du paradis. Il commença par rendre grâce à Dieu du bonheur que la rotation du monde avait amené, puis il se mit à louer Zal, le maître de l'épée et de la massue; il arriva ensuite à cette image de soie, qui avait les bras d’un héros et la majesté d'un roi, et ordonna à Zal d'avoir soin de l’enfant de telle sorte que pas un souffle ne pût l'atteindre : J’ai invoqué en secret et jour et nuit le créateur du monde pour que mon œil vit un jour un fils de ta race qui me ressemblât. Maintenant mon dos et le tien seront redressée, il nous reste qu'à prier pour sa vie. Le messager partit comme un vent rapide, et se rendit auprès de Zal, content et le cœur joyeux. Il lui conta toute la joie de Sam, et comment le héros illustre avait élevé la tête jusqu'aux nues puis il lui remit la lettre et lui répéta les conseils de son père. Zal, le héros à l'âme pure, se réjouit en entendant ces douces paroles, sa joie s'en accrut, et il leva la tête jusqu'à la voûte bleue du ciel.
Ainsi passèrent les rotations du ciel, et le sort de Zal si longtemps obscur, s'éclaircit. Dix nourrices donnèrent du lait à Rustem, car le lait fait la force et la substance de l’homme. Lorsqu'il fut sevré et qu'il commença à manger, sa nourriture se composa de pain et de viande; il mangeait autant que cinq hommes, et l'on se lassait à le nourrir. Lorsqu'il eut atteint la hauteur de huit palmes, et qu'il fut devenu semblable à un noble cyprès, on l'eût pris pour une étoile qui brille, et que le monde contemple avec admiration. A voir sa stature et son intelligence, sa mine et sa sagesse, tu aurais dit que c'était Sam le héros.
SAM VA VOIR RUSTEM.
Sam ayant eu la nouvelle que le fils de Zal était devenu pareil à un lion, et que personne dans le monde n'avait vu un enfant doué de ce courage de lion et de cette bravoure, son cœur commença à battre, et il résolut d'aller le voir. Il confia ses troupes au chef de son armée et partit avec des hommes pleins d'expérience. Son amour l'attirait vers son petit-fils, et il conduisit son armée vers le Zaboulistan. Zal, aussitôt qu'il le sut, fit apprêter des timbales, et la terre, couverte de son armée, devint comme le bois d'ébène. Il résolut avec Mihrab, le maître de Kaboul, d'aller à la rencontre de Sam. On apprêta une fête, les voix résonnèrent, et de tous côtés on n'entendit que du bruit et des cris. Une grande armée couvrit l'espace de montagne en montagne, serrant l'un contre l'autre ses boucliers peints en rouge et en jaune. Les hennissements des chevaux arabes et les cris des éléphants s'élevèrent, et le bruit s'étendit jusqu'à une distance de cinq milles. On caparaçonna un éléphant de guerre, on plaça sur son dos un trône d'or. Le fils de Zal s'assit sur ce trône d'or, avec sa stature de cyprès, ses épaules et ses bras de héros. Sur sa tête était une couronne, autour de son corps une ceinture, devant lui son bouclier, dans sa main un arc et des flèches. Dès que Sam l'aperçut de loin, il fit avancer son armée sur deux lignes; Zal et Mihrab descendirent de cheval, avec les grands qui avaient vécu beaucoup d’années. Ils se prosternèrent contre terre, et appelèrent les grâces de Dieu sur Sam. Le visage du héros s'épanouit comme une rose, lorsqu’il vit cet enfant, ayant de tels bras et de telles épaules; lorsqu'il regarda ce lionceau, assis sur son éléphant, il sourit, et la joie fit battre son cœur; il le fit avancer avec son éléphant, il le regarda et l'examina, lui, son trône et sa couronne; puis il prononça sur lui ses bénédictions, en disant: O lion incomparable, puisses tu être longtemps heureux !
Rustem baisa le trône de son grand-père, et, à l’étonnement du Pehlewan, commença à prononcer des louanges d'une espèce nouvelle: O Pehlewan du monde, puisses- tu être heureux! Puisque je suis une branche de toi, sers-moi de tronc. Je suis entièrement l'esclave de Sam le Pehlewan, je ne suis pas fait pour me livrer aux festins, au sommeil et au repos. Je désire un cheval et une selle, une cotte de mailles et un casque; ce que j'aime, ce sont des flèches de roseau; je foulerai aux pieds les têtes de tes ennemis, selon les ordres de Dieu le juste, le sublime. Mon visage ressemble au tien : puisse mon courage égaler le tien ! Puis il descendit de son éléphant de guerre, et le roi prit dans sa main la main de l'enfant, il le baisa aux yeux et sur la tête, et les éléphants et les timbales s'arrêtèrent. De là ils se dirigèrent vers Gourabeh, poursuivant leur chemin joyeusement et bruyamment; on plaça des trônes d'or dans tous les palais, on s'assit au festin et l’on fut joyeux, et un mois se passa ainsi pendant lequel personne ne se ceignit pour le travail. Tous banquetèrent au son de la musique, tous chantèrent des chansons dans la gaieté de leur cœur. Dans un coin du trône était assis Destan, de l’autre côte Rustem une massue en main ; devant eux Sam, le conquérant du monde, et de la couronne duquel pendaient les plumes de l’aigle royal. Le grand-père ne se lassait pas de contempler Rustem avec étonnement, et d'invoquer sur lui le nom de Dieu, admirant ses bras et ses mains, sa stature et son front, sa taille mince comme un roseau, sa poitrine large, ses cuisses fortes comme les cuisses du chameau, son cœur de lion, sa force de lion et de panthère. Sa bonne mine, la majesté de son port et la force de ses bras étaient telles, que personne ne pouvait lui être comparé. Puis il dit à Zal: Tu pourrais interroger cent générations sans trouver quelqu'un qui eût ouï dire qu'on ait tiré de cette sorte un enfant du sein de sa mère; et comment trouverait-on le moyen de faire une chose aussi bonne? Mille grâces au Simurgh qui fut guidé en cela par Dieu! Maintenant buvons, dans notre joie, et que le vin chasse les soucis de nos âmes. Ce monde n’est qu'un séjour passager; il faut l'embellir et puis le quitter. Quand un homme a vieilli, on en tire un autre du sein de sa mère. Ils prirent des coupes et s'enivrèrent, et après Rustem ils célébrèrent Zal. Mihrab avait bu tant de vin, qu’il ne vit plus dans le monde que lui-même, et se mit à dire : Que m'importe Zal et Sam, ou le roi avec sa couronne et sa majesté? Moi et Rustem et mon cheval Schebdiz et mon épée, aucun nuage n'osera jeter sur nous son ombre. Je veux faire revivre les usages de Zohak, je convertirai en musc la terre sous mes pieds, et maintenant je vais préparer des armes pour Rustem. Ainsi parla Mihrab en plaisantant, et Zal et Sam en sourirent, et leur cœur se réjouit de ses discours.
Le premier jour du mois de Mibr Sam résolut de tourner vers son trône brillant, il fit ses préparatifs et sortit de la porte du palais avec Zal qui devait l'accompagner pendant une journée, et Rustem le suivit, assis sur un éléphant de guerre, pour prendre congé de lui. Le Pehlewan dit à Zal : O mon fils! Ne t'éloigne jamais de Dieu le très juste; sois toujours prêt à servir les rois, préfère toujours la raison aux richesses. Pendant toute l’année lave ta main de mauvaises actions, et cherche chaque jour la voie de Dieu. Sache que le monde ne reste à personne; et si tu veux que ton bonheur soit le même dans ce monde que dans l’autre, suis le conseil que je te donne, et ne le néglige pas; ne marche jamais sur la terre que dans le droit chemin, car je sens dans mon cœur que ma vie s'approche de sa fin. Puis il prit congé de ses deux enfants, en les exhortant à suivre ces conseils. Le bruit des clochettes se fit entendre dans le palais du roi du Zaboulistan, et les trompettes résonnèrent sur le dos des éléphants. Le roi se dirigea vers l'occident, la bouche pleine de paroles douces, le cœur rempli de tendresse. Ses deux fils partirent avec lui, les joues inondées de larmes, le cœur rempli de ses conseils; ils allèrent ainsi pendant trois jours, puis ils s'en retournèrent tandis que Sam continuait sa route. De là Zal le Sipehbed ramena son armée dans le Séistan, et jour et nuit lui et Rustem au cœur de lion se réjouissaient et buvaient du vin.
RUSTEM TUE L'ÉLÉPHANT BLANC.
Or un jour il arriva qu'ils étaient dans un jardin à boire du vin avec des amis. Les instruments de musique jouaient sur tous les tous, et les grands se réjouissaient. Ils burent du vin couleur de rubis, dans des coupes de cristal, jusqu'à ce que leurs têtes se troublent. Alors Zal dit à son fils : mon glorieux fils qui brilles comme le soleil, prépare des présents et des chevaux pour tes braves, pour tous ceux qui portent haut la tête. Rustem leur donna de l'or et des joyaux et nombre de chevaux arabes caparaçonnés, puis l'assemblée se dispersa, ayant reçu, homme par homme, beaucoup de présents. Zal se retira dans son appartement de nuit, comme c'était son habitude et sa règle; et Tehemten (Rustem) la tête pleine de boisson, entra aussi en chancelant dans sa chambre à coucher; il s'endormit et sa tête reposait dans le sein du sommeil, lorsqu'on entendit devant sa porte des voix criant que l'éléphant blanc du roi avait brisé sa chaîne et était en liberté, et que les habitants du palais étaient en danger. Aussitôt que ces paroles frappèrent l'oreille de Rustem, son courage et sa valeur en bouillonnèrent; il courut prendre la massue de son grand-père, et se dirigea vers la porte pour sortir. Quelques hommes qui se trouvaient sur le seuil de son palais voulurent lui barrer le chemin, disant : Comment oserions-nous nous exposer à la colère de ton père en t'ouvrant la porte? La nuit est sombre, l'éléphant a brisé sa chaîne, et toi tu sors; qui peut approuver cela? Rustem s'irrita contre celui qui avait parlé, et lui asséna un coup de poing entre la tête et la nuque, qui fit de sa tête comme une balle à jouer; puis il se tourna vers les autres, qui reculèrent devant le Pehlewan. Il alla bravement vers la porte, la frappa de sa massue et en brisa les barres et les verrous, comme il était digne d'un héros tel que lui. Puis il sortit, rapide comme le vent, la massue sur l’épaule, et la tête remplie de fierté. Il courut vers le furieux éléphant, en mugissant comme les flots bleus de la mer; il aperçut une montagne, il l'entendit mugir, et vit que la terre tremblait sous elle comme une marmite qui bout; il aperçut ses hommes de guerre qui avaient peur de l’éléphant comme une brebis quand elle voit la face du loup. Rustem poussa Un cri comme le cri du lion, il n'eut pas peur et s'avança courageusement vers l’éléphant. La bête furieuse, semblable à une montagne, le vit et courut sur lui; elle leva la trompe, dans sa rage, pour porter un coup à Rustem. Tehemten la frappa de sa massue sur la tête, de manière à faire plier ce corps semblable à une montagne. L'éléphant, pareil au mont Bisoutoun, trembla; ce seul coup l’avait rendu faible et impuissant, les pieds lui manquèrent, il tomba, et Tehemten retourna aussitôt dans son appartement et s'endormit.
Lorsque le soleil se leva du côté de l’orient, semblable à la joue d'une femme qui ravit les cœurs, Zal apprit ce que Rustem avait fait, comment il avait tué l'éléphant furieux, et comment après lui avoir brisé la nuque d'un coup de massue, il avait jeté par terre son corps sans vie. Le prince écouta depuis le commencement jusqu'à la fin le récit de ce que son fils avait fait, et répondit : Hélas! cet éléphant de guerre, qui mugissait comme les eaux de la mer, grand est le nombre des champs de bataille où son choc a ébranlé toute une armée. Mais quelles que fussent ses victoires dans les combats, Rustem, fils de Zal, est plus fort que lui. Il fit venir Rustem devant lui, lui baisa les mains, les bras et la tête, et lui dit : O fils d'un lion plein de courage, tu as levé la griffe, tu es devenu brave; tu es encore un enfant, et déjà tu n’as pas ton égal en gloire, en courage et en stature. Maintenant, avant que ta renommée s'étende au loin et prévienne la réussite de tes plans, ceins-toi pour venger le sang de Neriman, et va en toute hâte jusqu’a ce que tu voies sur le mont Sipend un château, dont la tête se perd dans les nuages, de sorte que l’aigle dans son vol ne peut passer dessus. Sa hauteur est de quatre farsangs, et sa largeur aussi de quatre. Il est plein de verdure, d'eau, d'étoffes précieuses et d'or; il renferme un grand nombre d'hommes et d'animaux, des arbres en abondance, des terres ensemencées et des moissons; personne n'a jamais vu un lieu pareil, et Dieu le tout-puissant y a créé des artisans de toute sorte et des arbres fruitiers de toute espèce. Un seul chemin y conduit, on y a construit une porte haute comme le firmament. Neriman qui emportait la balle entre tous les braves, se dirigea, d'après les ordres du roi Feridoun, vers cette forteresse, et ce fut sur ce chemin que sa place dans le monde devint vide. Il combattait jour et nuit, tantôt c'étaient des ruses, tantôt des enchantements. Il continua cette lutte pendant une année et au delà; dans la forteresse était une armée, et devant elle était Neriman. A la fin les assiégés lancèrent une pierre et privèrent le monde du Pehlewan; et l'armée ayant perdu son chef, retourna vers le roi qui portait haut la tête. Lorsque Sam le brave reçut la nouvelle que le lion de la guerre avait cessé de combattre, il poussa des cris, il montra une grande douleur, et ses lamentations redoublaient à chaque instant. Il donna ainsi sept jours à sa douleur et son désespoir; mais à la fin de la semaine il rassembla une armée, la mena au siège de la forteresse, et couvrit de ses troupes les déserts et les lieux sans chemin. Il y resta beaucoup de mois et d'années, mais il ne découvrit aucun chemin qui conduisit aux murs du château. Aucun homme ne sortait de la porte de la ville, aucun n’y entrait: car les habitants n’auraient pas seulement besoin d'un brin de paille, quand même le chemin serait intercepté pendant des années et des mois. A la fin Sam désespéra, et il revint sans avoir vengé le sang de son père. Aujourd'hui le temps est venu pour toi, ô mon fils, de tenter un moyen plein de ruse. Tu iras avec une caravane, le cœur en joie, et tu feras en sorte que les gardiens ne te reconnaissent pas; tu t'introduiras dans le mont Sipend, tu combattras ces mécréants, et tu les extermineras tronc et racine. Car jusqu'à présent nul ne connaît ton nom, et, si tu veux partir, il se peut que tu obtiennes l'objet de tes désirs. Rustem répondit : J'obéirai, et je guérirai bientôt cette douleur. Zal lui dit : mon prudent fils, prête l'oreille à tout ce que je te dirai. Déguise-toi en chamelier, fais venir du désert une caravane de chameaux, charge-la de sel, c’est tout ce qu'il te faut, et pars, en faisant en sorte que personne ne puisse te reconnaître. Une charge de sel est chose prisée dans ce lieu, et il n'y a rien qui ait à leurs yeux plus de valeur; quelque haut que s'élève le château au-dessus de son portail, ils ne peuvent y avoir du sel pour assaisonner leur nourriture. Quand ils verront inopinément un convoi de sel, grands et petits accoururent au-devant de toi.
RUSTEM PART POUR LE MONT SIPEND.
Rustem ayant écouté son père, se prépara comme il fallait pour soutenir le combat. Le Pehlewan à la stature haute et aux bras longs cacha sa massue dans une charge de sel, puis il choisit quelques-uns des siens, des hommes prudents et courageux; il cacha les armes de ces braves dans les charges des chameaux, et en souriant de sa ruse, il s'approcha en toute hâte du mont Sipend. Le gardien de la porte l'aperçut du haut de la montagne, il courut auprès du puissant prince, et lui dit : Il est arrivé une caravane accompagnée d'un grand nombre de chameliers. Si mon maître me demande ce qu'ils viennent faire ici, je lui dirai que dans mon opinion, ils sont chargés de sel. Le châtelain envoya en toute hâte quelqu'un auprès du maître de la caravane, en lui disait : Va voir ce convoi : pars et fais-moi connaître ce que c'est. Le messager descendit du château, courut vers Rustem rapidement comme la poussière, et lui dit : O chef de la caravane, donne-moi connaissance de ce que contiennent ces ballots fermés, pour que nous allions auprès de moi maître lui parler et entendre sa réponse. Rustem lui répondit : Va auprès de ton maître avide de renom, répète-lui mes paroles l’une après l'autre, et dis-lui que nos ballots ne contiennent que du sel. Le messager s'en retourna, se présenta devant son maître qui portait haut la tête, et lui annonça que c'était une caravane et qu'elle était entièrement chargée de sel. Le maître l'ayant entendu, se leva la mine riante, le cœur joyeux outre mesure, et ordonna qu'on ouvrit la porte pour que la caravane pût monter. Rustem, avide de combats, s'en aperçut, et se dirigea du pied de la montagne vers le sommet; et lorsqu'il fut arrivé près de la porte, tous les habitants allèrent à sa rencontre sans délai. Rustem se présenta devant le maître, baisa la terre et se répandit en actions de grâces; il apporta devant lui un grand nombre de charges de sel, et invoqua les grâces de Dieu sur tous les habitants. Le châtelain lui répondit : Puisses-tu vivre éternellement! puisses-tu être comme la lune brillante et comme le soleil! J'accepte et je te rends ton salut, ô mon fils au cœur pur, et dévoué à Dieu.
Le jeune homme se rendît au bazar, amenant avec lui ses chameliers. De tous côtés la foule se pressait autour de lui, petits enfants, hommes et femmes. L’un donnait un habit, l’autre de l’or et de l’argent; ils marchandèrent et furent sans crainte et sans soupçon. La nuit était devenue sombre, Rustem, prompt de la main, concerta avec ses braves le plan d'attaque. Il se dirigea vers le châtelain, et ses compagnons belliqueux le suivirent. Le châtelain en fut averti, et il attaqua Rustem le renommé. Tehemten lui assena un coup sur la tête; tu aurais dit qu'il lui enfonçait la poitrine sous terre. Tous les hommes de la forteresse furent appelés, et se hâtèrent de combattre leur ennemi. La nuit était sombre, mais les épées brillaient; la terre devenait comme un rubis de Badakhchan. Il y eut tant de coups donnés et reçus, il jaillit tant de flots de sang, que tu aurais dit que la lueur du crépuscule était descendue du ciel. Tehemten battit l’un après l'autre les chefs des braves avec son épée, sa massue et son lacet; et lorsque le soleil sortit de derrière ses voiles, remplissant le monde de lumière, depuis la terre jusqu'aux Pléiades, on ne vit plus personne de cette foule dans le château; les uns étaient morts, les autres hors de combat, et les braves compagnons de Rustem parcouraient tous les coins, tuant tous ceux qu'ils trouvaient.
Tehemten vit dans ce lieu étroit un édifice de pierre dure; on y avait placé une porte de fer, et c'est ainsi que les architectes l’avaient achevé. Il donna un cou de sa massue, abattit la porte et pénétra dans l’intérieur de l’édifice. Il y aperçut une grande salle voûtée toute remplie de pièces d'or. A cette vue, Rustem demeura stupéfait; il se mordit la lèvre, dans son étonnement, et dit à ses compagnons pleins de fierté : qui a jamais vu chose semblable? Sans doute qu'il ne reste plus d'or dans les mines, ni de perles dans la mer, car de tout temps ils ont amassé ici tant d'or, ils ont répandu dans ce lieu toutes les perles.
RUSTEM ÉCRIT À ZAL POUR LUI ANNONCER SA VICTOIRE.
Rustem se mit à écrire une lettre à son père, pour lui rendre compte de tout ce qu'il avait entrepris achevé. Il commença par rendre des actions de grâces au maître du soleil, maître du serpent et de la fourmi, maître de l'étoile du matin, de Mars et du soleil, maître de la haute voûte du ciel; puis il appela ses bénédictions sur Zal le Sipehdar, le héros du Zaboulistan, le Pehlewan sans pareil, le refuge des guerriers, le soutien des Iraniens, qui a rendu illustre l'étendard de Kaweh, sur Zal, qui a fait monter le roi sur le trône, qui a pris un trône pour lui-même, et dont les ordres sont souverains comme le cours du soleil et de la lune. Je suis arrivé auprès du mont Sipend, ainsi que tu me l'avais ordonné, que dis-je un mont? il est pareil à la haute voûte du ciel. J'ai mis pied à terre au bas de la montagne, où j’ai reçu aussitôt un message du châtelain, je m'y suis établi d'après ses ordres, et tout s'est passé selon mes désirs. Au milieu de la nuit, nous n’avons, moi et les guerriers de grand renom, accordé de long délai à personne dans la forteresse; les uns ont été tués, les autres blessés, le reste s'est enfui après avoir jeté ses armes. Maintenant nous avons cinq cent mille charges d'argent brut et d'or affiné, puis des étoffes, des tapis et toutes les choses qui sont dignes d'être offertes en présent, en si grand nombre que personne ne pourrait les compter, quand il compterait pendant beaucoup de mois et de jours. A présent que m'ordonne le Pehlewan? Que ses traces soient fortunées! que son âme soit sereine?
Le messager partit, rapide comme le vent, et remit la lettre au Pehlewan, Le prince la lut et s'écria : Puisse la grâce de Dieu accompagner toujours le brave ! Zal fut tellement réjoui de cette bonne nouvelle, que tu aurais dit qu'il allait redevenir jeune. Il fit une réponse à la lettre de son fils, dans laquelle il se répandit en longs discours. Il commença par les louanges de Dieu, puis il continua : J'ai lu cette lettre qui a ravi mon cœur, et qui m'annonce ta fortune victorieuse, et dans ma joie j'ai versé sur elle mon âme. Un tel combat est digne de toi, ô mon fils et encore enfant, tu as agi comme un homme. Tu as comblé de joie les mânes de Neriman, tu as brûlé tous ses ennemis. Je t'envoie mille fois mille chameaux, pour porter ton butin; et aussitôt que tu auras lu ma lettre, tu monteras à cheval, car mon âme est remplie de tristesse quand je ne te vois pas. Charge les chameaux de ce qui mérite d'être choisi, puis livre au feu vengeur la forteresse. Une lettre ayant été remise à Rustem, il la lut et en fut réjoui. Il choisit tout ce qu'il y avait de plus précieux en sceaux et en épées, en diadèmes et en ceintures en perles et en joyaux dignes d'un roi et en brocart de la Chine couverts de peintures, et l'envoya au Pehlewan. La caravane se mit en marche, et Rustem mit le feu au château du mont Sipend, de sorte que la fumée monta jusqu'au ciel sublime; il partit le cœur en joie, et courut sur la route, rapide comme le vent.
Lorsque le Pehlewan du Nimrouz eut nouvelle que le guerrier qui illuminait le monde s'approchait, tout le peuple se mit en devoir d'aller à sa rencontre et décora toutes les villes et toutes les maisons. Le bruit des trompettes s'éleva avec le son des cymbales, des clairons et des clochettes indiennes. Rustem arriva plein d'impatience au palais de Zal, fils de Sam; il se rendit auprès de Roudabeh, et frappa la terre du front devant elle respectueusement. La mère le baisa sur les deux bras et sur la poitrine, et prononça des bénédictions sur son visage. Zal pressa son fils dans ses bras, et ordonna de verser de l'argent sur lui.
LETTRE DE ZAL A SAM.
Le héros illustre envoya à Sam le cavalier une lettre portant cette bonne nouvelle, et où il contait de point en point au Pehlewan plein d'intelligence tout ce qui était arrivé. Il envoya avec la lettre beaucoup de présents pour le prince qui portait haut la tête. Lorsque Sam, fils de Neriman, reçut la lettre, ses joues s’épanouirent de joie comme une rose, il prépara une fête pareille au gai printemps, tant son contentement était grand; il donna au messager une robe d'honneur et un cheval, et ne cessa de parler de Rustem. Il fit une réponse à son fils glorieux, où il lui dit : On ne doit pas s'étonner que d'un lion courageux naisse un fils brave. Voici comment un Mobed plein de sagesse célèbre le fils d'un lion qui n'a pas été nourri de lait : Mène-le au milieu de la foule, et quand il montrera ses dents, tous seront saisis de frayeur. Quoiqu'il n'ait jamais été nourri du lait de sa mère, il reviendra tout entier à la nature de son père. Ce n'est pas merveille que Rustem soit brave comme son père Destan. Le lion demandera son secours à l'heure où il faudra de la bravoure et du courage. Sam ayant apposé son sceau à la lettre, appela le messager et la lui remit, et le messager s'en retourna chez Zal avec les présents et la lettre du héros illustre. Le cœur du Pehlewan s'en réjouit, et le monde entier, depuis la terre jusqu'au signe du Bélier, fut rempli d'espoir par les hauts faits de cet enfant d'un âge si tendre. Maintenant je vais parler de Minoutchehr, te raconter le sort du roi plein d'amour : fais attention aux conseils qu'a donnés à son fils, au moment de sa mort, le roi plein de justice.
MINOUTCHEHR EXHORTE SON FILS EN MOURANT.
Lorsque Minoutchehr eut atteint deux fois soixante ans, il se prépara à quitter ce monde. Des astrologues se tenaient devant lui et interrogeaient les étoiles; ils voyaient que ses jours ne pouvaient plus se prolonger, et qu'il lui fallait quitter le monde. Ils lui annoncèrent le jour amer où la majesté du roi des rois devait s'obscurcir. Ils lui dirent: Le temps est venu où il faut aller dans l'autre monde; espérons que tu auras devant Dieu une place meilleure. Pense maintenant à ce que tu auras à faire, car il ne faut pas que la mort te surprenne, il ne faut pas que tu partes sans avoir fait les préparatifs du voyage, et que tu te laisses ainsi ensevelir dans la terre.
Le roi ayant entendu les paroles des sages, fit préparer le palais d'une manière nouvelle. Il appela devant lui tous les Mobeds et tous les grands, et leur dévoila les secrets de son cœur. Il ordonna que Newder vînt auprès de lui, et lui donna des conseils sans nombre, disant : Ce trône de la royauté est un vent et une illusion, il ne faut pas y mettre son cœur pour toujours. Cent vingt ans ont passé sur ma tête, j'ai beaucoup travaillé et beaucoup souffert, j'ai éprouvé beaucoup de joies, et souvent les désirs de mon cœur ont été satisfaits; j'ai provoqué au combat mes ennemis, je me suis ceint de la majesté de Feridoun, et ses conseils m'ont toujours porté bonheur. J'ai vengé sur Tour et sur le cruel Selm mon grand-père le puissant Iredj; j'ai délivré le monde de ses fléaux, j'ai fondé beaucoup de villes et bâti beaucoup de forteresses; et maintenant je suis dans un tel état, que tu dirais que je n'ai pas vécu, et le nombre des années passées est effacé de mon souvenir. Quand un arbre ne porte que des fruits et des feuilles amers, sa mort vaut mieux que sa vie. Maintenant que j'ai supporté beaucoup de soucis et de peines, je te donne le trône de la royauté et le trésor; je te le transmets tel que Feridoun me l'a donné, ce trône qui a vu beaucoup de rois. Sache que quand tu en auras joui et qu'il aura cessé d'être à toi, il te faudra passer dans un monde meilleur. Mais la trace que tu laisseras après toi durera un long temps, et il ne faut pas qu'elle soit autre chose que des bénédictions, car un homme de naissance pure doit professer une religion pure. Garde-toi de t'éloigner de la foi de Dieu, car elle inspire les bons conseils. Bientôt il y aura dans le monde de nouvelles discussions, quand paraîtra un Mobed[5] avec une mission de prophète; il viendra du pays d'occident; prends garde de le persécuter. Crois en lui : car c'est là la religion de Dieu; considère quels sont les engagements que tu auras contractés d'abord. Ne quitte jamais la voie de Dieu car c'est de lui que vient tout bien et tout mal. Après ce temps arrivera une armée de Turcs qui placeront leur couronne sur le trône d'Iran. Tu auras devant toi de longs travaux à exécuter; il te faudra être tantôt loup, tantôt brebis. Ton malheur viendra du fils de Pescheng, ce sera du Touran que viendront les afflictions qui te mettront à l'étroit mon fils! quand il y aura une guerre, recherche l'aide de Zal et de Sam, et de ce nouveau rejeton qui est sorti de Zal, et qui pousse des branches. Par lui le pays de Touran sera rendu impuissant et quand il faudra te venger, c'est lui qui sera le vengeur. Il parla ainsi, les larmes inondèrent ses joues, et Newder pleura sur lui avec amertume Quoiqu'il n'eût pas de maladie et qu'aucune douleur ne l’affligeât, Minoutchehr ferma ses deux yeux de Keïanide, faiblit et poussa un soupir froid. Ainsi mourut ce roi illustre et plein de vertus, et il ne resta d'autre souvenir de lui dans le monde que les discours des hommes.
[1] Le man est un poids commun à la Perse et à l’Inde, mais dont la valeur varie selon les provinces ; à Tabriz il est de six livres, à Schiraz de douze, et il augmente assez régulièrement à mesure qu’on avance vers l’orient jusqu’à Calcutta, où il équivaut à quatre-vingt-deux livres. Voy. Prinsep's useful Tables, fascicul. I, tab. XXVI.
[2] La salle d’audience des rois de Perse n’était fermée par devant que par un rideau. On peut voir encore aujourd'hui dans les ruines du palais des Khosroès à Ctésiphon, que la grande salle qui occupe le milieu de l'édifice n'était séparée de la cour par aucune maçonnerie. Le roi entrait par une porte pratiquée au fond de la salle et près du trône, et l'ouverture du rideau annonçait que l'audience allait commencer.
[3] Adergueschasp est le nom d'un ange qui, dans la mythologie persane, est le gardien du feu, et qui par cette raison sert de terme de comparaison à tout ce qui est brillant. Le roi Guschtasp donna le nom de cet ange au temple de Bactres, qui, selon la tradition persane, renfermait le trésor royal, et qui fut pillé et détruit par Alexandre le Grand après la prise de la ville.
[4] Je traduis par litière à défaut d'autre mot, car le ‘amari, ainsi que le haoudah, est un siège placé sur le dos d'un seul chameau ou d'un seul éléphant, et non pas suspendu entre deux animaux, comme une litière. Les dictionnaires persans ne font aucune distinction entre ces deux mots, mais il paraît que dans l’Inde ‘amari signifie un siège couvert d'un dais, et haoudah, un siège couvert.
[5] La leçon Mobed est prise d'un manuscrit de la bibliothèque Bodléienne, copié par un Parsi; la plupart des manuscrits écrit par des musulmans portent Mousa, ce qui me parait une falsification faite dans un esprit de secte. Les Parsis, de leur côté, ont interpolé dans ce passage une longue suite de vers qui contiennent une prophétie sur Mohammed. On trouvera dans l’Appendice ce morceau tiré manuscrit de la bibliothèque de la Compagnie des Indes.
VIII
NEWDER
(Son règne dura 7 ans.)
NEWDER MONTE SUR LE TRÔNE.
Quand le roi Newder eut porté le deuil de son père, il éleva la couronne des Keïanides plus haut que Saturne. Il tenait sa cour assis sur le trône de Minoutchehr, il distribua à l’armée de l'argent et de l’or, et les grands de l'Iran, assemblés devant son trône, frappèrent tous la terre de leur front, disant : Nous sommes tous tes esclaves, ô roi ! et nos cœurs et nos yeux sont remplis d'amour envers toi. Mais il ne se passa pas un long temps de cette manière, car le cœur du roi devint plein d'injustice. Des plaintes s'élevèrent de tous les coins de la terre, et la tête du monde blanchit à cause du nouveau roi, qui mettait de côté les coutumes de son père, qui était sévère envers les Mobeds et les grands, qui méprisait la voie de l'humanité, et dont le cœur était esclave de l'or et des trésors. Les paysans formèrent tout à coup des armées, et les braves demandèrent pour eux-mêmes le pouvoir. Lorsque les provinces élevèrent ainsi leur voix, que le monde entier fut en émoi, le roi injuste s'en effraya et envoya une lettre à Sam le cavalier, qui se trouvait alors dans le pays des Segsars et dans le Mazenderan. Elle commençait par le nom du créateur, maître de l’étoile du matin, de Mars et du soleil, qui a créé l'éléphant et la fourmi. Il n'y a rien de difficile à quoi sa puissance ne soit supérieure, ni rien qu'il dédaigne à cause de son peu d'importance dans la nature. Il n'y a devant lui aucune différence entre ce qu'il y a de plus fort et ce qu'il y a de plus faible. Maintenant j'invoque les grâces du maître du soleil et de la lune sur l'âme du roi Minoutchehr qui a rendu brillante cette couronne illustre, et qui m'a transirais le trône. Je prie Dieu que sur Sam le héros il tombe autant de bénédictions qu'un nuage répand de pluie. Puisse le Pehlewan plein d'expérience et qui porte haut la tête, le héros admiré, être toujours sain de cœur et d'esprit! puisse son âme ne jamais souffrir de douleur! Le Pehlewan du monde voudra peut-être écouter tout ce que je lui dirai, ce qui est connu et ce qui est secret. Le roi, au moment où ses paupières se fermèrent, me parla de Sam, fils de Neriman, en disant: Il a toujours été mon ardent défenseur, car c'est un Pehlewan, ami du roi, qui pendant toute ma vie a été gardien des sept zones de la terre, et par qui le trône et le diadème sont devenus brillants. Mais maintenant l’empire est rempli de discordes, et les paroles que l’on prononce passent toute mesure. Si tu ne veux pas prendre la massue de la vengeance, le monde sera privé de ce trône.
Quand cette lettre fut remise à Sam, fils de Neriman, il poussa un soupir du fond de sa poitrine et à l’aube du jour, au moment où le coq chante s'éleva dans la cour le bruit des timbales, et un armée sortit du pays des Kerguesars, en comparaison de laquelle la mer semblait peu de chose. Lorsquelle s'approcha de l’Iran, les grands vinrent au-devant d'elle; ils se présentèrent à pied devant Sam le guerrier, et lui firent de longs discours de toute sorte. Ils parlèrent longuement au grand et puissant Pehlewan des méfaits de Newder, des injustices de ce roi, qui dans sa démence avait abandonné la voie de son père. Ils dirent : Le monde est devenu désert par ses actions, et la fortune, qui avait veillé pour lui, s'est endormie; il n'est pas dans la voie de la sagesse, et la grâce de Dieu l’a abandonné. Si Sam le brave, le Pehlewan à l'esprit brillant, voulait s'asseoir sur ce trône, quel mal y aurait-il? Le monde prospérerait sous sa fortune, le pays d'Iran serait à lui, le trône serait rajeuni, nous tous serions ses esclaves et lui obéirions, nos âmes seraient les otages de notre amour, Sam le cavalier leur répondit : Comment Dieu le tout-puissant pourrait-il nous approuver en cela? Pendant que Newder, qui est de la race des Keïanides, est assis sur le trône des rois et ceint de la ceinture, est-ce à moi de saisir la couronne pour être roi? c'est folie, et personne ne doit y prêter l'oreille. Quelqu'un dans le monde oserait-il dire une pareille chose? quelqu'un parmi les grands pourrait-il avoir une telle audace? Quand même une fille du roi Minoutchehr serait assise sur ce trône d'or, et ceinte du diadème, je n'aurais d'autre couche que la poussière, et mes yeux se réjouiraient de la voir. Si le cœur de Newder a quitté la voie de son père, il n'y a pas encore longtemps; ce qui est de fer n'est pas encore tellement dévoré par la rouille, qu'il soit difficile de lui restituer son éclat. Je rendrai au roi la majesté qu'il tient de Dieu, j'inspirerai au monde de l'amour pour lui; car la poussière de Minoutchehr est mon trône, et le pied du cheval de Newder est ma couronne. Je lui parlerai longuement, je lui donnerai des conseils, je lui rendrai par mes avis l'étoile de la fortune. Repentez-vous de ce qui s'est passé, et jurez-lui de nouveau obéissance; si vous n'obtenez pas le pardon du créateur du ciel et l'amour de Newder, la colère du roi pèsera sur ce monde, le bouleversera et l'embrasera.
Les grands se repentirent de leurs paroles, jurèrent de nouveau fidélité au roi, et le monde fut entièrement rajeuni par le Pehlewan fortuné et de grand renom. Lorsque Sam fut arrivé en présence du roi il baisa la terre devant son trône; Newder descendit du trône avec empressement pour serrer le héros dans ses bras, le fit asseoir devant lui, lui adressa des questions et le reçut gracieusement. On prépara une salle de banquet dans le palais du roi, et ils passèrent sept jours à entendre des chansons et boire du vin. Tous les grands vinrent devant Newder; demander grâce et s'humilièrent selon les usages. Toutes les provinces envoyèrent leur tribut de peur du héros qui frappait vite dans sa colère. Newder brillait de nouveau sur le trône du pouvoir, et était assis en paix et dans sa majesté. Puis le Pehlewan du monde se tenant debout devant le roi, demanda la permission de s'en retourner. Il ouvrit à Newder les portes du conseil, il lui dit de bonnes paroles sur Feridoun le fortuné, sur Houscheng et sur Minoutchehr, l'ornement du trône, qui tous avaient gouverné la terre avec justice et avec générosité, el avaient détourné leurs yeux de ce qui était injuste. Il fit revenir le cœur du roi de sa tyrannie, et Newder se conduisit comme le Pehlewan le lui avait conseillé. Sam échauffa les cœurs des grands en sa faveur, il adoucit tout ce qui avait été fait de juste et d'injuste. Après avoir dit tout ce qu'il avait à dire aux grands et au roi du peuple, il partit, emportant les présents de Newder, un trône, une couronne, une bague, des esclaves, des chevaux au frein d'or, et deux coupes d'or pleines de rubis. Le vaillant Sam se mit en marche vers le Mazenderan, et la plaine disparut sous son armée d'un bout à l’autre. Le ciel tourna ainsi pendant quelque temps sans être satisfait de Newder et sans affection pour lui.
PESCHENG APPREND LA MORT DE MINOUTCHEHR.
Après cela la nouvelle de la mort de Minoutchehr se répandit jusque chez les guerriers du Touran, qui s'entretinrent avec les malveillants de la mort du roi et des affaires de Newder. Lorsque Pescheng, le maître du Touran, apprit cette nouvelle, il eut envie de commencer une guerre contre l'Iran; il parlait sans cesse de son père Zadschem; il soupirait amèrement au souvenir de Tour et du trône de Minoutchehr, et en pensant à son armée, à ses braves, au chef de ses troupes et à ses provinces. Il appela tous les grands de ses pays et tous les chefs de son armée, tels qu'Aghrir et Guersiwez, Barman et Kelbad le brave, le lion sauvage, et son Sipehbed Wiseh, prompt de la main, qui était chef de son armée. Son Pehlewan était son fils Afrasiab, qui mandé par lui, vint en toute hâte. Pescheng prononça un discours sur Tour et sur Selm, disant : Il ne faut pas que nous cachions notre vengeance sous le pan de nos robes; un chef dont le cerveau n'est pas troublé, ne peut ignorer ce que nous ont fait les Iraniens, et comment ils se sont ceints pour nous faire du mal ; le temps est venu de chercher le combat et la vengeance, et d'essuyer sur nos joues les larmes de sang qu'ont versées nos yeux. Que dites-vous maintenant? que me répondez-vous ? Donnez-moi un conseil qui porte bonheur. Les paroles de Pescheng firent bouillonner de colère Afrasiab, et enflammèrent sa tête; il s'approcha de son père pour lui répondre, le cœur rempli de haine, les reins ceints pour le combat. Il dit : Je suis digne de combattre les lions, je suis prêt à me mesurer avec le chef des troupes de l'Iran. Si Zadschem avait tiré l'épée, il n'aurait pas laissé le monde dans cet état honteux. S'il s'était ceint pour se venger, aurait soumis l'Iran. A présent tout ce que mon grand-père a laissé inachevé, la vengeance, le combat et la ruse, c'est à moi de l'accomplir avec mon épée acérée; c'est le temps de ma révolte le jour de mon insurrection. La tête de Pescheng s'exalta en voyant la stature de cyprès d'Afrasiab, poitrine et ses bras de lion, sa force d'éléphant son ombre qui se projetait à la distance de plusieurs milles, sa langue qui était comme une épée qui déchire, comme la mer qui écume, comme le nuage qui verse la pluie. Il lui ordonna de tirer l'épée de conduire son armée vers l'Iran. Quand un roi voit un fils digne de lui, il peut bien porter la tête jusqu'au soleil, car il sait qu'après sa mort son fils tiendra sa place et maintiendra debout son palais. Afrasiab quitta Pescheng, le cœur rempli du désir de la vengeance, la tête pleine d'impatience; il ouvrit les portes des trésors amassés, et fournit ses troupes de tout ce qui est nécessaire pour le combat. Les apprêts de la guerre étant achevés, le sage Aghrirez vint au palais, et parut devant son père, l’esprit plein de soucis, car son cœur penchait toujours vers ce qui est bon; il dit au roi: O mon père plein d'expérience, qui surpasses tous les Turcs en courage ! quoique Minoutchehr ait disparu de l'Iran, l'armée de ce pays a trouvé un chef tel que Sam, fils de Neriman, et il reste des grands de l'empire tels que Keschwad et Karen le guerrier. Tu sais le sort que Minoutchehr le vieux loup, prompt à tirer l'épée, a fait éprouver à Selm et au vaillant Tour. Mon grand-père Zadschem, le maître de l'armée de Touran, dont le casque touchait au ciel de la lune, ne tenait pas de pareils discours, et pendant la paix n'ouvrait pas le livre de la vengeance. Mieux vaudrait ne pas nous révolter, car il n'en résultera que la destruction du pays. Pescheng répondit à son fils: Afrasiab, ce crocodile plein de courage, est un lion féroce au jour de la chasse, et un éléphant de guerre au jour du combat. Il y aurait lieu de douter du lignage d'un petit-fils qui ne chercherait pas à venger son grand-père. Tu dois accompagner Afrasiab, et en toute chose, grande, ou petite, lui donner de bons conseils. Quand les plis de la robe des nuages se seront ouverts, et que le désert sera humecté par la pluie, quand les montagnes et les plaines seront devenues des prairies pour les chevaux, quand l'herbe sera plus haute que le bras des braves, et que la terre sera devenue toute verte par la végétation, alors il faudra dresser vos tentes dans les plaines, marcher joyeusement sur la verdure et sur les roses, conduire votre armée vers Amol, broyer Dehistan et Gourgan sous les sabots de vos chevaux, et rendre l’eau couleur de rubis par le sang que vous verserez. C'est de ce point que Minoutchehr, lorsqu'il chercha la guerre et la vengeance, partit contre Tour, c'est de là qu'une armée semblable à un notre nuage vint nous combattre : il faut partir du même point et réduire en poussière les têtes des grand de l’Iran. C'était Minoutchehr qui dans l'Iran était l'appui de l'armée, car c'était lui qui ornait le trône; mais maintenant qu'il a disparu de l'Iran quelle crainte pouvez-vous avoir? tous ceux qui restent ne valent pas une poignée de poussière. Je n'ai aucun souci de Newder, car c'est un jeune homme qui ne connaît pas les ruses. Il faut que vous luttiez contre Karen, prompt à combattre, et contre Guerschasp, le second des braves de ce peuple; et j'espère que vous vaincrez sur le champ de la vengeance les deux grands du pays d'Iran, que vous apaiserez les mânes de nos pères, et que vous remplirez de feu les âmes de nos ennemis. Le fils, ardent au combat, répondit au roi : Je verserai des flots de sang pour la vengeance,
AFRASIAB PART POUR L'IRAN.
Lorsque le désert fut devenu par la verdure comme une soie peinte, les braves du Touran se ceignirent les reins. Une armée se mit en marche du pays des Turcs et de la Chine, et se réunit aux guerriers de l’occident armés de massues; elle n'avait ni milieu ni fin, et la fortune de Newder avait vieilli. Lorsque l'armée s'approcha du Djihoun, le petit-fils de Feridoun en eut nouvelle; le roi et son armée se mirent en marche, ils sortirent du palais impériales, entrèrent dans le désert et se dirigèrent vers Dehistan. Karen le guerrier commandait, le roi Newder le suivait, le monde était entièrement rempli de bruits, et lorsque l'armée s'approcha de Dehistan, le soleil disparut sous la poussière. Les tentes impériales furent dressées dans la plaine devant la forteresse, et Newder fit dans Dehistan ses apprêts pour le combat qui ne tarda pas d'être livré, car Afrasiab envoya dans le pays d'Iran deux chefs choisis parmi les braves, Schemasas et le vaillant Khazarwan, à qui il confia le commandement de ses cavaliers. Trente mille hommes de guerre prêts au combat partirent; ils se dirigèrent vers le pays du Zaboulistan, se proposant de se venger de Zal. On reçut alors la nouvelle que Sam, fils de Neriman, était mort, que Zal était occupé à lui préparer un tombeau. Afrasiab en fut dans une grande joie, car il voyait que sa fortune se réveillait. Alors il s'avança lui-même, et arrivé devant Dehistan, fit dresser ses tentes en face de la ville. Qui pourrait compter le nombre de ses braves ? va et compte quatre cents fois mille. Tu aurais dit que les sables et les marais bouillonnaient; toute la plaine semblait couverte de fourmis et de sauterelles. Le roi Newder avait avec lui cent quarante mille hommes, tous cavaliers pleins de courage. Afrasiab observa cette armée, et dans nuit il expédia un dromadaire à Pescheng avec une lettre dans laquelle il lui écrivait : Nous avons cherché la fortune, et elle est entre nos mains; si nous faisons le compte de l'armée de Newder, nous n'y voyons qu'une proie que nous chasserons; d'ailleurs le roi a perdu Sam, qui par conséquent ne peut venir à ce combat; c'est lui que je craignais dans ce pays, et maintenant qu'il n'est plus, nous nous vengerons de l'Iran. Zal lui prépare un tombeau et ne peut mouvoir pour le combat ni pieds ni ailes. Enfin Schemasas est allé dans le Nimrouz et a mis sur sa tête la couronne qui illumine le monde. En toute chose il faut chercher le moment et prendre le conseil d'un ami prudent; quiconque est paresseux au moment d'agir, ne trouvera plus pareille occasion. Le dromadaire rapide vola dans sa course vers le roi qui brillait avec la splendeur du soleil.
COMBAT ENTRE KOBAD ET BARMAN, ET MORT DE KOBAD.
Lorsque l’aube du jour leva la tête au-dessus des montagnes, un éclaireur s’approcha de Dehistan. Or il y avait entre les deux armées un espace de deux farsangs rempli de préparatifs de combat et de machines de guerre. Cet éclaireur était un Turc nommé Barman; il dit : Je vais réveiller ces dormeurs. Il alla et observa toute l'armée, il regarda la tente du roi Newder, puis il se rendit auprès du chef des Touraniens, lui fit la description de armée et du campement du roi, et dit à Afrasiab l’infatigable : Jusqu'à quand faudra-t-il que nous tenions cachée notre vaillance? Si le roi me le permet, j'irai comme un lion chercher un ennemi dans cette armée. Ils seront vaincus par moi, ils reconnaîtront qu'il n'y a que moi de brave dans le monde. Le prudent Aghrirez dit : S'il arrivait dans cette entreprise un malheur à Barman, le cœur des gardiens des frontières en serait brisé, et l'armée ne pourrait plus agir. Il faudrait choisir pour cette entreprise un homme inconnu, afin que nous n'ayons pas à nous mordre les doigts et les lèvres. Les traits du fils de Pescheng se contractèrent de colère, il eut honte des paroles d'Aghrirez, et dit à Barman en jetant sur lui un regard farouche : Mets ta cuirasse et bande ton arc, tu lèveras la tête au-dessus de toute cette armée, et nous n’aurons besoin ni des doigts ni des dents.
Barman partit, il alla sur le champ de bataille el éleva la voix du côté où était Karen, fils de Kaweh : As-tu quelqu'un, dans cette armée du roi illustre, qui veuille me combattre ? Karen regarda les sien pour voir qui parmi eux demanderait à combattre Barman; mais aucun des grands ne répondit, excepté Kobad, le vieillard plein de cœur. Le sage chef de l’armée en fut irrité, et les paroles de son frère Kobad lui firent bouillir le sang ; ses yeux se remplirent de larmes de colère, et il pouvait être courroucé contre une armée si nombreuse où au milieu de tant de jeunes gens qui auraient dû rechercher les combats, il n'y eut qu'un vieillard qui voulût se battre. Le cœur de Karen était en angoisse pour Kobad, et il parla ainsi au milieu des braves : Tes années sont maintenant si nombreuses qu'il faudrait que ta main s'abstint du combat, surtout avec un homme comme Barman, frais, jeune, plein de confiance et de gaieté, avec un cavalier qui a le cœur d'un lion, et qui lève la tête jusqu'au soleil. Tu es un homme considérable et chef de l'armée, c'est à toi que le roi confie ses plans. Si le sang rougissait tes cheveux blancs, le désespoir saisirait nos braves.
Ecoute ce que répondit à Karen son frère au milieu de rassemblée. Il lui dit : le ciel qui tourne m’a donné ma part dans la vie. Sache, ô mon frère, que ce corps est destiné à la mort, et que la tête des grands est faite pour porter le casque. Depuis le temps de la mort du bienheureux Minoutchehr jusqu'aujourd'hui, mon cœur a été plongé dans l’affliction; l'homme ne peut pendant sa vie entrer au ciel, il est une proie, et la mort le chasse. L'un meurt par l'épée au temps du combat de deux armées ; sa tête est livrée aux lances et aux glaives tranchants, son corps aux vautours et aux lions déchirants; un autre meurt sur sa couche : mais tous deux sont destinés à marcher rapidement vers le terme de leur vie. Quand j'aurai quitté ce monde immense, je laisserai à ma place un frère plein de force et de pouvoir. Elevez-moi un tombeau digne d'un roi, rendez-moi les devoirs d'amour quand je ne serai plus. Mettez ma tête dans du camphre, du musc et de l'eau de rose, et mon corps dans ce lieu d'un sommeil éternel ; soyez doux les uns en vers les autres, et confiez-vous en Dieu le juste. Il dit, saisit sa lance, et se rendit sur le champ du combat, semblable à un éléphant furieux. Barman s'adressa à Kobad ardent au combat, en disant : Le sort te pousse à m'offrir ta tête, tu aurais mieux fait d'attendre ; car le temps livre déjà un combat à ta vie. Kobad lui répondit : Depuis longtemps le ciel m'a donné ma part; il faut mourir là où la destinée nous atteint, mais jamais la mort n'atteint l’homme dont l'heure n'est pas arrivée. Il dit et lança son cheval noir, il ne donna aucun repos à son âme ardente. Depuis le matin jusqu'à ce que le soleil projetât au loin les ombres, les deux combattants se firent sentir l'un à l'autre leur force. A la fin Barman remporta la victoire, il s'élança dans le champ du combat, il lança contre les reins de Kobad un javelot qui déchira la ceinture qui protégeait ses entrailles. Kobad tomba de cheval la tête en bas ; le vieux chef au cœur de lion avait vécu. Barman se rendit alors auprès d'Afrasiab, les deux joues épanouies de triomphe et de bonheur. Afrasiab lui fit un présent tel que jamais un grand ne fit à un petit de semblable. Kobad étant mort, Karen, avide de combats, amena ses troupes et s'avança. Les deux armées étaient pareilles aux deux mers de la Chine, tu aurais dit que la terre tremblait sous elles. D'un côté s'avançait rapidement Karen, le guerrier, de l'autre Guersiwez au cor d'éléphant; le bruit des chevaux et la poussière des armées étaient tels, que ni le soleil ni la lune brillante n'étaient visibles; les épées qui étincelaient comme des diamants, les lances qui s'échauffaient dans le sang, paraissaient au milieu de la poussière comme des ailes de vautour sur lesquelles le soleil aurait versé du vermillon. L'intérieur du brouillard retentissait du bruit des timbales, et l'âme des épées se rassasiait de sang rouge. Partout où Kareti poussait son cheval, son épée brillait comme Adergueschasp. Tu aurais dit que son glaive d’acier versait du corail; que dis-je du corail ! c'étaient des âmes qu'il versait pour la vengeance. Quand Afrasiab vit les hauts faits de Karen, il lança son cheval et conduisit son armée contre lui. Ils combattirent jusqu’à ce que la nuit descendît des montagnes, sans que leur vengeance fût satisfaite.
Karen, ardent au combat, ramena son armée devant Dehistan quand la nuit fut devenue profonde. Il entra dans la tente du roi et s'approcha de lui, éperdu de la mort de son frère. Le roi le vit et versa des larmes de ses paupières fatiguées qui n'avaient pas vu de sommeil. Il lui dit : A la mort de Sam le brave, je n'ai pas senti dans mon cœur une tristesse pareille. Puisse l’âme de Kobad être brillante comme le soleil ! puisse le sort t'être toujours propice ! Telle est la loi et l’ordre de ce monde, qu’un jour tu es gai et triste le lendemain. Tous nos soins ne peuvent nous faire échapper à là mort, et ce monde n'offre d'autre berceau que le sépulcre. Karen lui répondit: Depuis que je suis né, j'ai dévoué à la mort mon corps plein de force. Feridoun a mis sur ma tête ce casque pour que je soumette la terre en vengeance de la mort d'Iredj. Jusqu'à ce jour je n'ai pas délié cette ceinture, ni déposé cette épée d'acier. Mon frère a péri, cet homme plein de prudence et de sagesse, et moi aussi je périrai dans cette guerre. Puisses-tu être heureux! car aujourd'hui le fils de Pescheng nous a serrés de près dans le combat. Lorsqu'une partie de son armée a été vaincue, il a choisi un certain nombre de braves parmi des troupes fraîches, et m'ayant aperçu avec ma massue à tête de bœuf, il est venu à moi pour me combattre. Je me suis placé devant lui de telle sorte que mes yeux étaient opposés aux siens, mai il a fait dans la lutte un enchantement contre moi et la lumière et les couleurs ont disparu de devant mes yeux. La nuit est venue, le monde entier étai enveloppé de ténèbres, et mon bras était las de frapper. Tu aurais dit que c'était la fin de toutes choses, le ciel avait disparu cous les nuages; il fallu quitter le champ de bataille, car l'armée était fatiguée et la nuit devenait sombre. Les armées se reposèrent des deux côtés, mais le second jour elles reparurent pour se combattre.
SECOND COMBAT D'AFRASIAB CONTRE NEWDER.
Les Iraniens formèrent leurs lignes comme il convient à des braves qui vont au combat; les timbales et les trompettes retentissaient, tu aurais dit que la terre en tremblait. Afrasiab voyant cette armée, s'avança de son côté et forma ses rangs. Le monde fut tellement rempli de la poussière que faisaient lever les cavaliers, que tu aurais dit que le soleil s'était caché. Des troupes se détachèrent des deux armées, nulle part on ne distingua plus les plaines des montagnes. Les armées se jetèrent ainsi l’une sur l’autre, et versèrent du sang comme une rivière qui coule. De quelque côté que Karen se portât, il répandait le sang sur le champ de bataille; et partout où le brave Afrasiab s'élançait, la terre se couvrait de sang comme d'un torrent d'eau. A la fin Newder partit du centre de l'armée et s'avança contre Afrasiab pour se venger de lui; ils se lancèrent des javelots, ils levèrent leurs lances l'un contre l'autre ; jamais serpents ne s'étaient plus entrelacés, le monde ne se souvenait pas d'un pareil combat. Ils continuèrent ainsi jusqu'à ce que vers la nuit, le bras du fils de Pescheng l'emporta. Les Iraniens avaient un plus grand nombre de blessés, et le combat ne continuait que du côté de leurs ennemis; ils se retirèrent désespérés, et errèrent dispersés dans la plaine.
Le cœur de Newder était navré de douleur, car le sort avait voulu que sa couronne fût couverte de poussière. Lorsque le son des timbales eut cessé dans les champs, il fit appeler Thous. Thous et Kuslehem vinrent ensemble; leur cœur était plein de deuil, leur bouche pleine de soupirs. Le roi leur dit: Oh! quelle douleur déchire mon âme ! Tantôt il parlait, tantôt il pleurait; le cœur plein de sang, la bouche pleine de soupirs, il leur rapporta les dernières paroles de son père, qui lui avait dit: Une armée de la Chine et du pays des Turcs viendra dans le pays d'Iran. Ton âme en sera affligée, et ton armée essuiera mainte défaite. Maintenant les paroles du roi commencent à s'accomplir et ce mauvais jour est arrivé pour les grands. Qui a jamais lu dans le livre des héros que quelqu'un ait amené une telle armée du pays des Turcs? Il faut que vous alliez dans le pays de Fars, emmener les femmes du palais et vous retirer avec elles; vous irez aux monts Zaweh, vous réunirez la masse de vos fidèles dans cette partie de l’Alborz. Partez maintenant pour Reï et Ispahan, et cachez votre départ à votre armée, car elle en serait découragée, et cette nouvelle blessure empirerait celle dont elle est déjà atteinte. J'espère qu'un ou deux rejetons de la race de Feridoun échapperont à cette armée innombrable. Je ne sais si je vous reverrai; cette nuit nous ferons un dernier effort. Soyez actifs jour nuit, occupez-vous avec prudence des affaires de monde. Si l'on vous donne de mauvaises nouvelle de cette armée, si l'on vous dit que la gloire de l'empire est ternie, ne vous en attristez pas trop car telle est la volonté du ciel sublime, que le sort jette l'un dans la poussière, pendant que l'autre jouit d'un diadème royal. Que l'on soit tué ou que l'on demeure, c'est la même chose ; on palpite un instant, puis on est tranquille. Newder pressa deux fils contre son cœur, et versa des larmes sang. Thous et Kustehem partirent, et Newder resta livrant à la douleur son cœur affligé.
TROISIÈME COMBAT DE NEWDER ET D'AFRASIAB.
Pendant deux jours l’armée se reposa ; mais le troisième, aussitôt que l’astre qui éclaire le monde eut paru, il fut impossible au roi de retarder le combat; il n'y avait plus moyen de l'éviter, car Afrasiab attaqua l'armée de Newder comme une mer furieuse. Il s'élevait des deux camps un grand bruit, et les trompettes et les clochettes indiennes retentissaient; dans les tentes du roi on battait le tambour, et tous mettaient sur leurs têtes des casques de fer. Personne ne dormait dans le camp du vaillant Afrasiab, toute la nuit l'armée se prépara et nettoya ses épées et ses javelots. Sur toute la plaine, de montagne en montagne, s'avancèrent des hommes armés de cuirasses et portant de lourdes massues; on ne voyait ni collines, ni sables, ni marais; les rangs des armées s'étendaient d'une mer à l'autre. Karen se plaça au centre pour que le roi offrît un point d'appui plus sûr aux troupes, Teliman le brave demanda la gauche du roi, et Schapour, fils de Nestouweh, commanda l'aile droite. Depuis le matin jusqu'à ce que le soleil eût quitté le firmament, on ne vit ni montagne, ni plaine, ni désert. Tu aurais dit que l'âme des épées s'épanouissait et que la terre soupirait sous les pieds des chevaux. Mais le soir, lorsque les lances projetaient leurs ombres sur le soi, le roi d’Iran essuya une défaite, et aussitôt que sa fortune s'obscurcit, la confiance des Turcs s'en accrut. Du côté où commandait Schapour, fils de Nestouweh, toute la masse de ses troupes fut dispersée; Schapour tint bon jusqu'à ce qu'il fût tué, et avec lui la fortune quitta les Iraniens. Les grands de l'armée d'Iran, morts ou blessés, couvraient en grand nombre le champ de bataille; et lorsque le roi et Karen virent que les astres ne leur étaient pas favorables dans le combat, ils se dirigèrent vers Dehistan à travers cette masse de Turcs pleins de bravoure et se réfugièrent dans cette forteresse. Il ne restait à l'armée qu'un petit nombre de chemins pour y parvenir, et jour et nuit continua le combat dans ces passages. Ainsi s’écoula quelque temps.
Lorsque Newder se fut établi dans la forteresse, les chemins furent fermés à ses troupes pleines de courage, et Afrasiab ayant formé une armée de cavaliers, la fit partir pendant la nuit. Il appela auprès de lui un Turc illustre, le Sipehbed Kuroukhan fils de Wiseh, et lui ordonna de se diriger vers pays de Fars, et de prendre le chemin du désert; c'était là que se trouvaient les familles des Iraniens et l'homme isolé cherche à rejoindre les siens. Karen ayant su qu' Afrasiab avait envoyé, dans la nuit une armée, bouillonna de jalousie et eut le cœur angoissé; il courut, semblable à un tigre, auprès de Newder, et lui dit : Regarde ce que le roi de Touran, cet homme sans cœur, ose faire contre le roi d'Iran. Il a envoyé des troupes sans nombre contre les femmes voilées de ceux qui sont à l'armée; s'il réussit à s'emparer de nos femmes, il brisera les cœurs des grands, et nous serons obligés dans notre bonté de cacher nos têtes. Il faut que je prenne le chemin de la montagne et que je suive les traces de l’infâme turc, si le maître du trône de Turquoises me le permet. Tu as des provisions et de l'eau vive, et une armée qui se tient devant toi avec amour et respect. Reste ici et ne te laisse pas abattre, car il te sera facile de te défendre. Montre du courage où il en faut, car la vaillance est nécessaire aux rois. Newder lui répondit : Ce plan n'est pas sage, car mon armée n'a personne qui puisse la commander comme toi. Kustehem et Thous sont partis pour protéger nos familles, au moment même où les timbales commençaient à résonner. Ils se rendront sans délai auprès de nos femmes, et les défendront comme c'est leur devoir.
Pendant ce temps entrèrent dans l'appartement particulier du roi les héros et les grands portant haut a tête. Ils s'assirent à table et demandèrent du vin, ils délivrèrent pour un temps leurs âmes de leurs soucis. Lorsque leurs têtes furent ivres de vin, le roi Newder se retira dans sa chambre à coucher, le cœur rempli de plans de vengeance. Les cavaliers de l'Iran, les héros courageux, sortirent du palais du roi en désordre; ils se rendirent au palais de Karen les yeux en pleurs comme un nuage de printemps. Ils concertèrent des plans de toute espèce, et dirent tous d'un commun accord : Il faut que nous partions pour le pays de Fars, il faut que pas un de nous ne fasse défaut; car quand les femmes voilées des guerriers de l'Iran seront prisonnières de nos ennemis, quand nos femmes et nos enfants seront esclaves des Turcs, quand leurs cœurs seront percés de flèches, sans que personne ait combattu pour leur défense, qui de nous voudrait prendre en main une lance sur cette plaine? qui pourrait avoir du repos et une place pour s'asseoir? Schidousch, Keschwad et Karen avant délibéré à fond sur cette affaire, et, la moitié de la nuit étant passée, les braves se préparèrent pour le départ, et Karen le guerrier se mit sur-le-champ en marche, menant avec lui une grande armée. Le soir ils arrivèrent le cœur découragé à un endroit que l'on appelle Château-Blanc : d'un côté était Guezdehem le châtelain avec des braves infatigables; de l'autre côté du château se trouvait Barman avec son armée, campé sur la route avec des éléphants et des troupes. Karen avait été blessé au cœur par ce dernier, el il désira venger sur lui le sang de son frère. Il revêtit son armure, ordonna convenablement ce qui concernait son armée, et suivi de ses braves il se dirigea droit du côté du pays de Fars. Barman le courageux en eut nouvelle, et vint au-devant de lui semblable à un lion. Lorsque Karen le vit s'avancer aussi impétueusement, et qu'il aperçut dans le combat au milieu de la poussière le meurtrier de son frère, il se précipita sur lui comme un lion, et ne lui laissa pas le temps de chercher des ruses; il courut à sa rencontre et se jeta sur lui en invoquant le nom de Dieu secourable; il lança contre sa ceinture un javelot qui lui brisa le corps et les jointures. Barman tomba du haut de son cheval, et le soleil lumineux devint obscur pour lui. Toute son armée eut le cœur brisé et se dispersa entièrement. Le Sipehbed se dirigea vers le pays de Fars avec son armée glorieuse et prête à combattre.
NEWDER TOMBE ENTRE LES MAINS D'AFRASIAB.
Lorsque Newder apprit que Karen était parti, il se mit à le suivre avec précipitation. Il se hâta, car il voulait échapper à son malheur, craignant que la rotation du ciel ne l’écrasât. Mais dès qu'Afrasiab eut nouvelle que Newder s'était dirigé vers le désert, il rassembla son armée et partit en toute hâte, suivant avec ardeur ses traces comme un lion. Lorsqu'il fut privé près du roi, il vit que celui-ci, malgré la vitesse e sa course, se préparait à combattre; et tout en marchant, il chercha le moyen de priver de sa tête ce roi privé du diadème. Pendant toute la nuit et jusqu'à ce que le soleil fût dans sa force, Afrasiab se tint près de Newder, et le monde fut obscurci par la poussière que les braves soulevèrent. A la fin Newder fut atteint, lui et douze cents cavaliers renommés; tu aurais dit qu'ils ne pouvaient trouver un lieu de refuge sur la terre. Ils tentèrent beaucoup de chemins pour s'enfuir, mais ils tombèrent dans les lacets de l'infortune, et Afrasiab jeta ainsi dans les chaînes une armée prisonnière avec ce roi naguère si puissant. Quand même le ciel s'associerait à toi en secret, tu ne trouverais pourtant pas le moyen de sortir de la sphère de sa rotation; tantôt il te donne des couronnes, des trônes et du pouvoir; tantôt il t'assigne l'obscurité et le malheur; il ressemble tantôt à un ennemi, tantôt à un ami, et le donne tantôt le noyau tantôt l'écorce; car le monde est un joueur subtil et qui change son jeu à chaque instant; et quand même ta tête toucherait aux noirs nuages, à la fin le sort ne t'accordera pour demeure que la poussière.
Après cela Afrasiab donna ordre de garder les défilés et les montagnes, les déserts et les rivières pour que Karen le guerrier ne pût échapper à l’armée de Touran; mais lorsqu'il apprit que Karen les avait déjà franchis, il fut confondu de ce qui s'était passé dans l'appartement du roi. Alors il ordonna que Barman suivît en toute hâte Karen, le lion ardent au combat, et qu'il le prit et le lui amena. Mais on lui raconta ce que Karen avait fait de Barman, et comme il l’avait jeté de son cheval dans la poussière. Afrasiab en devint soucieux; la faim, le repos et le sommeil l’abandonnèrent ; puis il dit à Wiseh le renommé : Ne laisse pas ton cœur s'abattre par la mort de ton fils. Quand Karen, fils de Kaweh, va au combat, le tigre hésite devant sa lance. Il faut que tu partes avec une armée bien préparée et pleine de courage pour venger ton fils.
WISEH TROUVE SON FILS MORT.
Wiseh, le chef de l'armée de Touran, se mit en route avec des troupes de grand renom et avides de combats. Mais avant d'atteindre Karen, il trouva celui qu'il avait aimé, mort et abandonné sur la terre, son drapeau déchiré, ses timbales renversées; ayant pour linceul que des fleurs sauvages, pâle comme la sandaraque, et entouré des braves et des héros de l'armée de Touran couchés en grand nombre sur la route autour de lui. A cet aspect Wiseh se désola; tu aurais dit que son cœur se fendait dans son angoisse. Il versa de ses yeux des larmes de pitié, se remit à suivre Karen avec fureur. Il courut comme un nuage qui court, et le monde en fut rempli de terreur. Karen reçut la nouvelle que Wiseh arrivait en grande pompe et avec une armée victorieuse ; il envoya aussitôt des cavaliers montés sur des chevaux arabes vers le Nimrouz, et se mit en marche lui-même illuminant le monde. Arrivé du pays de Fars dans le désert, Karen vit s'élever à sa gauche une grande poussière, d'où il sortit un drapeau et le chef des Turcs parut à la tête de son armée. On forma des rangs des deux côtés, et les braves pleins d'ardeur pour le combat s'approchèrent. Wiseh éleva la voix du centre de son armée, s'écriant : La couronne et le trône du pouvoir ont été livrés au vent depuis Kanoudji jusqu'aux frontières de Kaboul jusqu'à Ghaznin et au Zaboulistan, tout est entre nos mains, et nous avons placé nos trônes sculptés dans tous les palais. Où pourrais-tu trouver un lieu de repos, maintenant que le roi est notre prisonnier?
Karen répondit : Je suis Karen ! Je jette mon vêtement dans l'eau qui coule. Je n'ai pas quitté Dehistan par peur, ni par suite d'une querelle; je suis allé combattre ton fils ; et maintenant que j’ai satisfait mon cœur par la vengeance que j’ai exercée sur lui, je suis prêt à te livrer bataille et à me venger de toi, et je te combattrai comme combattent les braves. Ils lancèrent leurs chevaux, le bruit des trompettes s'éleva, la poussière noire monta vers le ciel à droite et à gauche, et l'air et la lune s'obscurcirent. Aussitôt les rangs des deux armées se confondirent, et le sang coula comme un torrent d'eau. Karen, avide de combats, s'avança contre Wiseh, mais Wiseh se détourna de lui dans le combat. Grand nombre de guerriers furent tués, et Wiseh fut consterné à l’aspect du champ de bataille. La fortune le trahit, mais Karen ardent au combat ne le poursuivit pas, et Wiseh retourna auprès d'Afrasiab en versant sur son fils des larmes de douleur.
EXPÉDITION DE SCHEMASAS ET DE KHAZARWAN DANS LE ZABOULISTAN.
Maintenant je vais parler de ceux qui avaient quitté le pays d'Arman, et qui se dirigeaient vers le Zaboulistan avides de vengeance. Schemasas qui avait passé le Djihoun et marchait en toute hâte vers le Séistan. Khazarvan avec trente mille hommes armés d'épées, tous Turcs vaillants, perçant leurs ennemis avec leurs poignards, allèrent sans s'arrêter jusqu'à l’Hirmend, tenant en main leurs épées, leurs lances et leurs grandes massues. Zal affligé et en deuil de son père, était occupé à construire un tombeau pour Sam à Gourabeh. Mihrab le brave était dans la ville, brillant d'intelligence et infatigable. Un messager envoyé par lui s'achemina vers Schemasas, il descendit devant l'enceinte de sa tente et lui porta beaucoup de salutations de la part de Mihrab, disant : Puisse le maître vigilant de l'armée de Touran garder éternellement le diadème ! Je descends de la famille de Zohak l'Arabe ; je n'aime pas cet empire, mais j'ai dû racheter ma vie par une alliance, car je ne voyais aucun autre moyen de salut. Ce palais est à présent mon séjour, et tout le Zaboulistan est entre mes mains, puisque Zal est parti d'ici, dans sa douleur, pour s'occuper de la sépulture de Sam le cavalier. Mon cœur s'est réjoui de son malheur, et je suis décidé à ne jamais le revoir. Je demande à l'illustre Pehlewan un délai pour expédier un cavalier rapide, un homme de sens et qui sache se hâter; je l'enverrai auprès d'Afrasiab pour qu'il lui révèle mon secret, et que les discours de ceux qui parlaient contre moi restent sans effet. J'enverrai au roi un présent d'or digne de moi, et j'y ajouterai toutes sortes de choses précieuses dignes de lui Si alors il m'ordonne d'aller auprès de lui, je ne me tiendrai devant nul autre trône que le sien, je lui livrerai tout ce royaume, et mon cœur en aura de la joie ; je ne donnerai pas de peine à ses braves; je lui enverrai les trésors de toute espèce que j'ai amassés.
Mihrab enchaîna ainsi d'un côté le cœur du Pehlewan, de l'autre il tendit la main vers un secours. Il envoya un messager à Zal en lui disant : Vole vers lui, déploie tes plumes et tes ailes. Dis à Zal ce que tu as vu de cette affaire, dis-lui qu'il n'hésite pas d'accourir, car deux Pehlewans sont venus ici pour nous combattre avec une armée de Turcs de couleurs variées comme la peau du tigre; ils ont amené deux armées sur l'Hirmend, j'ai enchaîné leurs pas avec de l'or, mais si tu tardes un seul instant à revenir, nos ennemis réussiront dans tous leurs plans. Le messager arriva auprès de Zal et alluma dans son cœur comme des flammes ardentes.
ZAL VIENT EN AIDE A MIHRAB.
Zal se mit en route pour aller vers Mihrab le brave, il se hâtait avec une armée demandant à combattre. Lorsqu'il vit que Mihrab était demeuré fidèle et que sa tête était pleine de prudence et de sagesse, il dit en lui-même : Quelle peur aurais-je à présent de leur armée? Qu'est devant moi Khazarwan? une poignée de poussière. Il dit à Mihrab : O homme prudent et digne de louange en tout ce que tu as fait! je vais partir dans la nuit sombre, et étendre sur eux une main sanglante. Ils s'apercevront que je suis revenu, que je suis venu le cœur plein et prêt à me venger. Il jeta avec colère une arbalète pour son bras, prit une flèche semblable à une branche d’arbre, observa où était le camp des braves, plaça sa flèche dans l'arbalète, lança des flèches à triple bois dans trois endroits, et aussitôt un bruit d'armes s'éleva dans le camp. Quand le jour eut paru, l'armée s'assembla et tous regardèrent ces flèches en disant : Voilà des flèches de Zal, nul autre n'en met de pareilles sur son arc. Schemasas dit: O Khazarwan au cœur de lion ! jamais tu n'as entrepris un combat aussi étourdiment. Si tu n'avais pas attendu après Mihrab, après son armée et ses trésors, Zal ne t'aurait pas mis dans une pareille détresse. Khazarwan répondit: C'est un seul homme, il n’est pas un Ahriman, il n'est pas de fer; ne t'effraye donc pas d'avoir à le combattre. Je vais sur-le-champ me mesurer avec lui. Dès que le soleil brillant eut disparu de la voûte du ciel, il s'éleva de la plaine un bruit de tambours, et dans la ville résonnèrent les timbales et les trompettes, les clochettes et les cloches indiennes. Zal se hâta de se revêtir d'une armure de guerre, et monta à cheval comme il convient à un brave ; ses guerriers se placèrent sur dos de leurs selles, la tête pleine du désir de la vengeance, le front couvert de rides. Zal partit et conduisit son armée dans le désert, emmenant avec ses éléphants et ses tentes. Les armées se trouvèrent en face l'une de l'autre; la poussière devint telle que la plaine ressemblait à une montagne noire. Khazarwan s'élança armé d'une massue et d'un bouclier et courut sur Zal ; il lui porta un coup de massue sur sa poitrine brillante, et ce coup brisa la célèbre cuirasse de Zal. Le roi du Zaboulistan s'étant retiré, les braves du Kaboul s'enfuirent ; mais le vaillant Zal se couvrit d'une cotte de mailles et retourna au combat semblable à un lion. Il tenait en sa main la massue de son grand-père ; sa tête était remplie de colère, son cœur plein de sang. Khazarwan devança son armée, accourut avide de vengeance comme un lion qui rugit, et pendant que Zal faisait lever la poussière du champ de bataille, il s'élança contre lui rapide comme la poussière ; Zal se précipita sur lui levant haut sa massue comme le fait un brave, il le frappa de sa massue à tête de bœuf, et la terre fut tachetée de sang comme le dos d'un tigre. Il jeta par terre Khazarwan, le foula aux pieds, et lui passant sur le corps, s'avança dans la plaine à la tête de son armée. Il cria à Schemasas de se montrer; mais celui-ci ne se montra pas, car il vit que la tête de Zal bouillonnait. Zal rencontra Kelbad au milieu de la poussière et leva sur lui sa massue d'acier ; mais Kelbad voyant la massue et son épée, s'enfuit devant lui. Zal banda son arbalète, y mit en toute hâte une flèche de peuplier, en dirigea la pointe contre la ceinture de Kelbad, qui était formée par des chaînes d'acier, et lui cloua le corps par le milieu sur le pommeau de la selle ; le cœur de l'armée de Touran fut consumé de douleur par la mort de Kelbad. Ces deux héros étant morts dans le combat, Schemasas perdit courage et pâlit; il s'enfuit, et tous ses braves se dispersèrent comme un troupeau dans un jour de pluie, poursuivis par les guerriers du Zaboulistan et le roi de Kaboul. Le champ de bataille fut tellement couvert de morts, que la terre semblait être devenue trop étroite pour cette armée. Ils se dirigèrent vers le roi des Turcs, leurs armures défaites, leurs ceintures brisées. Mais Schemasas ayant atteint le désert, Karen, fils de Kaweh, parut sur sa route; il revenait de son combat contre l'armée de Wiseh, dont il avait tué comme un être vil le fils bien-aimé. Les deux armées se rencontrèrent, celle de Schemasas et celle de Karen avide de combat. Karen ayant appris qui ils étaient et pourquoi ils avaient fait une invasion dans le Zaboulistan, fit sonner les trompettes d'airain et se mit en marche, et les deux armées s’avancèrent l’une contre l'autre. Le Pehlewan dit à ses guerriers: O mes amis renommés par votre valeur et brillants d'intelligence, jetez-vous dans la mêlée avec vos lances, car j'espère que vous détruirez vos ennemis. Les cavaliers portèrent la main à leurs lances, poussant des cris comme des éléphants en fureur. Les lances convertirent le champ de bataille en un champ de roseaux, et firent disparaître le soleil et la lune. Karen tua tous les Turcs, quelque nombreux qu’ils fussent, les jeta comme des choses viles sur la route et fit lever vers le soleil brillant la poussière de la destruction de cette armée brisée et anéantie. Schemasas s'enfuit avec quelques hommes, et échappa à la poussière noire de ce champ de bataille.
AFRASIAB ASSASSINE NEWDER.
Afrasiab reçut la nouvelle que ses guerriers illustres avaient cessé de vivre, son âme fut enflammée de douleur et de soucis, et le sang de son cœur mouillait ses deux yeux. Il dit : Ce roi Newder est en prison pendant que mes amis sont foulés aux pieds ; que pouvons-nous faire que verser son sang et commencer une nouvelle vengeance ? Il demanda avec impatience : Où est Newder? car Wiseh veut se venger sur lui? Puis il dit au bourreau: Amène-le, traîne-le ici pour que je lui apprenne son sort. Le roi Newder en ayant été informé, sentit que sa mort approchait. Un cortège nombreux se dirigea vers lui avec un grand bruit et des cris. Ils lui lièrent les bras dur comme une pierre, le tirèrent de sa prison et le menèrent devant le crocodile. Ils le menèrent avec ignominie, le tenant avec leurs mains, tout confondu, nu de la tête aux pieds et comme mort. Le puissant Afrasiab chercha des yeux le roi Newder, le cœur plein d'impatience, et aussitôt qu'il l’aperçut de loin, il ouvrit les lèvres et lui rappela la haine de leurs ancêtres, en commençant par Selm et par Tour; il dépouilla son cœur et ses yeux de toute décence royale, et lui dit: Tout ce qui t’arrive est bien mérité. Il dit et se mit en colère, demanda une épée, en frappa le cou du roi Newder et jeta avec mépris son corps dans la poussière. Ainsi périt ce souvenir que le roi Minoutchehr avait laissé, et l'Iran resta sans couronne et sans trône. Homme sage et prudent ! ne revêts pas des robes d'honneur, car le diadème et le trône ont vu beaucoup de maîtres comme toi, et tu entendras encore beaucoup d'histoires semblables. Tu as atteint à une dignité vers laquelle tu t'es précipité, mais elle passe au moment où tu y prends goût. Que peux-tu attendre de cette terre basse et obscure, qui te renverra triste et affligé? Ensuite on amena avec mépris les autres prisonniers, qui tous demandèrent grâce pour leur vie. Le vertueux Aghrirez en eut nouvelle et le cœur lui battit dans la poitrine; il accourut, poussant de cris, demandant grâce pour eux et faisant des reproches au roi : Ces hommes sont de nobles guerriers, des cavaliers qui n'ont ni casque ni cuirasse, et ne sont pas sur le champ de bataille. Tuer des prisonniers est une chose contraire à l’honneur; c’est rabaisser ta dignité que tu devrais respecter. Il vaudrait mieux ne pas les priver de la vie, et me les livrer enchaînés; je leur ferai une prison dans une caverne, je placerai auprès d'eux des gardiens intelligents; ils apprendront la prudence par le malheur et par l’infortune; mais toi, abstiens-toi de verser du sang et de commettre chose pareille. Afrasiab voyant les lamentations et l'opposition, d'Aghirez, leur fit grâce de la vie et ordonna qu'on les menât à Sari chargés de chaînes et de liens et d'ignominie; ensuite il se prépara pour le départ, il fit disparaître la terre sous les pieds de ses chevaux. Il alla de Dehistan à Reï, et fit suer les chevaux par la fatigue et par les courses. Il posa la couronne des Kéïanides sur sa tête, et ouvrit la porte des trônes pour distribuer de l'or; il prit la place du roi du pays d'Iran, la tête remplie de projets de combats, le cœur plein de désirs de vengeance.
ZAL APPREND LA MORT DE NEWDER.
On porta à Kustehem et à Thous la nouvelle que la gloire des rois était obscurcie, qu'on avait coupé avec l’épée tranchante la tête de leur malheureux père et que tout était fini. Ils s'arrachèrent les cheveux, ils se déchirèrent le visage, et de l'Iran s'éleva un immense cri de douleur. Les grands de l'empire répandirent de la terre et de la poussière sur leur tête, tous les yeux étaient remplis de larmes, toutes les robes étaient en lambeaux ; ils se dirigèrent vers le Zaboulistan ; leur langue ne parlait que du roi, leur esprit ne s'occupait que de lui. Ils se rendirent auprès de Zal dans leur douleur et dans leur tristesse, les joues couvertes de sang, la tête couverte de poussière, criant: O le glorieux, le brave, le roi Newder, le héros qui portait la couronne, le puissant, le maître, le gardien de l'Iran, l'appui des grands, le maître des rois, le roi du monde ! Ta tête cherche un diadème dans la poussière, la terre exhale l'odeur du sang des rois. Les herbes qui croissent dans ce pays baissent la tête de honte devant le soleil. Nous demandons tous justice et poussons des cris de douleur, nous nous dépouillons de nos robes de fête. L'image de Feridoun vivait en lui, la terre était l'esclave du sabot de son cheval. Ils lui ont tranché la tête misérablement et honteusement, à lui et à ses guerriers renommés. Nous tirerons tous nos épées brillantes pour le venger, nous tuerons nos ennemis; couvrez-vous tous de votre armure pour exercer la vengeance, et rajeunissez nos vieilles haines. Le ciel même, dans sa miséricorde envers nous, répandrait sur notre deuil des larmes de sang. Et vous aussi, remplissez vos yeux de sang, dépouillez-vous de vos robes dé fête; car quand on a à venger des rois, il faut que l’œil soit humide, et le cœur rempli de colère. Toute l'assemblée fut plongée dans la tristesse et dans les larmes, ils se consumèrent par la douleur comme par un feu dévorant. Zal déchira ses vêtements sur son corps, et s'assit sur la terre en sanglotant, puis il dit en élevant la voix: Mon épée tranchante ne verra pas le fourreau jusqu'au jour de la résurrection ; mon cheval blanc sous moi est mon trône, une lance armée de fer est l'arbre dont je cueillerai les fruits, l'étrier est la place où je pose mon pied, un casque sombre le diadème dont je couvre ma tête; cette vengeance ne permet ni repos ni sommeil ; il y a moins d'eau dans les fleuves que de larmes dans mes yeux. Puissent les mânes du roi, maître du monde, demeurer brillants parmi les grands ! puisse votre esprit, par la grâce du Créateur du monde, devenir jeune, calme et plein de foi? Nous sommes tous de nos mères pour la mort, nous lui appartenons ; nous lui avons livré nos têtes.
Pendant que les preux se hâtaient de se préparer à la vengeance, le bruit courut parmi les chefs qui étaient en prison à Sari, que les Iraniens allaient entrer en campagne, qu'ils avaient envoyé partout des messagers montés sur des dromadaires, et qu’ils amenaient une armée sans nombre, arrachée aux fêtes et au repos. Ils en perdirent la faim, le repos et le sommeil; ils furent effrayés à cause d'Afrasiab. Puis ils envoyèrent un message à Aghrirez pour lui dire : O toi qui es plein de volonté, de pouvoir et de gloire, nous sommes tous tes esclaves, nous ne vivons que grâce à ton intervention; tu sais que Zal le maître du Zaboulistan et le roi de Kaboul sont prêts à combattre. Berzin et Karen le guerrier, Kherrrad et Keschwad le destructeur des armées, sont des héros dont la main est longue et ne lâchera pas l’Iran. Quand les braves tourneront en toute hâte leurs rênes de ce côté, quand ils montreront les pointes de leurs lances, le puissant Afrasiab en sera exaspéré, son cœur sera impatient de se venger de nous, et pour sauver son diadème, il fera rouler dans la poussière les têtes d'une foule innocente. S'il plaisait au sage Aghrirez de délivrer ses prisonniers tous ensemble, nous nous disperserions pour faire le tour du monde, pour parler de lui devant les rois, réciter ses louanges devant les grands et prier Dieu pour lui.
Le prudent Aghrirez leur répondit : Cela ne peut se faire ainsi, ce serait montrer de l'hostilité contre le roi, et la tête de cet homme d'Ahriman bouillonnerait de colère; mais je trouverai un autre moyen de vous secourir sans m'exposer à la vengeance de mon frère. Puisque Zal part, dans son ardeur guerrière, et qu’une armée viendra nous combattre, je vous livrerai à ses troupes aussitôt qu'il les aura amenées près de Sari. J'abandonnerai Amol, j'éviterai le combat, et convertirai en honte la gloire qui a couvert ma tête.
Lorsque les grands de l’Iran entendirent ces paroles, ils prosternèrent leurs fronts contre terre, et ayant achevé de le bénir, ils expédièrent de Sari un messager qui alla auprès de Zal, fils de Sam, et lui porta ce message de leur part: Dieu le maître du monde nous a pardonné, et le sage Aghrirez est devenu notre ami. Nous avons fait avec lui un pacte indissoluble, et nous avons des deux côtés engagé notre parole, que si Zal accompagné de deux hommes veut venir de l'Iran et lui offrir combat, l'illustre Aghrirez, dont les traces sont fortunées, retirera son armée d'Amol et la mènera à Reï; sinon, pas un seul de nous ne sortira vivant des mains de ce dragon. Aussitôt que le messager fut arrivé dans le Zaboulistan et eut porté son message à Destan, celui-ci appela devant lui les grands guerriers et leur fit part de ce que lui mandaient braves; puis il dit: O mes amis, vous qui êtes tigres dans la guerre et qui portez un grand nom, y a-t-il parmi vous un preux au cœur noble et dont l’âme s'enivre du combat, qui recherche ce danger et cette entreprise, et veuille élever sa tête jusqu'au soleil ?
Keschwad, en l'entendant, frappa de la main sa poitrine, et dit : Je suis prêt à le faire. Zal le glorieux lui rendit grâce en disant: Puisses-tu être heureux aussi longtemps qu'il y aura des mois et des années ! Une armée composée de braves avides de combats sortit du Zaboulistan et se dirigea vers Amol, et elle avait encore à faire une ou deux journées de sa route, lorsque le bienveillant Aghrirez en eut nouvelle, il fit sonner ses trompettes et emmena son armée, laissant à Sari tous les prisonniers. Le fortuné Keschwad étant arrivé à Sari, les chaînes de tous les prisonniers tombèrent, il donna à chacun d'eux un cheval et se hâta de retourner d'Amol dans le Zaboulistan. Lorsque Zal apprit que Keschwad revenait couvert de gloire, il distribua aux pauvres un trésor d’or pur, et donna au messager son propre vêtement; et lorsque Keschwad s'approcha du Zaboulistan, il alla au-devant de lui comme il convenait, pleura longtemps sur les prisonniers qui avaient été enchaînés et entre les griffes du lion, puis il répandit de la poussière sur sa tête en mémoire du glorieux roi Newder, et pleura sur lui amèrement. Il les mena à la ville en leur rendant des honneurs, il leur fit préparer des palais élevés, enfin il leur restitua tout ce qu'ils avaient possédé du temps de Newder, où ils avaient eu des couronnes, des trônes et des diadèmes. C'est ainsi que Zal composa sa cour, et rassasia son armée par ses largesses.
MEURTRE D'AGHRIREZ PAR LA MAIN DE SON FRERE.
Lorsque Aghrirez fut arrivé d'Amol à Reï, le roi eut nouvelle de ce qu’il avait fait, et lui dit: qu’as tu donc fait? pourquoi mêles-tu ainsi le miel avec la coloquinte? Je t'avais ordonné de tuer ces méchants; car ce n'est pas ici le lieu d'être prudent, ce n'est pas le temps de la modération. La tête du guerrier n'a pas besoin d'atteindre à la sagesse, c’est dans les combats qu'il trouve sa gloire. La tête du brave ne se gouverne pas selon la prudence, car jamais la prudence ne se joint au désir de la vengeance. Aghrirez répondit à Afrasiab : Il faut pourtant avoir un peu de pitié et quelques larmes; toutes les fois que tu as le pouvoir de faire le mal, tremble devant Dieu, et ne nuis à personne; car la couronne et la ceinture royale auront beaucoup de maîtres comme toi, mais elles n'appartiennent à personne pour toujours.
Lorsque Afrasiab entendit ces paroles, il ne sut que répondre; l'un d'eux était plein d'emportement, l'autre plein de raison ; mais la raison, comment s’accorderait-elle avec la tête d'un Div? Le Sipehbed entra en colère comme un éléphant furieux, et au lieu de répondre, il saisit une épée et coupa en deux le corps de son frère. Ainsi mourut cet homme bon de cœur et sage d’esprit.
Lorsque la nouvelle du sort de l’illustre Aghrirez !ut arrivée jusqu'à Zal, fils de Sam le cavalier, il dit: Maintenant son trône s'obscurcira et sa fortune périra. Il fit sonner les trompettes d'airain et battre les timbales, et rendit son armée brillante comme l'œil du coq. Le Sipehbed se mit en marche vers le pays de Fars, il s'avança avec colère et le cœur plein de rancune; son armée couvrait la terre d'une mer l'autre, la face de la lune et du soleil était obscurcie par la poussière. Afrasiab apprit la nouvelle de ce que Zal avait entrepris, et mena une armée vers Khar-Reï; il se prépara pour le combat et l'attendit e pied ferme. Les avant-postes se battaient jour et nuit tu aurais dit que le monde n'était que couleur de sang. Maint guerrier fut tué des deux côtés, tous hommes renommés et pleins d'ardeur pour le combat, ainsi se passèrent deux semaines, et les fantassins et les cavaliers étaient fatigués de la guerre.
IX
ZEW FILS DE THAHMASP
(Son règne dura 5 ans.)
Une nuit Zal était assis à l'heure où l’on dort, parlant longuement d'Afrasiab et des braves du pays d’Iran, de ses Pehlewans et de ses amis. Il dit: Quoique le Pehlewan jouisse d'une fortune heureuse et qu'il possède un esprit éclairé, cependant il faut un roi de naissance impériale qui ait le souvenir des choses qui se sont passées. Il en est de l'armée comme d'un vaisseau, et le trône du roi est pour elle en même temps le vent et la voile. Si Thous et Kustehem avaient des âmes de rois, il y a bien un peuple et des guerriers nombreux; mais tout prince qui est dépourvu de sens est indigne du trône du pouvoir: aussi la couronne et le trône ne leur conviennent pas; il nous faut un roi dont la fortune soit victorieuse, sur lequel repose la grâce de Dieu et dont la parole brille par la sagesse. Ils cherchèrent longuement parmi la famille de Feridoun un roi qui fût digne du trône du pouvoir, et ne trouvèrent que Zew, fils de Thahmasp, qui la force d'un roi et la sagesse d'un héros. Karen, les Mobeds et les chefs des frontières, et un cortège nombreux de guerriers pleins de courage partirent et portèrent à Zew cette bonne nouvelle, en disant: Le trône de Feridoun est rajeuni pour toi; Zal le Sipehdar et le reste de l’armée t’appellent comme un roi digne du trône. Zew le fortuné arriva dans un jour fortuné et monta sur le trône élevé; les grands chantèrent ses louanges et versèrent sur lui des offrandes dignes d'un roi, et Zal lui fit hommage comme à son seigneur, Zew resta cinq ans sur le trône; c’était un vieillard de quatre-vingts ans ; il fit fleurir la terre par sa justice et par sa bonté. Il ramena l’armée des voies du mal, car il communiquait dans son cœur avec Dieu le tout pur. Il ne permit pas de saisir les hommes et de les charger le chaînes, et dès son avènement on ne vit plus mutiler personne. Or il arriva qu'il y eut une famine dans le monde et que toutes les plantes séchèrent et furent altérées; il ne venait du ciel ni pluie ni rosée, et les hommes pesaient le pain au poids de l'argent. Les deux armées restèrent ainsi en présence pendant cinq mois, se livrant chaque jour de grands combats qui étaient des jours glorieux pour les braves et les luttes de héros. Mais la famine devint telle qu'on en savait plus comment y remédier, et il ne restait des armées ni trame ni chaîne. Ils s'écrièrent en même temps et d'une commune voix : C'est à cause de nos fautes que le ciel nous envoie ce malheur. Des deux années il s'éleva des plaintes et des lamentations, et un envoyé d’Afrasiab arriva auprès de Zew, disant : C'est à cause de nous que ce monde passager n'est rempli que de douleurs, de soucis et de peines; viens, pour que nous divisions la surface de la terre, et que nous appelions des bénédictions l'un sur l'autre. L'esprit des grands était fatigué de la guerre, et la famine ne permit pas une longue hésitation. Ils se promirent d'un commun accord qu'ils ne garderaient pas dans leurs cœurs les vieilles haines, qu'ils partageraient la terre selon la tradition et la justice, et qu'ils oublieraient tout ce qui s'était passé. Toute la partie de la terre comprise entre le Djihoun et la frontière de Roum, et qui de là s'étend en ligne continue jusqu'à la Chine et au Khoten, devint, avec ses districts cultivés ou déserts, l'empire du peuple de Touran; le pouvoir de Zal devait finir à la frontière où commençait l'usage des tentes, et que les Turcs, de leur côté, ne devaient pas passer: c'est ainsi qu'on partagea les trônes et les diadèmes. Zew conduisit son armée dans le pays de Fars; il était vieux, mais il rendait jeune la terre, et Zal se retira dans le Zaboulistan, où les hommes le serrèrent tous dans leurs bras. Les montagnes se remplirent de tonnerres et de tempêtes; la terre devint pleine de parfums, de couleurs et de beauté. Le monde était comme une fiancée dans la fleur de la jeunesse, et rempli de sources, de jardins et d'eau courante. Quand les hommes ne prennent pas la nature du tigre, le monde ne devient pas sombre et étroit pour eux. Zew rassembla tous les grands, et rendit à Dieu le dispensateur de la justice de nouvelles grâces; et le Créateur du monde accorda aux hommes, après cette famine, la clef de l'abondance. On prépara une salle de fête en chaque lieu, et les hommes délivrèrent leur cœur de toute haine et de tout mauvais vouloir.
Ainsi se passèrent cinq ans pendant lesquels les hommes ne connurent ni peines ni maladies; mais e monde se lassa de la justice et eut envie de tomber entre les griffes du lion. La vie du roi qui ressemblait au soleil s'éteignit quand il eut atteint âge de quatre-vingt-six ans; la fortune des Iraniens s'évanouit, et Zew le maître du monde, qui avait fait régner la justice, mourut.
X
GUERSCHASP
(Son règne dura 5 ans.)
Zew avait un fils selon son cœur, à qui il avait donné le nom de Guerschasp. Ce fils vint et monta sur le trône, il mit sur sa tête la couronne des Keïanides, et assis sur le trône de son père, il gouverna le monde avec honneur et avec gloire. Mais les Turcs reçurent la nouvelle que Zew était mort, et que par suite le trône privé de roi était réduit à rien. Afrasiab poussa des cris, lança des barques sur le fleuve Djihoun et s'avança jusqu’à Khar-Reï; mais personne ne lui apporta des salutations de la part de Pescheng, dont la tête était pleine de colère, l’âme remplie de combats, et le cœur las du trône et du diadème, et absorbé par le deuil de son fils Aghrirez. Jamais Pescheng n'avait voulu revoir Afrasiab, et son épée brillante s'était couverte d'une rouille obscure. Les messagers d'Afrasiab venaient auprès de lui ; mais pendant des années et des mois il ne voulut pas se laisser voir. Il disait: Si le trône avait un maître, il serait bon que ce maître eût un ami comme Aghrirez. Mais tu verses le sang de ton frère, tu prends la fuite devant l’élève d'un oiseau; je t'envoie avec une armée contre nos ennemis et c’est la vie de ton frère que tu abrèges. Il ne peut y avoir jamais rien de commun entre nous, et jamais tu ne verras mon visage. Ainsi se passa un temps jusqu'à ce que l’arbre du malheur porta de nouveau son fruit amer, car dans cette année Guerschasp, fils de Zew, mourut, et la fortune quitta manifestement le monde. L'oreille de tous fut remplie de la nouvelle que le trône du roi des rois était vide, et un message de Pescheng le guerrier arriva auprès d'Afrasiab comme une pierre qu’on lance: Passe le Djihoun, fais avancer ton armée et n’attends pas que quelqu'un s'asseye sur le trône. Afrasiab rassembla une armée qui remplissait tout l’espace entre Sipendjab et le lit du fleuve; tu aurais dit que la terre était devenue le ciel qui tourne et qu'il tombait des nues une pluie d'épées indiennes. Ainsi s'avançait peu à peu cette armée glorieuse pour livrer des combats ; le bruit courut tout à coup dans l'Iran qu'il arrivait un prétendant au trône du pouvoir; et le trône d'Iran étant privé de roi, les hommes ne virent pas devant eux un temps de bonheur. Toutes les villes et toutes les maisons étaient en émoi, et de tout le pays d'Iran s'élevaient des cris. Chacun tourna les yeux vers le Zaboulistan, et le monde ne fut rempli que de bruit. Ils adressèrent à Zal des paroles dures, disant : Tu as pris en main le gouvernement du monde bien légèrement, et depuis la mort de Sam, depuis que tu es devenu Pehlewan, nous n'avons pas joui d'un jour de bonheur. Après la mort de Zew, lorsque son fils devint roi, la main du méchant fut privée du pouvoir de faire le mal. Mais maintenant Guerschasp, qui désirait la possession du monde, est mort, et le pays et le peuple sont sans roi; une armée a passé de ce côté du Djihoun, elle est telle que le soleil a disparu du monde; si tu connais à cela un remède, prépare-le, car le chef des Touraniens est venu pour nous opprimer. Zal répondit aux grands: Depuis que je me suis ceint dans l’âge d'homme, aucun cavalier pareil à moi n'est monté à cheval; personne n'a tenu aussi haut que moi l'épée et la massue; partout où j'ai posé mon pied, j'ai devancé les brides des cavaliers; j'ai combattu sans cesse jour et nuit, et toute ma vie je n'ai craint que la vieillesse. Maintenant mon dos de héros est courbé, je ne ferai plus briller mon poignard de Kaboul; mais je rends grâce à Dieu de ce que cette souche a poussé un rejeton glorieux qui s'est élevé droit, et dont la tête atteindra à la voûte du ciel, et vous verrez comment il croîtra en bravoure; Rustem est devenu comme un haut cyprès, le diadème du pouvoir lui convient; il lui faut un cheval de guerre, car ces chevaux arabes ne peuvent lui suffire. Je chercherai un destrier au corps d'éléphant, j'en demanderai un partout où il y a des hommes. Je rapporterai tout ceci à Rustem, je lui demanderai: Es-tu de notre avis sur ces affaires? veux-tu combattre la race de Zadchem? veux-tu ne pas t'y refuser ?
A ces paroles, tout le pays d'Iran se réjouit, tous les visages se rajeunirent. Zal envoya de tous côtes des dromadaires de course et prépara des armes pour ses cavaliers pleins de bravoure. Puis il dit à Rustem: O mon fils au corps d'éléphant! toi qui portes la tête plus haut que tout le peuple, tu as devant toi une grande entreprise et une longue fatigue devant laquelle s'évanouiront le sommeil, le repos et le plaisir. Mon fils ! tu n'es pas dans l'âge des combats, mais que puis-je faire? Ce n'est pas un temps de fêtes. Tes lèvres sentent encore le lait, ton cœur recherche les plaisirs et la joie. Comment t'enverrai-je sur le champ de bataille contre des lions et des braves? Que dis-tu? que feras-tu? que me réponds-tu? Puissent la grandeur et la bonté être tes compagnes !
Rustem lui répondit : O mon père illustre, puissant et avide de gloire ! as-tu oublié que j'ai montré du courage devant le peuple entier? J'aurais pensé que le Pehlewan avait connaissance du mont Sipend et de l'éléphant furieux. Si je reculais devant le fils de Pescheng, ma gloire s'obscurcirait dans le monde. C'est à présent le temps des combats et des attaques, et non pas du déshonneur et de la fuite. L'homme se fait lion en triomphant des lions, et en recherchant la guerre et le champ de bataille; tandis que les femmes ne peuvent acquérir beaucoup de gloire, car elles ne sont occupées qu'à manger et à dormir. Zal lui dit : O mon enfant plein de courage, chef des grands et soutien des héros! tu me l’as contée, l’histoire du mont Sipend et de l’éléphant blanc, et tu a donné à mon cœur une douce espérance; et puisque tu as si facilement vaincu dans ces combats, pourquoi devrais-je trembler maintenant? Néanmoins les hauts faits d'Afrasiab troubleront mon sommeil dans la nuit sombre. Comment t'enverrai-je contre lui? car c'est un roi brave, et belliqueux. Tu es en âge de jouir des fêtes et des sons de la musique, de boire du vin et d'entendre les chants héroïques, mais non pas de combattre, d'acquérir de la gloire, de lutter fret de faire voler la poussière de la terre jusqu'à la lune.
Rustem répondit à Zal, fils de Sam : Je ne suis pas l’homme du repos et des coupes ; ce serait une honte que de laisser languir dans la mollesse ces bras et ces mains puissantes. Quand le champ de bataille et le combat acharné se présenteront. Dieu me sera en aide, et la victoire me favorisera. Tu verras comment j'irai dans la mêlée, comment je traverserai le sang sur mon cheval couleur de rose. Je prendrai dans ma main une massue semblable au nuage qui brille comme l'eau et qui verse une pluie de sang, le feu en jaillira, sa tête broiera le cerveau des éléphants. Chaque fois que je couvrirai ma poitrine de la cuirasse, le monde aura à s'alarmer de mon carquois; et chaque forteresse qui résistera à mes coups de massue, à ma poitrine, à mes mains et à mes bras, ne tremblera plus devant les balistes et les catapultes, elle n'aura plus besoin d'avoir pour gardien un chef illustre. Quand ma lance s'avancera sur le champ de bataille, elle rougira le cœur de la pierre avec le sang qu’elle versera. Il me faut un cheval pareil à une haute montagne, et tel qu'il n'y ait que moi seul qui puisse le prendre avec le lacet; un cheval qui puisse porter dans le combat mon corps puissant, et qui ne se hâte pas quand il faudra attendre. Je demande une massue grosse comme un quartier de rocher, car une multitude armée s'avance contre moi du pays de Touran; quand elle arrivera, je la combattrai sans armée et de telle sorte qu'une pluie de sang tombera sur le champ de bataille. Le Pehlewan, ravi de ces paroles, semblait verser son âme sur son fils. Voici quelle fut la réponse de Zal, fils de Sam : O toi qui es las du repos et des coupes, je t'apporterai la massue de Sam le cavalier que je conserve comme un souvenir de lui dans le monde, et avec laquelle tu as tué l'éléphant furieux; puisses-tu vivre à jamais, ô Pehlewan ! Il ordonna qu'on apportât cette massue de Sam, qui lui avait servi dans la guerre du Mazenderan, de l’apporter au glorieux Pehlewan pour qu’il en exterminât ses ennemis; c'était un héritage qui, de l'illustre Guerschasp, était venu de père en fils jusqu'à Sam le cavalier. Rustem, lorsqu'il vit l'arme de son grand-père, sourit de ses deux lèvres et se réjouit. Il appela sur Zal les grâces de Dieu, et lui dit : O Pehlewan du monde entier! il me faut un cheval qui puisse porter à la fois cette massue et ma gloire, et ma haute stature. Le Sipehbed resta étonné de ces paroles et ne cessa d'invoquer sur lui le nom de Dieu.
RUSTEM S'EMPARE DE RAKSCH.
Zal fit amener du Zaboulistan tous les troupeaux qu'il y possédait et quelques-uns du Kaboul. On les fit passer tous devant Rustem et on lui expliqua les marques des rois; mais chaque cheval que Rustem attira vers lui et sur le dos duquel il posa la main, plia sous son effort et toucha du ventre à la terre; Il continua ainsi jusqu'à ce qu'il arrivât un troupeau de Kaboul et qu'on poussât devant lui cette masse de chevaux de toutes couleurs. Une jument grise passait rapidement, sa poitrine était comme celle d'un lion, ses hanches étaient courtes, ses deux yeux comme des poignards brillants, sa poitrine et ses jambes étaient grasses, mais sa taille était mince. Un poulain aussi grand qu'elle la suivait, sa croupe et sa poitrine étaient larges comme celles de la mère, son œil était noir, sa queue levée, ses testicules noirs et durs, ses sabots semblables à l’acier. Tout son corps était pommelé comme de taches roses sur un fond safran. Dans la nuit il aurait distingué avec ses yeux, à une distance de deux farsangs, une petite fourmi sur un feutre noir; c'était un éléphant par la force, un chameau par la taille, et par la vigueur un lion du mont Bisoutoun. Rustem, aussitôt qu'il eut vu la jument et fixé ses regards sur son poulain au corps d'éléphant, fit un nœud à son lacet ligne d'un roi pour séparer le poulain du troupeau. Le vieux pâtre lui dit: O homme puissant, ne prends pas le cheval d'autrui. Rustem lui demanda : A qui donc appartient ce cheval? il n'a de marque sur aucune cuisse. Le pâtre répondit : Ne cherche pas de marque. Il court sur ce cheval beaucoup de bruits ; nous le nommons Raksch; il est pommelé, brillant comme l’eau et vif comme la flamme. Nous ne lui connaissons pas de maître, mais nous l'appelons le Raksch de Rustem. Il y a trois ans qu'il est propre à porter selle et qu'il attire les yeux des grands; mais dès que sa mère voit le lacet d'un cavalier, elle accourt comme une lionne pour se battre. Nous ne savons pas, ô Pehlewan du monde, quel secret est caché là-dessous ; mais garde-toi, ô homme prudent, de tourner ainsi autour de ce dragon ; car quand cette jument se met à attaquer, elle déchire le cœur du lion et la peau du léopard.
Quand Rustem eut entendu ce discours, il comprit le sens des paroles du vieillard, il fit voler son lacet royal et prit soudain dans le nœud la tête du poulain pommelé. La mère accourut comme un éléphant furieux et voulut lui arracher la tête avec ses dents ; mais Rustem rugit comme un lion sauvage, et la jument fut étonnée de sa voix. Il lui donna avec la main un coup sur la tête et la nuque, et fit rouler dans la poussière son corps tremblant. Elle tomba, puis fit un bond, s'enfuit devant lui et courut vers le troupeau. Rustem affermit ses pieds sur le sol, resserra le nœud de son lacet, étendit ses puissantes mains de héros et en posa une de toute sa force sur le dos du cheval; mais Raksch ne plia pas sous sa main, tu aurais dit qu'il ne s'en apercevait pas. Rustem dit en lui-même: Voici mon siège, c'est maintenant que je peux faire de grandes choses. Il sauta sur Raksch rapide comme le vent, et le cheval couleur de rose s'élança sous lui. Il demanda au pâtre : Quel est le prix de ce dragon, et qui peut m'en dire la valeur? Le pâtre répondit : Si tu es Rustem, monte-le et redresse les griefs du pays d'Iran. Son prix est la terre d'Iran, et monte sur son dos tu sauveras le monde, Rustem sourit de telle sorte que ses lèvres devinrent semblables au corail, et il dit : C'est à Dieu qu'il appartient de faire le bien. Il mit une selle sur le dos du cheval couleur de rose, et sa tête se remplit du désir de la vengeance et des combats. Il ouvrit la bouche de Raksch et vit qu'il était rapide, qu'il avait du courage, de la force et de la race, et qu'il pouvait porter sa cuirasse, son casque et sa massue, son corps de héros, sa poitrine et ses bras. On eut tant de soin de ce cheval que dans la nuit on brûlait de la rue devant lui pour le garantir du mal. De quelque côté qu'on le regardât, il semblait être une œuvre de magie, et dans le combat une biche qui courait; il avait la bouche tendre, l'écume abondante, de l'ardeur, des hanches rondes, de la sagacité et l'allure douce. Le cœur de Zal était comme le gai printemps, dans la joie qu'il ressentait à cause de Raksch, coursier d'un nouveau genre, monté par un cavalier fortuné. Il ouvrit les portes de son trésor et distribua de l'or, ne pensant ni au jour ni au lendemain. Il jeta les cailloux dans le vase à sept couleurs et poussa un cri qui se fit entendre à plusieurs milles.
ZAL CONDUIT SON ARMEE CONTRE AFRASIAB.
Les timbales et les trompettes, les éléphants de guerre et les clochettes indiennes firent dans le Zaboulistan un bruit comme celui du jour de la résurrection, et la terre cria aux morts : Levez-vous! Il s'avança du Zaboulistan une armée, on eût dit des lions ayant tous les griffes teintes de sang. Devant elle marchait Rustem le Pehlewan, derrière lui les vieux guerriers; et les vallées, les plaines et les montagnes se remplirent de troupes au point que pas un corbeau n’osait voler au-dessus ; toute la nuit ils firent résonner leurs tambours, et le ciel et la terre disparurent sous les ténèbres. Ce fut ainsi que Zal emmena son armée du Zaboulistan dans la saison des fleurs et des roses.
Afrasiab apprit des nouvelles de Zal et en perdit le repos, la faim et le sommeil; il mena une armée sur le bord de la rivière de Reï, dans cette plaine arrosée et abondante en roseaux. L'armée d'Iran s'avança peu à peu et quitta le désert pour s'approcher du champ de bataille. Quand il n'y eut plus que deux farsangs entre les deux armées, le Sipehbed Zal rassembla les guerriers expérimentés, et leur dit : O hommes pleins de prudence, héros qui avez vu le monde et fait de grandes choses! nous avons rassemblé ici une armée nombreuse, nous avons fait des plans pour tout ce qui est beau et bon; mais l’accord manque à nos conseils parce que nous sommes privés d'un roi, l'espérance manque à nos entreprises et un chef à l'armée. Lorsque Zew le fortuné monta sur le trône, le monde lui rendit un hommage nouveau, et maintenant il nous faut encore un roi de la race des Keïanides, assis sur le trône et ceint de la ceinture impériale. Un Mobed vient de m'indiquer un prince glorieux et armé de la massue des rois, Keïkobad le héros, de la race de Feridoun, plein de majesté, haut de stature, rempli de courtoisie et de justice.
RUSTEM AMENE KEÏKOBAD DU MONT ALBORZ.
Puis Zal le fortuné dit à Rustem : Prends ta massue, lève ton bras, pars en toute hâte pour le mont Alborz, choisis un cortège pour l’accompagner, et rends hommage à Keïkobad, mais ne arrête pas un instant auprès de lui. Il faut que tu sois revenu en deux semaines, qu’aucune circonstance n'arrête ta course, et que tu lui dises : L'armée te demande; elle a préparé pour toi le trône des rois, car nous ne voyons que toi, ô seigneur, qui sois digne de la couronne des Keïanides, et lu seras notre défenseur. Zal ayant parlé, Rustem toucha le sol de ses sourcils, sauta joyeusement sur le dos de Raksch, et se hâta de se rendre auprès de Keïkobad. Un grand nombre de Turcs placés en avant-postes sur la route marchèrent contre Rustem avide de vengeance. Il les attaqua avec ses illustres hommes de guerre, tenant dans sa main une massue à tête de bœuf. Il la leva et s'élança avec fureur, frappant de la massue et poussant des cris; les Turcs étaient consternés, et Rustem en renversa un grand nombre privés de force et de vie par son bras. Les braves du Touran se précipitèrent sur lui, mais à la fin ils s'enfuirent du champ de bataille. Ils retournèrent vers Afrasiab, le cœur plein de sang, les yeux pleins de larmes, et lui racontèrent toutes choses grandes et petites. Afrasiab en fut affligé; il appela devant lui Kaloun, un de braves parmi les Turcs, un héros fécond en ressources, et lui dit: Choisis des cavaliers dans l’armée, pars sur-le-champ et va jusqu'à la cour du roi. Sois brave, prudent et sage, et ne cesse d'être sur tes gardes, car les Iraniens sont une race maudite et tombent inopinément sur les avant-postes. Kaloun quitta le roi, conduit par des guides; il intercepta la route aux Iraniens avec des hommes de guerre et des éléphants furieux.
Rustem le brave, l’élu, continua de son côté sa marche vers le roi d’Iran; et à la distance d'un mille du mont Alborz, il vit un grand et magnifique palais, entouré de beaucoup d'arbres et d'eaux vives, où séjournaient des hommes dans la fleur de la jeunesse. Un trône était placé près de l'eau, il était arrosé de musc pur et d'eau de rose; un jeune homme brillant comme la lune était assis à l'ombre de ce trône, et un grand nombre de Pehlewans formaient des rangs, portant des ceintures à la manière des grands; ils composaient une assemblée digne d'un roi, semblable au paradis plein de parfums et de beauté. Lorsqu'ils aperçurent le Pehlewan sur la route, ils s'avancèrent, en disant : O illustre Pehlewan, il ne faut pas que tu ailles plus loin, car nous sommes prêts à te donner l'hospitalité et tu es notre hôte. Descends ici selon notre désir pour que nous buvions joyeusement du vin, pour que nous buvions à ta santé, ô Pehlewan !
Rustem leur répondit ainsi : O héros illustres, qui portez haut la tête, il faut que j'aille au mont Alborz pour une affaire de haute importance, et qu'il ne me convient pas de retarder, car j'ai devant moi de longs et pénibles travaux. Toute la frontière de l’Iran est remplie d'ennemis, dans chaque famille est le deuil et la désolation; le trône de l'Iran est privé de roi, et il ne m'est pas permis de boire du vin.
Ils lui dirent : O Pehlewan de grand renom ! si ta course est dirigée vers l'Alborz, il faut que tu nous dises, ô homme avide de gloire, qui tu vas y chercher; car nous qui avons ici préparé une fête, nous sommes les gardiens de cette frontière bienheureuse. Nous t'escorterons jusqu'à ce lieu, et pendant ce temps notre amitié s'accroîtra. Rustem répondit à cette assemblée : Il y a là un roi au corps pur; on donne le nom de Keïkobad à ce prince qui porte haut la tête ; il est de la race de Feridoun, et plein de justice et de bon vouloir. Enseignez-moi comment je pourrais trouver Keïkobad, si quelqu'un de vous sait où il est. Là-dessus le chef de ces braves ouvrit les lèvres et dit : Je connais Keïkobad; si tu entres dans cette maison qui est notre demeure, et que tu réjouisses nos âmes de ta présence, je te donnerai des renseignements sur ce prince, je te dépeindrai ses manières et son caractère.
Rustem, rapide comme le vent, descendit de Raksch lorsqu'il entendit qu’on lui promettait des nouvelles sur Keïkobad, et courut jusqu'au bord de l’eau où tous s'assirent à l'ombre. Le jeune homme monta sur le trône d'or, et prenant d'une main la main de Rustem, il remplit de l'autre une coupe de vin, et la but en l'honneur de ses nobles hôtes, il donna à Rustem une autre coupe de vin et lui dit : O héros renommé, tu m'as demandé des renseignements sur Kobad; de qui sais-tu son nom? Rustem lui répondit : Pehlewan, je porte joyeusement un message ; on a préparé le trône des rois d'Iran, et les grands ont choisi Keïkobad pour roi. Mon père qui est l'élu de tous les grands, et à qui l'on donne le nom de Zal-Zer, m'a dit : Va jusqu'au mont Alborz, accompagné d'un cortège; va voir Keïkobad le brave, Rends-lui hommage comme à ton roi et ne reste as longtemps devant lui: dis-lui que les braves l'appellent et qu'ils ont préparé le trône de la royauté. Maintenant si tu peux me donner un renseignement sur ce prince, donne-le, et permets-lui d'arriver au trône.
Le jeune homme plein de bravoure sourit en entendant les paroles de Rustem, et lui répondit : O Pehlewan! je suis Keïkobad, issu de la race de Feridoun, et je connais les noms de mes aïeux de père en fils. Rustem l’entendit, baissa la tête et descendit du siège d'or pour faire hommage, en disant : O roi des rois de la terre ! refuge des braves, soutien des grands ! que le trône d'Iran remplisse tes désirs, que le corps des éléphants de guerre se prenne dans tes lacets! ta place est sur le trône impérial. Puisses-tu porter haut la tête, et puisse la majesté reposer sur toi! Je te rends hommage comme au roi du monde, au nom de Zal le chef de l’armée, le héros, le Pehlewan. Si le roi veut le permettre à son esclave, je délierai ma langue. Le valeureux Kobad se leva de son siège et prêta aux paroles de Rustem toute son attention et toute son âme. Rustem alors ouvrit la bouche et s'acquitta du message du Sipehdar de l’Iran. Le prince écouta ce discours, son cœur palpita de joie dans son sein. Apportez, dit-il, une coupe de vin ; et il porta la coupe à ses lèvres en l'honneur de Rustem. Rustem en vida une autre, et appela sur l'âme du roi les grâces de Dieu, en disant : Tu es l'image de Feridoun le glorieux, et le cœur de Rustem est joyeux de t'avoir vu. Puissent le monde, et le trône des rois, et la couronne des Keïanides n'être jamais privés de toi ! Les instruments de musique faisaient entendre leurs sons sur tous les tous ; la joie de tous était grande, leur souci était nul. Le roi des rois dit au Pehlewan : Mon âme joyeuse a eu un songe. Deux faucons blancs sont venus vers moi du côté de l’Iran, tenant une couronne brillante comme soleil ; ils se sont approchés de moi en se balançant et en se jouant, et ont placé la couronne sur ma tête. Lorsque je me suis réveillé, j'ai été plein d'espoir à cause de cette couronne brillante et de ces faucons blancs. J'ai réuni cette assemblée digne d'un roi, telle que tu la vois sur le bord du fleuve et maintenant Rustem est devenu pour moi comme le faucon blanc, et j'ai reçu le message touchant la couronne des braves.
Rustem ayant entendu le récit du songe du roi relatif aux faucons et à la couronne brillante comme la lune, dit au roi des grands pleins d'orgueil : Ton songe est un présage donné par les prophètes ; lève-toi pour que nous allions dans l'Iran, pour que nous allions ensemble rejoindre les braves. Kobad se leva, rapide comme la flamme, et sauta sur son cheval de guerre. Rustem se serra aussitôt la taille avec sa ceinture, et partit en toute hâte avec Keïkobad. Il ne se lassa pas d'aller nuit et jour, jusqu'à ce qu'il eût atteint les avant-postes des Touraniens. Kaloun le brave en eut nouvelle et vint à sa rencontre pour le combattre. Le roi d'Iran s'en apercevant, voulut ranger son armée en face des ennemis; mais Rustem lui dit : O roi, un tel combat n'est pas digne de toi ; moi et Raksch, ma massue et l'armure de mon cheval, ils ne pourront pas nous résister. Mon cœur, mon cheval et ma massue, c'est assez d'amis pour moi, et je ne désire que Dieu pour gardien. Qui osera s'opposer à ma massue et à mon épée, quand j'ai pour moi cette main, et sous moi ce cheval couleur de rose ? Il dit, et faisant bondir Raksch, il distribuait des coups comme les donne un brave. Il prenait un Turc et s'en servait pour en frapper un autre, de sorte que la cervelle leur sortait par le nez. Il arrachait avec sa main les cavaliers de leurs selles l'un après l'autre, et les jetait contre terre; il les lançait avec une telle force qu'il leur brisait le crâne, le cou et le dos. Kaloun crut voir un Div qui aurait rompu ses liens tenant en main une massue et ayant un lacet suspendu à sa selle. Il s'élança sur lui, rapide comme le vent, le frappa de sa lance et lui coupa les nœuds de sa cuirasse. Mais Rustem étendit la main et saisit la lance de Kaloun, qui resta étonné de cette hardiesse. Rustem arracha la lance de la main de ce brave; sa voix résonnait comme résonne le tonnerre dans les montagnes ; il le frappa de sa lance, l'enleva de la selle et planta la pointe de sa lance en terre. Kaloun était comme un oiseau percé d'une broche, et toute son armée le vit. Rustem fit bondir Raksch sur lui, le foula aux pieds comme une chose vile, et fit jaillir toute sa cervelle. Tous les cavaliers de Kaloun tournèrent le dos et laissèrent leur chef gisant en ce lieu; toute son armée s'enfuit devant Rustem, et sa fortune s'évanouit tout à coup. Rustem ayant tué un grand nombre de cavaliers des avant-postes, continua rapidement son chemin vers les montagnes, où il trouva des pâturages et des eaux vives; c'est là que le Pehlewan s'arrêta. Il prépara jusqu’à la nuit sombre toutes choses, des robes dignes de son rang, la couronne et les armes du roi. La nuit étant venue, le prudent Pehlewan se concerta avec le roi du pays d'Iran, et le mena à la faveur de l'obscurité auprès de Zal, sans proférer une parole pendant ces allées et venues. Ils restèrent sept jours avec leurs conseillers, et les Mobeds s'accordèrent tous à dire que jamais dans le monde il n'y aurait un roi comme le roi Keïkobad. Ils restèrent ensemble joyeusement pendant sept jours, banquetant et buvant du vin devant Keïkobad ; et le huitième jour ils préparèrent le trône d'ivoire et placèrent dessus la couronne.
XI
KEÏKOBAD
(Son règne dura 100 ans.)
Keïkobad s'assit sur le trône des Keïanides et mit sur sa tête la couronne ornée de joyaux. Tous les grands, tels que Zal et Karen le guerrier, Keschwad, Kerrad et Berzin le héros, se rassemblèrent et versèrent des joyaux sur cette couronne nouvelle, puis dirent : O roi, fais tes préparatifs pour le combat contre les Turcs. Kobad écouta ce que les grands savaient d'Afrasiab, et passa son armée en revue; et lendemain ses braves se mirent en marche, et un grand bruit s'éleva des tentes du roi. Rustem se revêtit de son armure de guerre, et fit lever la poussière comme un éléphant en fureur. Les Iraniens se formèrent en rangs, ils se ceignirent pour verser du sang; à l’une des ailes se tenait Mihrab, maître de Kaboul; à l’autre, Kustehem le brave; au centre était Karen le guerrier avec le vaillant Keschwad, le destructeur des armées. Rustem le Pehlewan devançait l’armée, et les grands et les braves le suivaient. Après lui venaient Zal et Keïkobad; d'un côté était le feu, de l'autre l’ouragan. L'étendard de Kaweh était porté devant eux, et le monde en reçut un reflet jaune, rouge et violet. La face de la terre couverte de cette multitude était agitée comme un vaisseau quand les vagues s'élèvent dans la mer de la Chine. Les boucliers couvraient les boucliers dans les plaines et sur les montagnes, et les épées étincelaient comme des flambeaux ; le monde entier était devenu comme une mer de suie au-dessus de laquelle auraient brillé cent mille lampes. Tu aurais dit que le soleil s’était écarté de sa voie, effrayé du son des clairons et du bruit de l'armée.
Enfin les deux armées se rencontrèrent sar leur route, et bientôt on ne vit plus ni la tête ni la queue de l'armée. A chaque attaque Karen le guerrier se conduisit comme il convient à un homme de combat; il tournait tantôt à gauche, tantôt à droite, attaquant tous ceux qui s'offraient à sa vue. Karen le Sipehdar s'élança courageusement au milieu de l'armée, semblable à un lion, et le superbe guerrier abattait nombre d'ennemis avec sa massue, son épée et sa longue lance. Il fit de la plaine une montagne par les morts qu'il y entassa, et les Turcs pleins de courage en furent effrayés. Il aperçut Schemasas qui, pareil à un lion, poussait en brave des cris de guerre; Karen courut jusqu'à ce qu'il l'eût atteint y tira rapidement l'épée du fourreau et le frappa sur la tête et sur le casque, en s'écriant : Je suis Karen le renommé ! Schemasas le brave fut renversé, il tomba et mourut à l’instant. C'est ainsi que le vieux ciel agit; tantôt il est comme l’arc, tantôt comme la flèche.
RUSTEM COMBAT AFRASIAB.
Lorsque Rustem vit les hauts faits de Karen, et comment les braves luttent et combattent, il tourna bride, courut auprès de Zal, et lui dit: O mon père ! montre-moi Afrasiab et la place que ce fils de Pescheng, le méchant homme, occupe au jour de la bataille; apprends-moi comment il s'habille et où il plante son drapeau. Je vois un brillant drapeau violet, est-ce le sien? Je le saisirai aujourd'hui par la ceinture, et je l'amènerai en le traînant le visage contre terre, Zal lui répondit : O mon fils, écoute-moi. Prends garde à toi en ce jour; car ce Turc est un dragon courageux dans le combat, il jette une haleine brûlante, et dans sa colère c'est un nuage qui verse le malheur. Son drapeau est noir, et sa cotte de mailles noire; ses brassards sont de fer, et de fer est son casque. Il est tout couvert de fer incrusté d'or, et un panache noir est fixé sur son casque. Mets-toi en garde contre lui, car il est brave, et sa fortune ne dort jamais. Rustem lui répondit : O Pehlewan, n'aie aucun souci à cause de moi, et ne sois pas inquiet sur mon sort. Dieu le créateur est avec moi, et mon cœur, mon épée et mon bras sont ma forteresse.
Puis il lança Raksch aux sabots d'airain, et le son des trompettes s'éleva dans l'air. Le lion, soutien de l'armée, courut jusqu'auprès de l'armée de Touran, où il jeta un grand cri de guerre. Afrasiab le vit parcourant la plaine et s'étonna de son extrême jeunesse, il demanda à ses braves : Qui est ce dragon qui a ainsi rompu ses chaînes? Je ne sais pas son nom. Quelqu'un lui répondit : C'est le fils de Zal, fils de Sam; ne vois-tu pas qu'il vient armé de la massue de Sam ? Il est jeune, et il est venu pour acquérir de la gloire. Afrasiab s'élança en avant de l'armée comme un vaisseau que soulèvent les vagues de la mer. Rustem l'aperçut, serra son cheval et leva sa lourde massue au-dessus de son épaule; mais lorsqu'il fut près d'Afrasiab, il la suspendit à la selle, et saisit de la main le roi par la ceinture; il le souleva de dessus sa selle de bois de peuplier, il voulait le porter devant Kobad et donner ainsi des nouvelles de son premier jour de combat. Mais le cuir de la ceinture ne résista pas au poids du roi et au poignet du cavalier, et se rompit. Afrasiab tomba par terre la tête la première, et ses cavaliers formèrent une enceinte autour de lui. Quand le roi eut ainsi échappé à Rustem, celui-ci se mordit le dos de la main, en disant : Pourquoi ne l'ai-je pas saisi sous l'aisselle et ne l'ai-je pas lié et noué avec sa ceinture ? Au milieu du bruit des clochettes qui retentissaient sur le dos des éléphants et du son des trompettes que l’on entendait à la distance de plusieurs milles, on annonça au roi que Rustem avait rompu le centre de l'armée ennemie qu'il s'était avancé contre le roi des Turcs et que le drapeau de ce roi avait disparu; qu’il avait saisi Afrasiab par la ceinture et l’avait jeté par terre comme une chose vile, pendant qu'un cri d'angoisse s’élevait du côté des Turcs ; que les braves chefs des Touraniens avaient entouré Afrasiab et l'avaient emmena à pied; et qu'après avoir ainsi glissé de dessous la main de Rustem, Afrasiab était monté sur un cheval rapide, était parti et avait pris le chemin du désert, abandonnant son armée pour se sauver lui-même. Keïkobad ayant appris ces nouvelles de Rustem, ordonna que son armée se jetât en masse, rapide comme le vent, sur les troupes de Touran et les détruisît fruit et racine. Le roi se leva comme s'élève une flamme, et son armée s'ébranla comme la mer sous la tempête; de leur côté partirent Zal et le lion Mihrab pleins de bravoure et d'ardeur pour le combat. Le bruit des coups donnés et reçus monta vers le ciel, les épées brillèrent et les flèches percèrent les braves. Les têtes étaient étourdies sous les casques d'or et sous les boucliers d'or par les coups destructeurs des haches. Tu aurais dit qu'un nuage était survenu d'un coin de l’horizon, et par un effet magique avait couvert la terre d’une pluie couleur de cinabre. Au jour de ce combat, le sang coula jusque sur le dos du poisson, et la poussière s'éleva jusqu'au-dessus de la lune. Les sabots des chevaux sur cette large plaine mirent en poussière la septième couche de la terre, et la firent lever en l’air, où elle forma un huitième ciel. Zal regarda son fils, admirant son bras renommé et sa poitrine; son cœur battit de joie lorsqu'il vit son fils aussi vaillant. Rustem coupa les têtes et déchira les poitrines, il brisa les pieds et lia les bras des chefs; ce lion tua dans une seule attaque mille cent soixante guerriers pleins de bravoure. Les Turcs se retirèrent devant les Mages et leur armée se rendit à Damghan, de là ils tournèrent vers le Djihoun, le cœur blessé et plein de soucis, et tenant toute sorte de discours. Leurs armures étaient brisées, leurs ceintures rompues; ils n'avaient pas de clairons ni de trompettes, ils marchaient en désordre. Tous les Pehlewans de l'Iran s'en revinrent auprès du roi, tous surchargés de trésors et menant prisonniers des Turcs en grand nombre. Cette multitude de grands arriva à la cour et se présenta devant le roi en appelant sur lui les grâces de Dieu. Rustem, en revenant de la frontière, se rendit aussi auprès du roi d'Iran; et le glorieux Keïkobad le plaça à côté de lui, et de l'autre côté Zal l'illustre.
AFRASIAB SE REND AUPRES DE SON PERE.
Du côté par où Afrasiab s'était enfui, il courut jusqu'au bord du Djihoun ; il s'arrêta près de la rive pendant sept jours, et le huitième il se remit en marche plein de colère et d'angoisse. Le fils de Pescheng arriva auprès de son père la langue pleine de discours, le cœur plein d'hésitation ; il dit : O roi dont le nom est glorieux ! tu as eu tort de chercher cette guerre. En premier lieu, les braves des anciens temps n'auguraient jamais cru qu'il fût permis à un roi de rompre la foi donnée. Ensuite le monde n’est pas délivré de la race d'Iredj, et le poison malfaisant n'a pas été converti en thériaque. Quand l’un meurt, un autre prend sa place, et jamais ils ne laissent le monde sans maître. Kobad est venu, a mis la couronne sur sa tête, et a ouvert de nouveau la porte de la vengeance. Parmi les descendants de Sam a paru un cavalier à qui Destan a donné le nom de Rustem Il est venu comme un crocodile furieux. On eût dit qu'il allait consumer le monde en un instant. Il s'élançait sur les hauteurs et dans les vallées; il frappait de la massue, de l’épée et de l’étrier ; l'air se remplissait des débris qui volaient sous sa massue, et ma vie ne valait pas une poignée de poussière. Toute notre armée a été dispersée par lui; personne dans le monde n'a vu une chose aussi étonnante. Il aperçut mon étendard à une aile de mon armée, et suspendant à l'arçon sa massue pesante il me souleva de ma selle de bois de peuplier; tu aurais dit que je ne pesais pas autant qu'une mouche. Ma ceinture et la boucle de ma tunique rompirent, et je tombai de sa main sous ses pieds. Aucun lion n'a une force pareille; ses deux pieds s'appuient sur la terre, sa tête s'élève jusqu'aux nuages. Mes cavaliers vaillants, réunis en une masse compacte, m'arrachèrent de cette main dure comme un éclat de rocher. Tu sais que j'ai le cœur et le bras, la bravoure, la hardiesse et la prouesse d'an roi; mais dans sa main je ne suis qu'une mouche, et sa gloire me remplit de tristesse. J'ai vu un homme au corps d'éléphant et aux griffes de lion, contre lequel ne peuvent rien la réflexion et la ruse, les conseils et la prudence. Il lâcha les rênes à son cheval qui est comme un éléphant furieux, qui franchit également les torrents, les précipices et les chemins de la plaine. Oh frappa avec plus de mille massues sur ce corps de héros; mais tu aurais dit qu'il était de fer, qu'il était composé de pierre et d'airain. Qu'est-ce devant lui qu'une mer ou une montagne? qu'est-ce qu'un éléphant furieux ou un lion en colère? Il s'élançait comme un guépard de chasse, et la guerre pour lui n'était qu'un jeu. Si Sam eût été un guerrier comme lui, il n'y aurait plus de Turc qui puisse porter haut la tête. Il ne te reste plus qu'à demander la paix, car ton armée ne peut lui résister. Je suis un homme qui ambitionne la possession du monde, je suis le soutien de Ion armée et ton refuge dans le danger; mais auprès de lui toute ma force s'est évanouie. Va, cherche des conseils et fais la paix. La terre que Feridoun le héros a donnée à Tour le vaillant dans les anciens temps, on te l’a livrée, et le partage était juste. Il ne faut pas que tu cherches à te venger; car si nous dépassons nos limites y et que nous portions la guerre dans l’Iran, nous rendrons la terre étroite pour nous-mêmes. Tu sais que voir vaut mieux qu’écouter, et ce qu'on entend est toujours creux. Tu as regardé la guerre contre l’Iran comme un jeu, mais ce jeu est devenu long pour ton armée. Ne renvoie pas à demain ce que tu as à faire aujourd'hui, car qui sait ce que le sort amènera demain? Le jardin de roses est aujourd'hui en fleurs; mais si tu veux y aller cueillir demain, il n'y aura plus de roses. Réfléchis combien il y avait de housses d'or, combien de casques d'or et de boucliers d'or, combien de chevaux arabes avec des rênes d'or, combien d'épées indiennes dans des fourreaux d'or, et combien plus encore de guerriers renommés sur lesquels le vent a soufflé et qu'il a emportés ignominieusement, tels que Kelbad, Barman le vaillant qui faisait sa proie de tous les lions, Khazarwan que Zal a fait périr misérablement, à qui il a montré la puissance de sa massue pesante; Schemasas qui était le soutien de l'armée de Touran et que Karen a tué sur le champ de bataille, et en outre dix mille braves renommés qui sont morts dans cette guerre. Mais ce qui est encore pis, ton nom et ton honneur sont flétris, et c'est une brèche que rien ne pourra jamais réparer. Si un chef renommé est tombé sous ma main comme le vertueux Aghrirez que j'ai tué, la récompense du bien et du mal qu’on fait dans cette vie a lieu dès aujourd'hui, et demain on nous demandera compte de nos actions. Tous les chefs sont venus me trouver, chacun suivi de sa bannière; ils m'ont beaucoup parlé de ce jour funeste, des clameurs m'ont poursuivi, et j'en gémis et en suis confus. Maintenant il faut que tu oublies ce qui est passé, et que tu te hâtes de faire la paix avec Keïkobad; car si tu te décidais pour autre chose, des armées se réuniraient contre toi de quatre côtés. D'un côté est Rustem semblable au soleil brillant, avec sa massue et son épée, avec sa gloire et sa force; de l'autre côté se trouve Karen le guerrier, dont les yeux n'ont jamais vu une défaite, du troisième côté se tient Keschwad au casque d'or, qui est allé à Amol menant avec lui son armée; du quatrième côté est Mihrab, le maître du Kaboul, chef des armées du roi, plein de gloire et de prudence,
PESCHENG DEMANDE LA PAIX À KEÏKOBAD.
Le roi de Touran, les deux yeux remplis de larmes, resta étonné que de telles paroles sortissent de la bouche d'Afrasiab, et que l'esprit de son fils se fût tourné vers la justice. Il choisit un homme prudent pour l'envoyer dans l'Iran avec une pompe convenable. Il fit écrire une lettre digne d’Erteng, et ornée de mille couleurs et de mille dessins; il y disait: Au nom de Dieu, maître du soleil et de la lune, qui nous a donné le moyen de mériter des bénédictions: que ses grâces soient sur l’âme de Feridoun, qui a formé la trame et la chaîne de notre race! Écoute-moi maintenant, ô illustre Keïkobad, je vais te parler comme il convient à un roi et à un homme juste. Si Tour a mal agi envers Iredj le bienheureux à cause du trône et de la couronne, il ne faut plus en parler, il faut mettre fin à cette guerre; car si Iredj a été l’origine de ces haines, Minoutchehr les a terminées par la vengeance. Ce que Feridoun a d'abord fixé, lui qui a fait le partage de la terre selon la justice, il faut nous y tenir et ne pas nous écarter des usages et des voies des rois. Depuis le pays où l’on se sert de tentes jusqu'au Maveralnahar où le Djihoun forme la limite entre les deux royaumes, s’étendait notre domination du temps du roi Feridoun et Iredj n'a jamais jeté les yeux au delà de cette frontière. Le pays d'Iran formait la part d'Iredj, à qui Feridoun a donné sa bénédiction. Si nous passons ces limites pour porter la guerre l'un chez l’autre, alors nous rendrons la terre étroite pour nous-mêmes, nous nous blesserons avec nos épées. Dieu sera en colère contre nous, et nous n'aurons point de part dans ce monde ni dans l’autre. Divisons donc la terre encore une fois, comme Feridoun le héros l’a divisée entre Selm, Tour et Iredj, et ne cherchons plus la vengeance, car le monde ne vaut pas de tels maux. La tête du vieux Zal est devenue comme la neige, le sang des braves a rougi la terre, et à la fin personne n'obtiendra en partage une place plus grande que son corps; nous resterons sous terre, après notre dernier jour, avec un linceul pour vêtement, avec une fosse pour demeure. Tout autre désir n'est que peine et vexation, et angoisse de l'esprit pour la possession de ce monde passager. Si Keïkobad veut y consentir, si le prudent roi ne se détourne pas de la justice, nul de nous ne verra le Djihoun, pas même en rêve, et aucun Iranien ne viendra de ce côté du fleuve, si ce n'est en paix et en amitié, ou avec un message, et de là naîtra le bonheur des deux pays.
Le roi ayant apposé son sceau à la lettre, l'envoya à l'armée des Iraniens, avec des joyaux, une couronne et un trône d'or, avec de beaux esclaves à la ceinture d'or, avec des chevaux arabes au frein d'or et des épées indiennes au fourreau d'argent. Le messager se présenta devant Keïkobad et lui remit sur le champ le message et la lettre. Le roi ayant lu ce qu’était écrit, fit en réponse un long discours, disant : Ce n'est pas moi qui ai levé la main le premier ; la vérité est que c’est Afrasiab qui a commencé cette guerre de vengeance. Le premier crime a été commis par Tour, qui a privé le trône d'un roi comme Iredj. Aujourd'hui c'est Afrasiab qui est venu dans l'Iran et a passé le fleuve : tu sais ce qu'il a fait envers le roi Newder, les cœurs des bêtes sauvages en étaient navrés de douleur et de pitié; puis il a tiré d’Aghrirez le prudent une vengeance qui répugne à l'humanité. Mais si vous vous repentez de vos méfaits, si vous voulez faire un nouveau traité, quoique la vengeance ne me fasse ni peur ni peine, et que je sois prêt au combat dans ce monde passager, je vous accorderai l'autre côté du fleuve, espérant qu'Afrasiab y trouvera du repos. Puis il écrivit une nouvelle convention et planta un nouvel arbre dans le jardin de la puissance. Le messager partit, en courant comme un léopard, pour porter la lettre à Pescheng, lequel donna l'ordre du départ, fit retirer son armée en soulevant la poussière jusqu'au ciel, et passa le Djihoun, rapide comme le vent.
Keïkobad en eut nouvelle, et son cœur fut en joie de ce que l'ennemi était parti sans combat; mais Rustem lui dit : O roi, ne cherche pas le repos dans un temps de guerre; ils ne nous avaient jamais fait de trêve, c'est ma puissante massue qui les a amenés à la paix. Keïkobad répondit à l'illustre Pehlewan : Je ne connais rien de plus beau que la justice; Pescheng est le petit-fils de Feridoun le glorieux, et il se retire maintenant du combat plein de lassitude, et il convient que tous les hommes de sens agissent envers lui sans dureté et sans injustice. J'ai écrit pour toi, sur de la soie, rune investiture de tous les pays qui s'étendent depuis le Zaboulistan jusqu’à la mer de Sind. Va et prends le trône et le diadème du royaume du midi, et sois la lumière du monde. De ces pays donne à Mihrab le Kaboul, et tiens les pointes de tes lances toujours acérées; car partout où il y a un empire, il y a des combats à livrer, quelque grande que soit la surface de la terre. Le roi du peuple prépara un grand nombre de présents, et les offrit tous à Zal et à Rustem. Il posa sur la tête de Rustem une couronne d'or, et le ceignit d'une ceinture d'or; il mit sous sa domination le monde entier, et le brave guerrier baisa la terre devant lui. Puis Kobad le glorieux dit : Puisse le trône du pouvoir n'être jamais privé de Zal ! un seul de ses cheveux vaut mieux que le monde; car il est pour nous comme un souvenir des héros. On plaça sur cinq éléphants des litières brodées de turquoises et plus brillantes que l'eau bleue de la mer. Le roi fit charger sur ces litières d'or des brocarts d'or, des trésors dont personne ne connaissait la valeur, une robe brodée d'or digne d'un roi, une couronne et une ceinture ornée de rubis et de turquoises ; il envoya le tout à Zal fils de Sam, avec ce message: J'aurais voulu te faire un plus grand présent; et si ma vie est longue, tu n'auras rien à désirer dans le monde. Il envoya de même des présents convenables à Karen le brave, à Keschwad, à Kherrad, à Burzin et à Poulad; il donna à tous ceux qu'il vit dignes de récompenses des brocarts et de l’or, des épées et des bâches d'armes, et des tiares et des ceintures à ceux qui y avaient droit.
KEÏKOBAD SE REND À ISTAKHER, DANS LE FARS.
Keïkobad partit et se rendit dans le Farsistan; c'est là que se trouvaient les clefs de ses trésors. Il avait alors un palais à Istakher, et les rois se glorifiaient de ce lieu. Les hommes tenaient leurs yeux fixés sur Keïkobad, car il était le roi maître de la couronne. Il posa son pied sur le trône des rois, et gouverna selon la justice et la coutume des sages. Il parla ainsi aux sages renommés : Le monde, d'un bout à l'autre, s'est soumis à moi : et si l’éléphant combattait la mouche, il ferait une brèche à la justice et à la foi : je ne désire dans le monde que la justice, car la colère de Dieu me porterait malheur. Le monde est tranquille par ma justice et par mes travaux, et mes trésors sont partout où il y a de l'eau et de la terre; tous les rois forment mon cortège; toute l'armée et tout le peuple sont à moi. Soyez tous sous la protection du maître du monde, soyez prudents et évitez de faire ce qui est injuste. Que tous ceux qui en ont les moyens jouissent et fassent jouir, et me rendent grâces de leurs jouissances; et si quelqu'un est trop pauvre pour jouir delà vie et qu'il n'ait pas les moyens de subsister, mon trône est son bien et le bien de tous ceux qui sont sous ma protection.
Ensuite il rassembla son armée, il fit le tour du monde et le vit tout entier. Dix ans s’étant écoulés quand il eut visité le contour de la terre, rendant la justice en public et en secret, il fonda bien des villes prospères, telles que les cent villes qu'il bâtit autour de Reï; ensuite il retourna dans le Farsistan, car la main du temps s'appesantissait sur lui. Il s'assit sur son trône, entouré des Mobeds, des astrologues et des sages, rassembla tous ses guerriers et les regarda le cœur brisé. Il parla des hommes illustres que la mort avait emportés, et étendit la culture du monde par sa justice et par sa libéralité. C'est ainsi qu’il vécut heureux pendant cent ans : vois s'il y a dans le monde un roi pareil à lui. Il eut quatre fils pleins de sens, qui furent sur la terre un souvenir de lui. Le premier était Kaous le glorieux, le second Arisch, le troisième Keï Neschin, enfin le quatrième s'appelait Keï Armin. Ils maintenaient le monde dans la paix et dans le bonheur. Lorsque cent années eurent passé sur son trône et sur sa couronne, fa fortune déclina; et le roi, sentant qu'il était près de mourir et qu'une feuille verte allait se faner, appela le noble Keï Kaous et lui parla beaucoup sur la justice et la libéralité, en disant : je me prépare au départ; laisse passer mon cercueil et prends le trône. Je suis tel que tu dirais que je viens d'arriver gaiement du mont Alborz avec mes compagnons; car ceux qui s'attachent à une fortune qui passe inopinément n'ont point de sens. Si tu es un homme juste et d'intentions pures, tu trouveras ta récompense dans l'autre monde; mais si les passions enveloppent ta tête de leurs lacets, si tu tires de son fourreau une épée acérée, cette épée te causera bien des peines, et ensuite tu la livreras à ton ennemi; ton séjour sera comme une flamme, et ton cœur sera plein d'amertume et d'angoisse dans ce monde. Il dit : et quittant ce monde immense, il échangea son palais contre un cercueil. Telle est l'action et la condition de ce monde : il tire les hommes de la poussière et puis les donne aux vents.
L'histoire de Keïkobad est terminée; il faut maintenant parler de Kaous.
XII
KEÏ KAOUS
(Son règne dura 150 ans.)
I. GUERRE CONTRE LE MAZENDERAN.
Lorsqu'un arbre fruitier est devenu grand, s'ii lui survient quelque dommage ses feuilles se fanent, ses racines faiblissent, sa tête se penche vers la terre; lorsque son pied est arraché du sol il cède sa place à une nouvelle branche, à laquelle il abandonne les fleurs les feuilles et la verdure, et ce printemps semblable à une lampe brillante ; si alors d'une bonne louche il sort une mauvaise branche, ne commence pas néanmoins à dire du mal de la souche. De même, quand un père laisse l’empire du monde à un fils, et qu’il lui fait connaître tout ce qui est secret, si le fils rejette la gloire et le renom de son père, tiens-le pour un étranger et non pour un fils. S'il quitte les voies de son maître, la vie lui amènera des malheurs : telle est la manière d'agir de ce vieux monde, que tu ne peux rien y distinguer; et si quelqu'un reconnaît ses mauvaises voies, il vaut mieux qu’il né reste plus longtemps sur la terre. Écoute maintenant un récit que je fais d'après les paroles d'un vieux sage, et gardes-en le souvenir.
Lorsque Kaous eut pris la place de son père, et que le monde entier se fut soumis à lui, lorsqu'il vit des trésors de toute sorte accumulés et le monde entier esclave devant lui, le collier et le trône, les boucles d'oreilles, la couronne d'or incrustée d'émeraudes, et les chevaux arabes à la crinière flottante, il ne connut pas son pareil dans le monde. Or il arriva un jour qu’il était à boire du vin délicieux dans un bosquet de roses orné d'or. Il y avait là un trône d'or avec des pieds de cristal, sur lequel était assis le maître du monde, conversant avec les grands de l'Aran sur toutes choses grandes et petites. Il dit : Qui est roi dans le monde ? Qui est digne du trône si ce n'est moi? C'est à moi qu'appartient l'empire dans ce monde, et personne n'ose me chercher querelle. Le roi buvait du vin tout en parlant de la sorte et les chefs de l'armée en restèrent étonnés. Pendant ce temps un Div, déguisé en chanteur, s'approcha du chambellan, demandant accès auprès du roi en ces mots : je viens du pays de Mazenderan, je suis un chanteur à la douce voix. Si le roi veut agréer mes services, qu'il me donne accès auprès de son trône. Le chambellan entra, se présenta respectueusement devant le roi et lui annonça qu'il y avait un chanteur à la porte, tenant une lyre et chantant d'une voix douce. Kaous ordonna qu'on le fît entrer et qu'on le plaçât auprès des musiciens. Il préluda sur la lyre d'une manière convenable, puis il chanta une chanson du pays de Mazenderan.
« Que le Mazenderan mon pays soit célébré; que ses plaines et ses campagnes soient toujours cultivées. La rose ne cesse de fleurir dans ses jardins, et la tulipe et l'hyacinthe croissent dans ses montagnes. L'air y est doux et la terre y est peinte de fleurs; il n'y a ni froid ni chaleur; il y règne un printemps éternel. Le rossignol qui chante dans ses jardins, la biche qui erre dans ses vallées, ne se lassent pas de voler et de courir. Pendant toute l'année tous les lieux y sont pleins de couleurs et de parfums. Tu dirais que dans ses rivières coule l'eau de rose qui réjouit l'âme de son odeur. Que ce soit le mois de Dî ou de Bahman, le mois d'Ader ou de Ferwerdin, toujours tu y vois la terre couverte de tulipes. Le bord des ruisseaux y sourit toute l'année; partout les faucons de chasse y sont à l'œuvre. Le pays tout entier est orné d'or, de brocart et de joyaux; les esclaves, belles comme des idoles, y portent des couronnes d'or, et les grands des ceintures d'or. Quiconque ne demeure pas dans ce pays ne peut se réjouir d'avoir accompli le désir de son âme et de son cœur. »
Lorsque Kaous eut entendu chanter cette chanson, il conçut une pensée nouvelle, et son cœur, ardent pour la guerre, s'attacha à l’idé
e de mener son armée dans le pays de Mazenderan. Il adressa ainsi la parole aux fiers guerriers : Nous nous sommes adonnés aux ce festins; mais si le brave se laisse aller à la paresse, il ne sera plus jamais las de la mollesse et du repos, je suis supérieur à Djemschid, à Zohak et à Keïkobad par ma haute fortune, par ma splendeur et ma naissance; il faut donc que je les surpasse en prouesse, car il convient à celui qui porte la couronne de chercher la possession du monde. Lorsque les grands entendirent ces paroles, aucun d'eux n'approuva le projet du roi; tous pâlirent, et leurs fronts se ridèrent; car aucun n’avait envie de combattre les Divs. Aucun n'osa répondre ouvertement, mais leurs cœurs étaient en souci et leurs bouches pleines de soupirs. Thous et Gouderz, Keschwad, Guiv, Kherrad, Gurguin et Bahram le preux dirent hautement : nous sommes tes sujets, et nous ne foulerons la terre aux pieds que conformément à ton ordre. Mais ensuite ils se réunirent et soulagèrent leurs cœurs de la douleur que leur avaient causée ses paroles ; ils s'assirent et se parlèrent les uns aux autres, disant : quel malheur est survenu à notre fortune ! Si le roi n'oublie pas en buvant les paroles qu'il a prononcées, nous sommes perdus, nous et le pays d'Iran ; il ne restera dans ces campagnes ni terre ni eau. Djemschid, qui était maître du trône et de l'anneau, et à qui les Divs, les oiseaux et les Péris obéissaient, n'a jamais osé parler du Mazenderan ni chercher la guerre contre les Divs; et Feridoun, plein de savoir et d'habileté dans les arts magiques, n'a jamais encouragé un pareil désir. Si c'était un fardeau que l'on pût supporter à force de bravoure et de renommée, de trésors et de gloire, Minoutchehr aurait tenté cette entreprise et n'aurait pas renoncé à cette envie. Il faut trouver un moyen d'écarter ce malheur du pays d'Iran.
Alors Thous s'adressant aux grands leur dit: vous, chefs pleins de bravoure, qui avez vu maint combat ! il n'y a qu'un moyen contre cet enchantement; mettons-le en œuvre; il n'est pas difficile. Il faut envoyer un dromadaire de course à Zal fils de Sam, et lui faire dire : Quand ta tête serait couverte de poussière, ne prends pas le temps de la laver, décide-toi promptement et viens. Il se peut que Zal donne un avis sage qui touche le cœur du puissant roi, et qu'il dise que c'est Ahriman qui a suggéré ce projet et qu'il ne faut jamais ouvrir la porte des Divs. Peut-être que Zal le fera revenir sur ses paroles; sinon nous sommes tous perdus, grands et petits, Ayant ainsi considéré la question sous toutes ses faces, ils expédièrent un dromadaire de course. Le messager s'élança et courut jusqu'à ce qu'il eût atteint le Nimrouz; et lorsqu'il fut arrivé devant Zal la lumière du monde, il lui dit au nom des grands: O glorieux et noble fils de Sam ! il est arrivé un événement étonnant et dont l’esprit ne peut mesurer la portée ; si tu ne te ceins pas pour y parer, il ne nous restera ni peuple ni terre. Une pensée s'est élevée dans le cœur du roi, et Ahriman l’a détourné du droit chemin. Il ne veut pas s'associer aux travaux accomplis par ses aï
eux dans les temps anciens. Il dissipe un trésor qu'il n’a pas eu la peine d'amasser, et il lui faut le trône du Mazenderan. Si tu tardes un instant à venir, le roi partira sans délai et donnera au vent tout ce que tu as fait et souffert depuis le commencement, avec Keïkobad, quand vous étiez ceints pour le combat comme des tritons, toi et Rustem le lion, qui n'a jamais bu de lait. Tout cela est devenu comme du vent devant ses yeux, car il tourmente son âme livrée à de mauvaises pensées.
Zal ayant ouï ces paroles, se tordit de douleur en pensant que les feuilles de l'arbre des Keïanides étaient fanées, et dit : Kaous est un homme opiniâtre, qui m'a encore éprouvé ni la chaleur ni le froid du monde. Il faut que les années, les soleils et les lunes passent sur la tête de celui qui doit régner sur la terre. Il croit que tous, grands et petits, tremblent devant son épée ; et il ne faudra pas s'étonner s'il ne veut pas me croire, s'il s'irrite et refuse de m'écouter. Mais si je préférais le repos de mon cœur à ce pénible devoir, si j'arrachais de mon âme tout souci à l'égard du roi, ni Dieu le créateur, ni le roi, ni les braves de l’Iran ne m'approuveraient. J'irai, je lui donnerai tous les bons conseils que l’on peut donner; et s'il se laisse persuader par moi, il y trouvera son avantage. Mais s'il insiste, le chemin est ouvert, et Rustem accompagnera son armée. Il passa cette longue nuit en méditations ; et lorsque le soleil eut montré sa couronne du haut du ciel, il se ceignit et se mit en route vers la cour du roi, accompagné par les grands. Thous et Gouderz, Guiv, Bahram et Gurguin, et les héros vaillants eurent nouvelle que Zal s'approchait du pays d'Iran et que l'on voyait son étendard impérial. Les chefs de l'armée allèrent au-devant du prince qui portait la tiare des Pehlewans. Zal fils de Sam arriva, et tous mirent à l'instant pied à terre. Les grands le saluèrent et s'avancèrent avec lui vers la ville. Thous lui dit : vaillant guerrier, tu as donc supporté les fatigues de cette longue route à cause des grands du pays d'Iran, tu as bien voulu venir nous délivrer de ce souci ; aussi tous nos vœux sont pour toi, et nous nous glorifions de la gloire de ta tiare. Zal répondit aux grands : Tous ceux que les années ont affaiblis rappellent les conseils des ancêtres, et puis le ciel qui tourne leur rendra justice. Il ne faut pas que nous refusions notre conseil au roi, car il a besoin de nos avis. S'il se détourne des voies de la sagesse, il éprouvera du repentir et des peines. Ils lui dirent tout d'une voix: Nous sommes avec toi, et nous n'écouterons les conseils de personne autre que toi. Puis ils allèrent ensemble chez le roi, et e présentèrent devant son trône et sa couronne glorieuse.
ZAL DONNE CONSEIL À KAOUS.
Zal marchait donc le premier, suivi des grands à la ceinture d'or; et lorsque le fils de Sam vit Kaous assis sûr le trône et joyeux dans son cœur, il s'avança, croisant les mains respectueusement et la tête baissée vers la terre, jusqu'auprès de son siège, en disant: O roi du monde, qui portes plus haut la tête et es plus grand que tous les grands ! jamais le trône n'a vu un maître, jamais la couronne n'a eu un possesseur comme toi, jamais le ciel qui tourne n'a aperçu une fortune comme la tienne. Puisse ta vie entière être heureuse et victorieuse ! que ton cœur soit plein de sagesse, que ta tête soit pleine de justice. Le roi illustre le reçut gracieusement, le fit asseoir à côté de lui sur le trône et s'informa des fatigues de sa longue route, des héros et de Rustem qui portait haut la tête. Zal lui répondit: O roi victorieux, puisses-tu vivre heureux! Nous sommes tous dans le bonheur et dans la joie par l'effet de ta fortune ; nous portons haut la tête par la faveur de ton trône. Puis il commença à lui parler et ouvrit ainsi la porte des discours respectueux : O roi du monde, tu es digne du trône et de la couronne de la puissance. J’ai entendu une parole récente et de haute importance, c'est que le roi a formé des plans contre le Mazenderan. Il y a eu des rois avant toi ; mais jamais ils ne sont entrés dans cette voie. Beaucoup de jours se sont écoulés sur moi, et le ciel a bien des lois, pendant ma vie, tourné au-dessus de la terre. Minoutchehr qui a quitté ce monde immense, laissant après lui beaucoup de trésors et de palais; Zew, Newder et Keïkobad, et beaucoup d'autres héros dont j'ai souvenance, n’ont pas formé de plans contre le Mazenderan, malgré leurs grandes armées et leurs pesantes massues: car c'est la demeure des Divs habiles dans la magie, c'est un talisman qui est entièrement au pouvoir des enchanteurs. Personne ne peut rompre ces liens magiques. Ne donne donc pas au vent ta peine, ta puissance et tes trésors. Il n’y a pas d'épée qui puisse briser ces liens, contre lesquels ne prévaudront ni la richesse ni le savoir. Personne n'approuve le départ, ni même la délibération sur le départ. Il ne faut pas conduire une armée dans ce pays, car aucun roi n'a jamais cru que ce fût une entreprise fortunée. Quoique tous ces grands te soient inférieurs, ils sont les serviteurs de Dieu comme toi. Ne fais pas sortir, pour ton agrandissement, du sang des grands un arbre dont le fruit et la croissance seront une malédiction, et qui sera l’une déviation des voies des anciens rois. Kaous répondit: je ne suis pas au-dessus du besoin de tes conseils, et pourtant je suis plus grand que Feridoun et Djemschid en courage, en puissance et en richesses; je suis plus grand que Minoutchehr et Keïkobad, qui n’ont pas osé parler du Mazenderan. Mon armée, mon cœur et mon trésor sont plus grands, et le monde est soumis à mon épée tranchante. Quand tu as levé ton épée, le monde s'est soumis : pourquoi ne laisserions-nous plus voir le monde à nos épées? J'irai, je les amènerai tous dans mes lacets, je leur ferai la guerre selon la coutume des rois, je leur imposerai de lourds tributs et des redevances, ou je ne laisserai personne en vie dans le Mazenderan, tant sont vils et méprisables les Divs et les magiciens de cette race ; et ton oreille sera frappée de cette nouvelle, que la surface de la terre est délivrée d'eux. Mais il faut maintenant que tu sois le maître du monde avec Rustem ; que tu sois le gardien infatigable de l'Iran. Le Créateur est mon protecteur, et la tête des Div courageux est ma proie; et puisque tu ne veux pas être mon soutien dans le combat, du moins ne me dis pas de rester oisivement sur le trône. Quand Zal eut entendu ces paroles, il ne vit plus le commencement ni la fin de tout cela. Il répondit: Tu es le roi, et nous sommes tes esclaves; nous n'avons parlé que parce que nous sommes en peine pour toi. Que tu ordonnes ce qui est juste ou ce qui est injuste, nous ne devons agir et respirer que selon ta volonté. J'ai dit ce que j'avais sur le cœur, j'ai dit tout ce que je savais. Personne ne peut arracher de son corps le germe de la mort, ni coudre avec une aiguille l'œil du destin, ni s'affranchir de ses besoins par l'abstinence; le roi lui-même ne peut surmonter ces trois impossibilités. Puisse ce monde lumineux te donner le bonheur! puisses-tu ne pas avoir à te rappeler mes conseils ni à te repentir de ton entreprise ! puissent ton cœur, ta foi et ta loi briller toujours ! Aussitôt Zal prit congé du roi, le cœur plein de trouble et de soucis sur cette expédition. Il s'éloigna de la présence de Kaous, elle soleil et la lune s'obscurcirent devant ses yeux. Les grands pleins de bravoure, tels que Thous et Gouderz, Bahram et Guiv, sortirent avec lui; et ce dernier lui dit : Je prie Dieu qu'il veuille le guider ; si Dieu ne lui accorde point son secours, je ne fonde sur lui aucun espoir. Puissent les passions, la mort et le besoin rester loin de toi ! qu'aucun ennemi ne puisse étendre sa main sur toi! Partout où nous irons, partout où nous serons, nous n'entendrons dire de toi que des bénédictions. Après Dieu le créateur du monde, c'est toi en qui le pays d'Iran place sa confiance; toi qui as supporté tant de peines pour l'amour des braves, qui as fait une route si pénible pour les servir. Tous pressèrent dans leurs bras Zal, qui partait pour le Séistan.
KAOUS PART POUR LE MAZENDERAN.
Aussitôt que Zal le Sipehbed eut passé la frontière, l’armée se prépara en toute hâte à se mettre en campagne. Le roi ordonna à Thous et à Gouderz de la conduire et de se mettre en marche ; et aussitôt que la nuit eut fait place au jour, le roi et les grands se dirigèrent du côté du Mazenderan. Kaous confia à Milad le pays d'Iran, les clefs de son trésor, sa couronne et son sceau, en disant : Si un ennemi se montre, ne tire pas l’épée du combat; c'est à Zal et à Rustem à te secourir dans tout danger, car ils sont les soutiens de l'armée et les ornements du trône. Le lendemain le son des timbales se fit entendre, et Thous et Gouderz se mirent en marche avec l'armée. Kaous, qui faisait la gloire de son armée, s'établit devant le mont Asprous, dans un endroit où le soleil ne pénètre pas, et y chercha le sommeil. C'était un lieu où demeuraient des Divs impurs, et qui faisait trembler les éléphants. Kaous étendit du brocart d'or sur le sol pierreux, l'air se remplit du parfum d'un vin délicieux, et tous les Pehlewans aux traces fortunées s'assirent devant le trône de Keï Kaous et célébrèrent une fête pendant toute la nuit. Le matin, aussitôt qu'ils furent levés, ils vinrent l'un après l’autre auprès du roi ceints de leurs ceintures et couverts de leurs casques. Kaous donna alors ses ordres à Guiv en disant : Choisis deux mille hommes de l'armée parmi ceux qui sont prêts à enfoncer les portes de la ville de Mazenderan avec leurs massues pesantes et fais que de tous ceux que tu y trouveras, soit vieux soit jeunes pas un seul n'échappe à la mort. Brûle tous les édifices que tu verras; convertis, partout où tu iras, la nuit en jour; et purifie ainsi le monde de magiciens avant que les Divs en aient nouvelle.
Guiv serra sa ceinture, s'éloigna de la présence du roi, choisit dans l’armée des hommes résolus, et partitpour la ville de Mazenderan, sur laquelle il fit pleuvoir des coups d'épée et de lourde massue. Personne ne trouva grâce devant son glaive, ni femme, ni enfant, ni vieillard appuyé sur son bâton. Il brûla la ville et en fit une désolation; il versa du poison au lieu de baume. Il avait trouvé la ville belle comme un paradis sublime, où régnaient toutes sortes de joies; dans chaque rue et dans chaque palais étaient plus de mille femmes esclaves parées de colliers et de boucles d'oreilles et un nombre plus grand d'esclaves portant des toques d'or et beaux de visage comme la lune brillante; dans chaque maison était répandu un trésor, d'un côté de l'or, de l’autre des joyaux; on y voyait des animaux sans nombre; tu aurais dit que c'était le paradis. On parlait à Kaous de ce lieu fortuné et de cette magnificence. Il dit : Heureux soit celui qui a dit que le Mazenderan est pareil au paradis ! Tu dirais que toute la ville n’est qu'un temple d’idoles, qu'elle est décorée de brocart de la Chine et de roses comme pour un jour de fête. Tu dirais que les habitants sont des beautés du paradis dont Rithwan aurait lavé les visages avec les fleurs en grenadier.
Lorsqu'une semaine se fut écoulée, et que les Iraniens eurent cessé leurs dévastations, le roi du Mazenderan reçut la nouvelle de ce qui était arrivé, et son cœur se remplit de douleur et sa tête de soucis. Or il avait auprès de lui un Div nommé Sandjeb, dont l'âme et le cœur étaient navrés de ces nouvelles. Le roi lui dit : va auprès du Div blanc et cours comme le soleil qui traverse la voûte du ciel. Dis-lui qu'il est arrivé dans le Mazenderan une grande armée de l'Iran pour tout détruire. Ils ont brûlé toute la ville de Mazenderan, ils ont par leur agression allumé le feu de ta vengeance. Kaous l'ambitieux resta à la tête de cette armée, qui renferme un grand nombre de jeunes guerriers ; et si maintenant tu ne viens pas à notre secours, tu ne trouveras plus personne dans le Mazenderan. Sandjeh écouta le message et partit pour porter en toute hâte l'ordre du toi au Div blanc. Il se présenta devant le Div avide de combats, et lui répéta les paroles de son maître superbe. Le Div blanc lui répondit : Ne désespère pas de ton sort. Je partirai sur-le-champ avec une grande armée pour arracher du Mazenderan les traces du pied de Kaous. Il dit et se dressa sur ses pieds, haut comme une montagne, et touchant de la tête au ciel qui tourne.
La nuit vint, un nuage épais s'étendit sur l’armée de Kaous, le monde devint noir comme le visage d'un nègre. Tu aurais dit que le monde était une mer de poix et que toute sa splendeur avait disparu. Il se forma au-dessus de l’armée comme une tente de poix et de fumée ; le ciel était noir, et les yeux des braves s'obscurcirent; il pleuvait du ciel des pierres et des javelots. L'armée des Iraniens se dispersa dans la plaine, et beaucoup d'entre eux reprirent le chemin de l'Iran, le cœur déchiré de l'entreprise de Kaous. Quand la nuit fut passée et que le jour s'approcha, les yeux du maître du monde étaient aveuglés, les deux tiers de l'armée avaient perdu la vue, et les têtes des grands étaient pleines de colère contre le roi. Tous les trésors furent pillés, toute l'armée demeura captive, et le jeune trône du roi avait vieilli. Il faut graver toute cette histoire dans la mémoire, car l'étonnement même restera, muet devant cette aventure étonnante. Le roi, en voyant ces désastres, dit : Un conseiller prudent vaut mieux qu'un trésor. Hélas ! que n'ai-je suivi les conseils de Zal le maître du monde? pourquoi les ai-je regardés comme ceux d'un ennemi?
Lorsque sept jours se furent écoulés dans cette affliction, il n'aperçut plus aucun Iranien. Le huitième jour le Div blanc s'écria d'une voix de tonnerre : O roi, semblable au tremble stérile! tu as préparé tout pour ton agrandissement, tu as convoité les champs du Mazenderan ; tu n’as regardé que ta force, comme un éléphant furieux; tu n'as voulu reconnaître personne pour ton supérieur, ni te contenter de la couronne et du trône; c'est ainsi que tu as perverti ton esprit. Tu as fait beaucoup de prisonniers dans le Mazenderan, tu as tué beaucoup d'hommes avec ta massue ; mais il paraît que tu ne savais pas de quoi je suis capable, tant tu étais fier sur ton trône impérial. Le sort que tu éprouves maintenant est ton œuvre, et ton cœur a atteint l’objet de ses désirs. Il choisit douze mille Divs armés de poignards, et en fit les gardiens des Iraniens, en couvrant d'ignominie les têtes des chefs orgueilleux. Il leur donna un peu de nourriture pour sustenter leur vie et pour les faire vivre d'un jour à l'autre. Tous les trésors du roi et de l'armée, la couronne de rubis et le trône de turquoises, enfin tout ce qu'il voyait d'une frontière à l'autre, il l'abandonna à Arzeng, chef de l'armée du Mazenderan, en disant : Porte-le au roi et dis-lui : Maintenant ne cherche plus de prétextes de plaintes contre Ahriman, car j'ai fait tout ce qu'il fallait ; j'ai jeté dans la poussière tout ce peuple, et aucun Pehlewan de l'Iran ne verra plus briller ni le soleil ni la lune. Je n'ai pas menacé Kaous de la mort, afin qu'il apprenne à distinguer la fortune et l'infortune. Le malheur le rendra prudent, et personne ne voudra plus prêter l’oreille à un semblable projet. Arzeng ayant ouï ces paroles, partit pour la cour du roi de Mazenderan, avec l’armée et le butin, avec les prisonniers et les chevaux caparaçonnés ; puis le Div blanc s’en retourna à sa demeure, brillant comme le soleil, et Kaous resta dans le Mazenderan, répétant : Ça été ma faute !
MESSAGE DE KAOUS POUR ZAL ET POUR RUSTEM.
Après cela le roi Kaous envoya, le cœur brisé, un de ses braves comme un oiseau qui vole à tire d'aile. Il l'envoya en toute hâte vers le Zaboulistan, s'élançant comme la fumée vers Zal et vers Rustem. Il leur fit dire : Hélas, quelle infortune m'a frappé! Ma tête, ma couronne et mon trône sont dans la poussière; et mon trésor et cette armée glorieuse, belle comme une rose de printemps, tout a été donné aux Divs par la rotation du ciel ; tu dirais qu'un vent s'est levé et a tout emporté. Maintenant mes yeux sont dans les ténèbres et ma fortune est obscurcie; ma couronne, mon trône et moi, tout est avili. Ainsi brisé je suis entre les mains d'Ahriman, qui arrachera mon âme de mon corps. Quand je me rappelle tes conseils, je pousse un soupir froid. Tes conseils ne m'ont pas rendu sage, et ma légèreté a causé mon malheur. Si, dans ces circonstances, tu ne veux pas te ceindre pour le combat, tout mon bonheur et toutes mes richesses seront perdus.
Le messager partit en toute hâte du Mazenderan, comme un oiseau qui vole, comme la fumée qui s'élance; il arriva en courant devant Zal, et lui conta ce qu'il savait, ce qu'il avait vu et entendu. Zal l’écouta, déchira la peau de son corps, et n'instruisit de ces nouvelles ni amis ni ennemis. Son esprit clair voyait de loin les malheurs que Kaous amènerait sur le monde. Il dit à Rustem : L'épée est devenue courte dans son fourreau; il ne faut plus boire et festoyer, il ne faut plus nous livrer aux plaisirs comme des gens destinés au trône; car le roi du monde est dans la gueule du dragon, et des maux sans fin accablent les Iraniens. Voici le moment de mettre la selle à Raksch et de chercher vengeance avec ton épée qui distribue le monde. C'est pour ce jour que je t'ai élevé dans mes bras. Tu es maintenant en état de tenter une telle entreprise ; mais moi je suis âgé de plus de deux cents ans. Tu y acquerras un grand renom, et tu tireras le roi du malheur. Il faut que dans ce combat contre Ahriman tu ne prennes pas de repos et que tu ne tardes pas un instant. Couvre ta poitrine de ta cuirasse de peau de léopard, bannis de ta tête tout autre objet, toute autre pensée. Quiconque a vu de ses yeux ta lance, qui pourrait dire qu'après cela son esprit a trouvé du repos? Si tu combattais la mer, elle se changerait en sang, et des montagnes deviendraient des plaines à ta voix. Il ne faut pas qu'Arzeng et le Div blanc conçoivent jamais l'espoir de sauver leur vie de ta main; il faut que tu brises avec ta lourde massue le cou et l’anneau du roi de Mazenderan. Rustem répondit : Le chemin est long, comment puis-je aller chercher vengeance? Zal lui dit: Deux chemins conduisent de ce royaume dans le Mazenderan, tous deux remplis de difficultés et de dangers. L'un est long, c'est celui que Kaous a pris ; l'autre, dont la longueur n'est que de deux semaines, est plein de lions, de Divs et de ténèbres, et ton œil y sera frappé de choses étonnantes. Prends le chemin court et va à la rencontre de ces monstres; le Créateur du monde te sera en aide; et si difficile que soit la route, elle aura une fin, et le pied du noble Raksch la foulera. Pendant toute la nuit jusqu'à ce que le jour déchire ses voiles, je me tiendrai en prière devant Dieu le saint pour qu'il m'accorde la grâce de revoir la poitrine et tes pieds, ta tête, tes bras, tes mains et ta massue; et quand même Dieu permettrait que tu tombasses sous la main du Div, quelqu'un peut-il retarder le cours de ce monde? De même qu'il passe, il faut passer aussi. Personne ne peut y rester toujours; et quand même on y resterait longtemps, il faut à la fin le quitter. Quiconque remplit le monde de son nom glorieux ne doit pas s'inquiéter de la mort.
Rustem répondit à son père illustre : Je suis prêt à obéir; cependant les grands des temps anciens ne voulaient pas aller d'eux-mêmes dans l’enfer, et quiconque n’est pas las de la vie, ne va pas au devant d'un lion rugissant. Mais à présent je suis ceint et prêt à partir, et ne demande de secours qu’au Dieu juste; je dévoue au roi mon corps et mon âme ; je briserai les talismans et les corps des magiciens ; je ramènerai tous les Iraniens qui sont encore en vie; je les ceindrai de nouveau de leurs ceintures; je n'épargnerai ni Arzeng, ni le Div blanc, ni Sandjeh, ni Poulad fils de Ghandi, ni Bid; je jure par le nom de Dieu l’unique, le créateur, que Rustem ne descendra pas de Raksch avant d’avoir lié les mains d'Arzeng dur comme un rocher et de lui avoir mis un joug sur le cou, avant d'avoir foulé aux pieds la tête et la cervelle de Poulad, et avant que le pied de Raksch ait remis la terre à sa place. Puis il se revêtit de sa cuirasse de peau de léopard et se dressa de toute sa hauteur, pendant que Zal le bénissait. Lorsqu'il monta sur Raksch semblable à un éléphant, les joues colorées et le cœur ferme, Roudabeh accourut, les joues inondées de larmes, et Destan aussi pleurait amèrement. Roudabeh au visage de lune dit à Rustem : Tu pars donc; mais si tu me quittes dans mon affliction, que peux-tu espérer de Dieu ? Il répondit : ma tendre mère! je n'ai pas choisi cette voie de ma propre volonté ; c’est le décret du sort. Laisse à Dieu le soin de mon corps et de mon âme. Ils s'avancèrent alors pour prendre congé de lui. Qui pouvait savoir s'ils le reverraient jamais? Ainsi passé le temps, et quiconque est sage en compte les respirations. Après chaque mauvais jour qui aura passé sur toi, tu éprouveras que le monde a déjà changé de nouveau.
LES SEPT AVENTURES DE RUSTEM.
Ire AVENTURE. — RUSTEM COMBAT UN LION.
Le preux qui était la gloire du monde quitta son père et le pays de Nimrouz. Il fit en un seul jour deux journées de marche, tenant la nuit sombre pour aussi bonne que le jour; ainsi le pied de Raksch foula la route également pendant le jour lumineux et pendant la nuit noire. Lorsque Rustem eut faim et qu'il se sentit fatigué, il arriva dans une plaine remplie d'onagres; il eut envie d'en prendre un et serra Raksch du genou, et la course de l’onagre devint lourde comparée à la sienne ; car aucune bête fauve n'avait de chances devant Rustem à cheval, devant son lacet et le pied de Raksch. Le lion lança son lacet royal et prit dans le nœud l'onagre vigoureux; puis il alluma du feu avec la pointe d'une flèche et le nourrit de ronces et de branches d'arbres ; et lorsque l’onagre eut perdu toute vie et tout mouvement, il le fit rôtir à ce feu ardent, puis le mangea et jeta les os loin de lui : ainsi l’onagre même lui servit de marmite et de table. Ensuite il ôta la bride à Raksch, l’envoya paître dans la prairie, et se prépara une couche dans un champ de roseaux, regardant un séjour d’effroi comme une demeure suffisamment sûre pour lui-même. Au milieu de ces roseaux était le gîte d'un lion, et un éléphant n’aurait pas osé les couper. Lorsque la première veille fut passée, le terrible lion rentra dans son gîte, et vit avec étonnement, couché sur les roseaux, un homme d'une stature d'éléphant, et devant lui un cheval. Il se dit : Il faut que je déchire d'abord le cheval, alors le cavalier sera à moi quand je voudrai. Puis il courut en bondissant vers Raksch le brillant. Mais celui-ci s'élança comme le feu, leva ses deux pieds de devant et frappa le lion sur la tête ; il le saisit avec ses dents aiguës par le dos et en battit la terre jusqu'à ce qu'il l'ait mis en lambeaux ; c'est par ce moyen qu'il tua la bête féroce. Lorsque Rustem prompt à combattre fut réveillé, il vit que le monde était devenu étroit par la masse de ce terrible lion, et il dit à Raksch : O prudent animal! qui t'a ordonné de combattre un lion? Si tu étais tombé sous ses griffes, comment aurais-je porté jusque dans le Mazenderan cette cuirasse et ce casque de guerrier, et mon lacet, mon arc, mon épée et cette lourde massue ? Si j'avais été averti dans mon doux sommeil, ton combat avec le lion aurait été court. Ainsi dit le héros renommé, le guerrier vaillant se remit à dormir et reposa longuement. Enfin, lorsque le soleil leva sa tête au-dessus des sombres montagnes, Rustem se réveilla de son doux sommeil, encore tout fatigué. Il étrilla Raksch, lui mit la selle sur le dos, et adressa ses prières à Dieu qui répand les grâces.
IIe AVENTURE. — RUSTEM TROUVE UNE SOURCE.
Rustem avait devant lui un chemin difficile qu’il fallait traverser en toute hâte. C'était un désert sans eau, et d’une chaleur si ardente que les oiseaux en tombaient en morceaux. Les plaines et les déserts étaient si brûlants que tu aurais dit que le feu venait d'y passer. Le corps du cheval et la langue du cavalier étaient haletants de chaleur et de soif. Rustem descendit, et le javelot en main, il s'avança en chancelant comme un homme ivre. Il ne vit aucun moyen de sauver sa vie, el il tourna ses regards vers le ciel en disant ! O Dieu, distributeur de la justice, tu as accumulé sur ma tête toute sorte de peines et de malheurs. Si mes souffrances te plaisent, la mesure en est comblée pour moi dans ce monde. Je me traîne encore dans l'espoir que le Tout-Puissant prêtera secours au roi Kaous et que le maître du monde le très juste délivrera les Iraniens des griffes du Div. Ce sont des pécheurs, ils ont été rejetés par toi, mais ils n'en sont pas moins tes adorateurs et tes esclaves. Ayant prononcé ces paroles, il sentit son corps semblable à celui d'un éléphant faiblir de soif et sa tête s'étourdir. Il tomba sur le sol brûlant, et sa langue se fendait de soif. Dans ce moment un bélier bien nourri passa devant Tehemten. A cette vue il lui vint une pensée, et il dit dans son cœur : Où peut donc être l’abreuvoir de cet animal? Certainement c'est la grâce de Dieu qui se répand sur moi en ce moment.
Il serra son épée dans sa main droite et se leva avec la force que Dieu le maître du monde lui avait donnée. Il suivit les pas du bélier, tenant d'une main son épée et prenant de l'autre la bride de Raksch, et il trouva dans son chemin une source d'eau, vers laquelle s'était dirigé le bélier qui tenait haut la tête. Rustem leva les yeux vers le ciel et dit: O Seigneur, qui ne promets jamais en vain! il n'y a pas une seule trace des pieds du bélier autour de cette source, et d'ailleurs ce bélier du désert n'est pas mon parent. Quand ta position est devenue difficile, ne cherche d'asile qu'auprès de Dieu le très saint; car quiconque s'écarte de la voie de Dieu l'unique le distributeur de la justice, est dépourvu de raison. Puis Rustem prononça ses bénédictions sur le bélier du désert, en disant : Puissent les rotations du ciel ne t'apporter aucun malheur! Puissent les herbes de tes vallées et de tes déserts être toujours vertes ! Puisse le cœur du guépard ne jamais se réjouir aux dépens de ta vie! Quiconque te chasse avec arc et flèches, puisse son arc se briser et son âme devenir sombre ! car tu as sauvé Rustem au corps d'éléphant, qui sans toi n’avait plus à penser qu'à son linceul, qui aurait été englouti par un puissant dragon ou aurait péri entre les griffes d'un loup, et les restes de Rustem auraient été trouvés par ses ennemis et lacérés par les bêles fauves. Après avoir achevé ses actions de grâces, il ôta la selle à Raksch son cheval rapide, et le lava dans cette eau pure, de sorte qu'il se rendit brillant comme le soleil. Rustem s'étant rafraîchi, se prépara à la chasse; il s’arma et remplit son carquois de flèches. Il abattit un onagre semblable à un éléphant sauvage, lui enleva la peau, les pieds et les entrailles; il alluma un feu ardent comme le soleil, tira l’onagre de l’eau, le fit rôtir au feu, et l’ayant cuit à point, se mit à manger, détachant la chair des os avec ses ongles. Ensuite il se rendit à la source limpide, se baigna, et ayant fini, pensa à se coucher. Il dit à Raksch son cheval ardent : Ne te querelle avec personne, et ne cherche pas de compagne. Si un ennemi se présente, cours vers moi; et ne combats ni Div ni lion. Puis il se coucha et se reposa sans ouvrir les lèvres ; et pendant qu’il dormait Raksch se mit à paître et à courir jusqu'au milieu de la nuit.
IIIe AVENTURE. — RUSTEM COMBAT UN DRAGON.
Un dragon sortit du désert, tu aurais dit qu'un éléphant ne pourrait lui échapper ; son gîte était dans cet endroit; et, de peur de le rencontrer, aucun Div n'aurait osé passer par là. Il vint et vit avec étonnement Rustem qui cherchait la possession du monde, endormi, et devant lui un cheval. Il se demanda ce que pouvait être cette apparition et qui avait l’audace de se reposer en ce lieu; car aucune créature n'osait passer par ce chemin, ni Div, ni éléphant, ni lion plein de courage, et si un être vivant y venait, il n'avait aucune chance d'échapper à ce dragon malfaisant. Le dragon se dirigea vers Raksch le brillant, et Raksch courut vers le héros qui cherchait un diadème. Il frappa la terre de ses sabots d'airain, il la frappait de ses pieds et secouait la queue. Rustem se réveilla de son sommeil, et la tête du héros plein de sagesse se remplit de colère. Il regarda tout autour de lui dans le désert, mais le dragon furieux avait disparu. Rustem gronda Raksch étourdiment de ce qu’il l'avait réveillé de son sommeil ; puis il se remit à dormir, et le dragon sortit de nouveau des ténèbres. Raksch courut de nouveau en toute hâte vers la couche de Rustem, déchirant le sol et ruant, et de nouveau le dormeur se réveilla avec étonnement et les joues pâles de colère. Il regarda encore autour de lui dans la plaine; mais ses yeux ne virent que l'obscurité de la nuit. Alors il dit à Raksch son cheval fidèle et vigilant : Tu ne peux faire disparaître les ténèbres de la nuit; tu ne fais qu'interrompre mon sommeil; il te tarde de me voir réveillé. Si tu fais encore un pareil bruit, je te trancherai la tête avec mon épée acérée; j'irai à pied dans le Mazenderan, traînant mon casque, mon épée et ma lourde massue. Je t'avais dit que si un lion venait t'attaquer, je le combattrais pour te sauver; mais je ne t'ai pas dit de te précipiter sur moi dans la nuit. Attends que je me réveille.
Rustem s'endormit une troisième fois après s'être couvert la poitrine de sa cuirasse de peau de léopard, et de nouveau le dragon féroce rugit ; tu aurais dit que son haleine vomissait le feu. Cette fois Raksch s'enfuit à travers la prairie; car il n'osait pas s'approcher du Pehlewan. Son cœur était déchiré par cette aventure étonnante; il avait peur et de Rustem et du dragon. Mais son amour pour Rustem ne lui laissa pas de repos : il courut vers son maître rapidement comme le vent hennissant, faisant du bruit, déchirant la terre et la fendant de toutes parts avec son sabot. Rustem se réveilla de son doux sommeil et se mit en colère contre son cheval fougueux ; mais Dieu le créateur du monde voulut que cette fois la terre ne pût cacher le dragon ; Rustem l'aperçut à travers l'obscurité, et tirant son épée tranchante, il tonna comme un nuage de printemps et remplit la terre des feux du combat. Il dit au dragon : Dis-moi ton nom, car dorénavant tu ne parcourras plus la terre à ton gré; il ne faut pas que ma main arrache ton âme de ton corps noir sans que je sache ton nom. Le dragon malfaisant lui répondit: Personne ne peut se sauver de mes griffes; depuis des siècles et des siècles ce désert est mon séjour, et le ciel sublime qui le couvre est le lieu où je respire. Aucun aigle n'ose voler au-dessus, et les étoiles ne le regardent pas même en rêve. Le dragon ajouta : quel est ton nom? il faut que ta mère te pleure. Rustem lui répondit : Je suis Rustem; mon père est Destan fils de Sam, mon aïeul est Neriman. A moi seul je suis une armée qui cherche le combat, et je foule la terre assis sur Raksch le courageux. Tu me verras vainqueur dans le combat, et je ferai rouler ta tête sur la terre. Le dragon se jeta sur lui pour le combattre, mais à la fin il n’eut pas le dessus; car quand Raksch vit la force de corps du dragon qui assaillait ainsi le distributeur des couronnes, il coucha ses oreilles et (ô merveille!) se mit à déchirer avec ses dents les deux épaules du dragon, à mettre en lambeaux sa peau comme aurait fait un lion; et le vaillant Pehlewan en fut étonné. Rustem frappa le dragon de son épée et sépara sa tête du corps, et le sang sortit du tronc comme un torrent. La terre disparut à la vue sous ce corps, et il en jaillit une fontaine de sang. Lorsque Rustem regarda ce dragon furieux, sa poitrine, ses pieds et son haleine brûlante; lorsqu'il vit que le désert entier en était rempli et que son sang chaud coulait sur la terre noire, il en fut effrayé et resta longtemps dans l’étonnement; puis il invoqua le nom de Dieu, entra dans l’eau, se lava la tête et le corps, et ne désira conquérir le monde que par la force que Dieu le protecteur du monde lui avait donnée. Il s'adressa à Dieu en ces mots : dispensateur de la justice, tu m'as accordé du savoir, de la force et de la gloire. Que sont devant moi un lion, un Div, un éléphant, un désert sans eau ou les flots bleus de la mer? Que mes ennemis soient en petit ou en grand nombre quand je me mets en colère, ils deviennent à mes yeux comme un seul homme.
IVe AVENTURE. — RUSTEM TUE UNE MAGICIENNE.
Ayant achevé ses dévotions, Rustem mit à Raksch ses caparaçons, monta à cheval, reprit son chemin et entra dans le pays des magiciens. Il fit avec rapidité une longue marche, et au moment où la lumière du soleil disparaissait, il vit des arbres, de l’herbe et de l’eau vive, enfin un lieu digne d'un jeune héros; il vit une source semblable à l’œil du faisan, et dans une coupe du vin rouge comme le sang du pigeon, un argali rôti, du pain placé dessus, une salière et des confitures disposées autour. Il descendit de cheval, ôta la selle à Raksch et s’approcha, tout étonné de l’argali et du pain : c’était le repas des magiciens, qui avaient disparu à l’arrivée de Rustem et au son de sa voix. Il s'assit à côté de la fontaine, sur un tas de roseaux, et remplit de vin une coupe de rubis. Il trouva à côté du vin une lyre aux sons harmonieux, et le désert entier était comme une salle de banquet. Rustem appuyant la lyre contre sa poitrine, en tira des sons mélodieux et chanta ce qui suit : Rustem est le fléau des méchants, aussi les jours de joie sont-ils rares pour lui. Chaque champ de bataille est son champ de tournois; le désert et la montagne sont ses jardins; tous ses combats sont contre des Divs et des dragons courageux, et il ne pourra jamais se débarrasser des Divs et des déserts. Le vin et la coupe, la rose parfumée et le jardin ne sont pas la part que la fortune m'a faite ; je suis toujours occupé à combattre les crocodiles ou à me défendre contre les tigres.
Ce chant, accompagné des soupirs de Rustem et du son que rendait l’instrument sous ses doigts, frappa l’oreille d'une magicienne. Elle arrangea son visage comme le printemps, quoique tous ces charmes ne lui convinssent pas ; puis elle s'approcha de Rustem, toute belle de couleurs et de parfums, lui demanda de ses nouvelles et s’assit à côté de lui. Tehemten adressa une prière à Dieu, invoqua sa protection et lui rendit des actions de grâces de ce qu'il trouvait ainsi, dans le désert du Mazenderan, du vin, de la musique et une jeune fille pour boire avec lui. Il ne savait pas que c'était une vile magicienne, un Ahriman caché sous de belles couleurs. Il lui mit en main une coupe de vin et prononça le nom de Dieu le juste, le dispensateur de tout bien; et aussitôt qu'il eut prononcé le nom du maître de l’amour, les traits de la magicienne changèrent, car son esprit ne connaissait pas le sens de l’adoration et sa langue ne savait pas dire une prière. Elle devint noire lorsqu'elle entendit le nom de Dieu; et Rustem, aussitôt qu'il l'eut regardée, lança, plus rapide que le vent, le nœud de son lacet, et enchaîna soudain la tête de la magicienne. Il lui adressa des questions et lui dit : Avoue qui tu es, montre-toi sous ta véritable forme. Alors elle se changea dans son lacet en vieille femme décrépite, pleine de rides et de sortilèges, de magie et de méchanceté. Il la coupa en deux et remplit de terreur le cœur des magiciens.
Ve AVENTURE. — AULAD TOMBE AU POUVOIR DE RUSTEM.
De là il continua sa route comme il convient à un voyageur; il s'avança en toute hâte et arriva dans un lieu où le monde était privé de toute lumière : c'était une nuit noire comme la face d'un nègre; on n'y voyait ni les étoiles ni la lune brillante : tu aurais dit que le soleil était enchaîné et que les étoiles étaient dans les nœuds d'un lacet. Rustem abandonna les rênes à Raksch, et regardant autour de lui, il ne vit dans cette obscurité ni les hauteurs ni les ruisseaux. De là il arriva dans un lieu rempli de lumière, où il vit la terre couverte de verdure comme d’un manteau de soie. Les vieillards y redevenaient jeunes, tout y était vert et plein d'eaux courantes. Tous ses vêtements, sur son corps, étaient mouillés; il avait besoin de repos et de sommeil. Il ôta sa cuirasse de peau de léopard; le bonnet qu'il portait sous son casque était trempé de sueur: il étala l’un et l'autre au soleil et se hâta d'aller se coucher et de dormir. Il relâcha la bride dans la bouche de Raksch et le laissa courir dans les champs verts et ensemencés. Lorsque son bonnet et sa cuirasse furent séchés, il s'habilla et se fit une couche d'herbes comme fait le lion. Mais le gardien de la plaine apercevant le cheval dans les champs, accourut en colère et en poussant des cris; il se dirigea vers Rustem et Raksch, et asséna au guerrier un grand coup de bâton sur les pieds. Rustem se réveilla de son sommeil, et le gardien lui dit: O Ahriman! pourquoi laisses-tu entrer ton cheval dans les terres ensemencées? Pourquoi le lâches-tu contre quelqu'un qui ne t'a pas fait de mal? Le prudent Rustem s'irrita de ces paroles; s'élança sur lui, le saisit par les deux oreilles, qu'il serra et arracha de la racine sans proférer aucune parole bonne ou mauvaise. Le gardien prit ses oreilles en toute hâte, en hurlant de douleur et tout hors de lui. Or le maître de ce pays était Aulad, un jeune guerrier de grand renom. Le gardien courut auprès de lui en se lamentant, la tête et les mains pleines de sang, et les oreilles arrachées, et il lui dit :Voici un homme semblable à un Div noir, avec une cuirasse de peau de léopard et un casque de fer; de la tête aux pieds c'est un vil Ahriman ou un dragon qui dort dans sa cuirasse. Je suis allé chasser son chevai des terres ensemencées; mais il ne m'a pas laissé m'occuper du cheval et des champs; il m'a aperçu, a sauté sur moi, m'a arraché les deux oreilles sans dire mot et est allé se rendormir.
Aulad était alors dans son parc pour chasser avec ses grands; mais lorsqu’il entendit ce récit du gardien et qu'il vit les traces du lion sur le terrain de la chasse, il tourna bride, lui et ses compagnons qui portaient haut la tête, et se dirigea du côté où Rustem avait paru, pour voir qui était cet homme et pourquoi il lui avait fait ce qu'il avait fait. Tandis qu'il s'avançait ainsi, avide de combats, Rustem courut vers Raksch, se mit en selle, tira son épée et vint comme un nuage d'où sort le tonnerre. Ils s'approchèrent l'un de l'autre et commencèrent à s'expliquer. Aulad lui dit : quel est ton nom? Qui es-tu? Qui est ton roi et ton appui? Il n'est pas permis de passer ainsi par le chemin des lions pleins de courage. Pourquoi as-tu arraché les oreilles au gardien de la plaine et fait paître ton cheval dans les champs ensemencés? Je vais rendre obscur le monde pour toi et jeter ton casque sur la terre. Rustem lui répondit : Mon nom est le nuage, et si le nuage vient combattre le lion, il fera pleuvoir des coups de lance et d’épée et tranchera les têtes des grands. Si mon nom te parvient aux oreilles, il glacera le souffle de ta vie et le sang de ton cœur. Est-œ que tu n'as pas entendu parler en toute assemblée du lacet et de l’arc du héros au corps d'éléphant? Toute mère qui a mis au monde un fils comme toi, dis qu’elle coud un linceul et qu'elle pleure son fils. Tu es venu contre moi avec cette multitude, c'est comme si tu lâchais un vent contre le ciel.
Rustem tira du fourreau son épée qui donnait la mort, suspendit son lacet roulé à l’arçon de la selle, et, semblable à un lion qui tombe au milieu d'un troupeau, il tua tous ceux qui se trouvaient autour de lui. A chaque coup il séparait de leurs corps les têtes de deux braves comme avec des ciseaux. Il renversa les chefs par ses coups; il fit avec les têtes des grands une couche sous ses pieds. Toute cette armée fut mise en déroute par le Pehlewan, et s'enfuit en pleurant et désolée. Les vallées et les plaines se remplirent de cavaliers qui se dispersèrent dans les montagnes et dans les ravins. Rustem courut comme un éléphant furieux, portant son lacet roulé soixante fois autour de son bras; et lorsque Raksch fut près d'Aulad, le jour devint noir devant les yeux du maître du diadème. Rustem lança son long lacet, et la tête du superbe guerrier fut prise dans le nœud. Il le tira de cheval et lui lia les deux mains; il le jeta par terre devant lui, remonta à cheval et lui dit : Si tu me dis la vérité, si je n'aperçois de ta part aucun mensonge, si tu viens me montrer la demeure du Div blanc, la résidence de Poulad fils de Ghandi, et celle de Bid; si tu me sers de guide pour aller à l'endroit où est retenu prisonnier le roi Kous, qui fut l’auteur de tous ces malheurs; si tu me découvres la vérité, si tu ne manques pas à la droiture, je prendrai au roi de Mazenderan sa couronne, son trône et sa lourde massue. Je te ferai maître de ce pays et de ce royaume, si tu ne me trompes pas; mais si tu me dis des paroles mensongères, je ferai couler de tes yeux un torrent de sang. Aulad lui répondit: Purifie ton cerveau de sa colère et ouvre une fois tes yeux; n'arrache pas mon âme de mon corps étourdiment, et je t'apprendrai tout ce que tu me demandes; j'irai te montrer toutes les villes et tous les chemins qui conduisent aux lieux où le roi Kaous est captif; je t'indiquerai la résidence de Bid et du Div blanc, puisque tu donnes de l'espoir à mon cœur. O homme dont les traces sont fortunées, il y a cent farsangs d'ici jusqu'à l'endroit où se trouve le roi Kaous, et de là pour arriver auprès du Div blanc, il y a encore cent farsangs d’un chemin dangereux et pénible. Là se trouve entre deux montagnes un séjour d'effroi au-dessus duquel aucun aigle n'oserait voler, et où gît, au milieu de deux cents autres, une caverne étonnante, dont l’étendue ne peut se mesurer. Douze mille Divs courageux veillent sur la montagne pendant la nuit; leur chef est Poulad fils de Ghandi, et leur gardien est Sandjeh le vigilant. Le maître de tous ces Divs est le Div blanc, sous lequel s'agite la montagne comme une feuille de tremble. Tu trouveras en lui un brave dont le corps est comme une montagne, dont la poitrine et les épaules sont larges de dix cordes et les bras longs de dix cordes également; et malgré tes bras, tes mains et tes rênes malgré ton épée tranchante, ta massue et ta lance, malgré ta haute stature et ta force, il te sera difficile de combattre ce Div. Quand tu auras passé outre, tu trouveras un pays rocailleux et désert, qu'une biche n'oserait traverser, Quand tu auras laissé ce lieu derrière toi, tu rencontreras un courant d'eau dont la largeur excède deux farsangs, et dont le gardien est le Div Kunareng, qui commande à tous les Divs. Puis tu arriveras à Buzgousch, habité par les Nermpaï, et qui ressemble à un palais ayant cent farsangs d'étendue. Un chemin difficile et fort long conduit de là à la ville de Mazenderan; dans ce pays sont répartis des cavaliers qui sont au nombre de mille fois mille; et dans une si grande multitude pourvue d'armes et de richesses, tu ne trouveras pas un seul lâche; tu verras dans la ville douze cents éléphants de guerre qui peuvent à peine y trouver place. Tu es seul, et quand même tu serais de fer, oserais-tu te frotter à la lime de ces Ahrimans?
Rustem sourit à ces paroles et lui répondit : Si tu m’accompagnes comme guide, tu verras ce que fera de ces Ahrimans renomma cet homme seul, à l'aide de la force que Dieu, qui accorde la victoire lui a donnée, à l'aide de sa fortune, de son épée et de sa bravoure. Quand ils éprouveront la force de ma poitrine et de mes bras, et les coups que porte ma massue dans le combat la plante de leurs pieds et la peau de leur corps se fendront de peur, ils ne distingueront plus les rênes des étriers. Maintenant montre-moi le chemin qui conduit auprès de Kaous, et mets-toi en marche.
Il dit, s'assit gaiement sur Raksch, et Aulad courut devant lui, rapide comme le vent. Il ne se reposa ni durant la nuit obscure ni durant le jour lumineux, et courut jusqu'au pied du mont Asprous, là où Kaous avait amené son armée et où les Divs et les magiciens l'avaient accablé de malheur. Lorsque la moitié de la nuit sombre fut passée, ils entendirent du côté de la plaine un bruit et un son de tambours, et virent des feux s'allumer dans le pays de Mazenderan et une lampe briller dans chaque lieu. Rustem dit à Aulad : D'où vient que des feux s'allument à droite et à gauche? Aulad répondit : C’est là l’entrée du pays de Mazenderan; car les deux tiers des Divs ne dormant pas la nuit. Il faut que le Div Arzeng soit dans le lieu d'où s'élèvent ces bruits et ces cris continus. Alors Rustem se mit à dormir; et lorsque le soleil montra son visage brillant, il attacha Aulad à un arbre et le serra fortement avec la corde de son lacet; il suspendit à la selle la massue de son grand-père et partit plein de courage et de ruse.
VIe AVENTURE. — COMBAT DE RUSTEM CONTRE LE DIV ARZENG.
Rustem, un casque royal sur la tête et la poitrine couverte de sa cuirasse de peau de léopard trempée de sueur, se dirigea vers Arzeng, le chef de l’armée; et arrivé près de ces troupes avides de combats, il poussa au milieu de la foule un cri tel que tu aurais dit qu'il fendait la mer et les montagnes. Le Div Anseng se précipita de sa tente lorsque ce cri frappa ses oreilles, et Rustem, en l’apercevant, lança son cheval, courut sur lui, semblable à Adergueschasp, le saisit bravement de ses mains par la tête et par les oreilles, lui arracha la tête du tronc, comme fait un lion, et la jeta toute sanglante du côté où se trouvait l’armée du Div. Lorsque les Divs virent sa massue de fer, leurs cœurs se fendirent par la peur qu'ils eurent de ses griffes, et ils s'enfuirent sans faire attention au terrain, ni aux plaines, ni aux endroits rocailleux; et les pères renversaient les fils pour fuir plus vite. Rustem tira l’épée de la vengeance et extermina cette foule de Divs; et lorsque le soleil qui illumine le monde descendit vers l’horizon, il s'en retourna en toute hâte vers le mont Asprous. Il défit les nœuds du lacet dont il avait lié Aulad, et ils s'assirent sous un arbre élevé. Rustem demanda à Aulad le chemin de la ville où se trouvait le roi Kaous; et quand il eut entendu sa réponse, il se mit en marche rapidement, son guide courant à pied devant lui.
Lorsque le distributeur des couronnes entra dans la ville, Raksch poussa un cri semblable au bruit du tonnerre. Kaous entendit sa voix et comprit aussitôt ce que Rustem avait fait depuis le commencement jusqu'à la fin. Il dit aux Iraniens : nos mauvais jours sont finis; mes oreilles ont été frappées de la voix de Raksch, et mon esprit et mon cœur sont rajeunis par ce bruit. C'est ainsi qu'il hennissait du temps de Kobad, quand il attaqua le roi des Turcs. Les Iraniens se dirent : Ces lourdes chaînes ont fait perdre la tête au roi Kaous; la raison, le sens et l'intelligence l'ont quitté : tu dirais qu'il parle en rêvant. Il n'y a point de secours pour nous dans cette dure captivité, et la fortune nous a abandonnés entièrement. Au même instant, le héros plus brillant que le feu et plein d'ardeur pour les combats arriva auprès du roi; il s'approcha de Kaous, et tous les grands, tels que Gouderz, Thous et Guiv le brave, Kustehem, Schidousch et Bahram le lion se rassemblèrent autour de lui. Rustem plaignit beaucoup le roi, lui rendit hommage et lui fit des questions sur ses longues souffrances. Kaous le serra contre sa poitrine et lui demanda des nouvelles de Zal et des fatigues de sa route; puis il lui dit: Maintenant il faut que tu fasses courir Raksch sans que ces Divs s’en aperçoivent; car quand le Div blanc saura qu'Arzeng a disparu de la terre et que Rustem est arrivé auprès de Kaous, tous les Divs se rassembleront, tes peines seront perdues et le monde se remplira d'une armée de Divs. Prends de suite le chemin de la résidence du Div, et ne laisse pas reposer ton corps, ton épée et tes flèches. Si Dieu crie très pur t'est en aide, tu jetteras dans la poussière les têtes des magiciens. Il faut que tu franchisses sept montagnes qui sont partout remplies de troupes de Divs; puis tu verras devant toi une caverne affreuse, et qui, selon ce que j'ai ouï dire, est un séjour d'effroi et de terreur. Son entrée est pleine de Divs guerriers et prêts à combattre comme des tigres. Dans cette caverne est la résidence du Div blanc, qui est en même temps la terreur et l'espoir de son armée. Puisses-tu le vaincre! car il est le chef et le soutien de ses troupes. La vue de mes compagnons est affaiblie par l’effet des chagrins et la mienne est trouble et obscurcie. Les médecins qui ont vu mes yeux me donnent l’espoir de guérir par le moyen du sang du cœur et de la cervelle du Div blanc. Un bomme savant en médecine ma dit : Si tu verses dans tes yeux trois gouttes de son sang grosses comme des larmes, tout l’obscurcissement en sortira avec ce sang. Le héros au corps d'éléphant se prépara au combat et se mit en route en disant aux Iraniens : Soyez vigilants; je vais combattre le Div blanc: c'est un éléphant dans la guerre et un être plein de ruse et autour de lui se presse une grande armée S'il me prend dans les nœuds de son lacet, vous resterez encore longtemps dans la dégradation et dans l’affliction. Mais si le maître du soleil me seconde, si ma bonne étoile me donne de la force, nous nous ressaisirons de notre pays et du trône, et cet arbre royal portera de nouveau des fruits.
VIIe AVENTURE. — RUSTEM TUE LE DIV BLANC.
De là Rustem se mit en route, prêt à combattre, et la tête remplie de haine et d'ardeur guerrière. It prit Aulad avec lui et lança Raksch aussi rapidement que le vent. Quand Raksch fut arrivé dans les sept montagnes et auprès de ces troupes de Divs courageux, Rustem s'approcha de la caverne sans fond et vit tout autour l’armée du Div. Il dit à Aulad : Dans tout ce que je t'ai demandé, je t'ai toujours trouvé sur la voie de la vérité ; maintenant que le temps d'aller au combat est arrivé, montre-moi le chemin et dévoile-moi le mystère. Aulad lui répondit : Quand le soleil répandra sa chaleur, les Divs iront dormir, et alors tu pourras les vaincre dans le combat; mais maintenant il faut que tu attendes un peu. Plus tard tu ne verras plus aucun des Divs, si ce n'est quelques magiciens qui feront la garde; c'est à ce moment que tu pourras les vaincre, si le maître de la victoire t'est en aide.
Rustem ne se hâta pas de se mettre en marche avant que le soleil eût pris de la force ; il lia Aulad de la tête aux pieds et s'assit sur les nœuds du lacet ; puis tirant du fourreau son épée de combat, il poussa un cri semblable au bruit du tonnerre, et proclamant son nom, se jeta comme la foudre au milieu des Divs et fit voler leurs têtes avec son épée. Aucun ne lui résista dans le combat, aucun n'eut envie d'aller chercher auprès de lui de la gloire et un nom. De là il se dirigea vers le Div blanc, pareil au soleil resplendissant ; il aperçut une caverne semblable à l'enfer, et dont le fond était caché dans l'obscurité; il y resta quelques temps l’épée en main. Ce n'était pas un lieu où l'on pût désirer de combattre, et d'où l’on pût espérer de s'enfuir. S'étant frotté les sourcils et lavé les yeux, il chercha pendant longtemps dans la caverne obscure et vit à la fin, dans les ténèbres, une masse qui obstruait toute la caverne; elle était de couleur noire et avait une crinière comme celle d'un lion ; sa hauteur et sa largeur remplissaient le monde. Ce fut ainsi que Rustem aperçut le Div endormi mais il ne se hâta pas de le tuer; il poussa un cri comme le cri du tigre, et le Div s’étant réveillé, s'avança pour combattre Rustem, semblable à une montagne noire ; ses brassards étaient de fer, et de fer son casque. Il arracha une pierre grande comme une meule et courut vers Rustem comme la fumée qui vole. Le cœur de Rustem trembla devant le Div, et le héros crut sa perte imminente. Il se mit en colère comme un lion sauvage, donna au Div un coup de son épée tranchante sur le milieu du corps, et détacha de ce grand corps, par la force de son bras, un pied et une cuisse. Le blessé se rua sur lui comme un éléphant énorme, comme un lion en fureur; appuyé sur un seul pied, il lutta contre le héros, bouleversant toute la caverne, et saisit le Pehlewan par la poitrine et par le bras, espérant le terrasser; ils s'arrachèrent l'un à l'autre des morceaux de chair, de sorte que le sol tout autour d'eux fut pétri de leur sang. Rustem dit en lui-même : Si je sauve ma vie aujourd'hui, je vivrai éternellement. Et le Div dit de même dans son cœur : Je désespère de ma douce vie; et quand même je me délivrerais des griffes de ce dragon, après avoir perdu un pied, et ayant la peau déchirée, jamais ni les petits ni les grands, dans le Mazenderan, ne me reverraient. Le Div blanc se parla ainsi à lui-même; cependant il reprit courage. Les deux ennemis continuèrent à lutter, et la sueur et le sang ruisselèrent sur leur corps. Rustem, avec la force que le Créateur de l’âme lui avait donnée, combattit longtemps, péniblement et avec acharnement. A la fin de ces efforts et de ce combat, le héros glorieux enlaça le Div, le saisit, le souleva comme fait un lion plein de vigueur, releva au-dessus de son épaule et le jeta contre terre ; il le jeta sur le sol comme un lion furieux, et avec tant de force que la vie quitta son corps ; puis il enfonça son poignard dans le cœur du Div et arracha le foie de son corps noir. Le cadavre remplissait toute la caverne, le monde était devenu comme une mer de sang.
Rustem étant retourné auprès d'Aulad, le délivra de ses liens, suspendit son lacet royal à l’arçon de la selle, remit à Aulad le foie qu'il avait arraché du corps du Div et se dirigea vers le roi Kaous. Aulad lui dit : O lion courageux, tu as soumis le monde avec ton épée, mais mon corps porte les marques de tes liens; je suis brisé par les nœuds de ton lacet, et quoique tu m'aies fait espérer une récompense, mon espoir a besoin d'être renouvelé. Il n’est pas digne de toi de manquer à ta parole ; car tu es un lion indomptable et tu as l’air d'un roi. Rustem lui répondit : Je te donnerai le pays du Mazenderan d'une frontière à l'autre; mais j'ai encore devant moi une grande entreprise et de longs combats, dans lesquels je peux être vaincu ou victorieux. Il faut que j'arrache de son trône le roi du Mazenderan et que je le précipite dans la tombe; il faut qu'avec mon poignard je tranche la tête à des milliers de milliers de ces Divs adonnés à la magie. Après quoi j'espère fouler aux pieds la terre, et quand même je n'y réussirais pas, je ne manquerais pourtant pas aux promesses que je t'ai faites.
Le Pehlewan, le lion aux traces fortunées, arriva auprès de Kaous, et il s'éleva parmi les grands un cri de joie de ce que le Sipehdar à l'âme brillante était revenu. Ils coururent au-devant de lui en le bénissant et en le comblant d'actions de grâces. Il dit : O roi qui as appris la sagesse, réjouis-toi de la mort de ton ennemi : j'ai déchiré la poitrine du Div blanc, et le roi du Mazenderan ne peut plus espérer en lui ; j'ai arraché le foie du corps du Div. Que m'ordonne maintenant le roi victorieux? Kaous appela sur lui les bénédictions de Dieu, en disant : Puisses-tu ne jamais manquer à la couronne et à l'armée! On ne doit jamais prononcer le nom de la mère qui a porté un fils comme toi, qu'avec des bénédictions; et mille grâces soient rendues à Zal et à tout le pays de Zaboulistan, pour avoir produit un brave comme toi, et tel que le monde n'en a jamais vu de pareil. Mais ma fortune est plus grande que celle de tes deux parents ; car l’éléphant qui terrasse les lions est mon sujet. Quand le roi eut achevé de le bénir, il lui dit : brave dont les traces sont fortunées, verse maintenant le sang du Div dans mes yeux et dans ceux de cette multitude, pour que nous puissions de nouveau te contempler. Veuille Dieu le créateur te protéger ! On versa du sang dans les yeux du roi, et de troubles qu’ils étaient ils devinrent brillants comme le soleil. On plaça le trône d'ivoire au-dessous de l’étendard royal, on suspendit au-dessus la couronne ; le roi s'assit sur le trône du Mazenderan, entouré de Rustem et des héros illustres, tels que Thous et Feribourz, Gouderz et Guiv, Rehham, Gourguin et le brave Bahram, et il célébra une fête pendant sept jours par des banquets, des chants et de la musique. Le huitième jour ils montèrent tous à cheval, le roi, les grands et l’armée. Ils élevèrent tous leurs massues pesantes et se dispersèrent dans le pays de Mazenderan. Ils partirent tous, sur l’ordre du roi, comme la flamme qui s'élance des roseaux secs; ils allumèrent, avec leurs épées, un feu dévorant, incendièrent le pays de tous côtés et tuèrent tant de magiciens, que leur sang formait une rivière. Lorsque la nuit noire approcha, les braves se reposèrent de leurs combats et le roi Kaous dit à son armée : Leurs crimes maintenant sont punis; ce qu'ils ont mérité leur est arrivé, et vous devez dorénavant vous abstenir de tuer. Il est nécessaire qu'un homme prudent et grave, un homme qui sache quand il faut se hâter et quand il faut tarder, aille auprès du roi du Mazenderan pour réveiller sa prudence et faire entrer la crainte dans son esprit. Le fils de Zal et les grands qui étaient avec lui furent satisfaits de ces paroles, et Kaous envoya une lettre au roi du Mazenderan, pour éclairer son âme ténébreuse.
KAOUS ÉCRIT UNE LETTRE AU ROI DU MAZENDERAN.
Un scribe habile écrivit en beaux caractères, sur de la soie blanche, une lettre contenant des motifs de crainte et d'espoir, et y mit des paroles douces et des paroles dures. Il célébra d'abord Dieu le très juste, par lequel toute vertu se manifeste dans le monde, qui a donné aux hommes la raison, qui a créé le ciel qui tourne, par lequel existe toute dureté et toute cruauté aussi bien que tout amour, qui nous a donné lé pouvoir de faire le bien ou le mal, qui est le maître des rotations du soleil et de la lune. Si tu fais le bien, si ta foi est pure, tu ne recevras de tout homme que des louanges; mais si ta nature est mauvaise, si tu fais le mal, la rotation du ciel ramènera ta destruction. Si Dieu le maître du monde est le très juste, comment pourrait-on se soustraire à ses ordres? Vois comment Dieu punit les méfaits, comment il a anéanti les Divs et les magiciens. Si maintenant tu réfléchis à leur sort, si ton intelligence et ton esprit font éclairé, quitte sur-le-champ trie trône du Mazenderan et présente-toi à ma cour comme fait un vassal. Puisque tu nés pas assez fort pour combattre Rustem, paye-moi promptement un tribut et une redevance selon ma demande. S'il te reste une chance de conserver le trône du Mazenderan, ce n'est que par là que tu en trouveras le moyen, sinon désespère de ta vie comme Arzeng et le Div blanc.
Le scribe ayant achevé la lettre, le roi y apposa un sceau de musc et d'ambre, et appela Ferhad, qui tenait dans sa main une massue de fer. C'était un homme d'élite parmi les grands du pays, un homme actif et ne craignant pas la fatigue. Kaous lui dit : Prends cette lettre pleine de bons conseils et porte-la à ce Div échappé de ses chaînes. Ferhad ayant entendu les paroles du roi, baisa la terre, emporta la lettre et arriva près d'une ville dont les habitants avaient des pieds flexibles ; c'étaient des cavaliers pleins de persévérance. On n'y voyait personne qui n'eût des pieds de cuirs, et depuis longues années c'était là leur surnom. Dans cette ville résidait le roi du Mazenderan, avec ses braves et ses guerriers. Ferhad envoya quelqu'un devant pour se faire annoncer; et quand le roi ouït dire qu'un envoyé intelligent venant de la part de Kaous s'avançait sur la route, il choisit un grand cortège de braves et de lions du Mazenderan pour aller au-devant de lui, il les choisit dans son armée l’un après l’autre, espérant qu’il lui en reviendrait de l’honneur. Il leur dit : Il faut aujourd'hui dépouiller votre qualité d'hommes pour revêtir celle de Divs, prendre toutes les allures du tigre et vous emparer du chef de ces sages. Ils allèrent au-devant de Ferhad, le front couvert de rides; mais rien ne réussit selon leur désir : car lorsqu'ils approchèrent de Ferhad le preux, un des grands accoutumés à vaincre lui prit la main et la pressa, en serrant les fibres et les os; mais le visage de Ferhad ne pâlit de peur ni ne rougit de douleur. Ils le menèrent alors devant le roi, qui lui demanda des nouvelles de Kaous et lui parla des fatigues qu'il avait endurées dans sa route; puis il plaça la lettre devant un scribe, et l’on répandit sur la soie du vin et du musc. Le Mobed lui lut la lettre, et le roi guerrier fut ému de ce qui y était écrit.
Quand il eut appris les hauts faits de Rustem et le sort du Div, ses yeux se remplirent de sang; son cœur se remplit de douleur. Il dit en lui-même : Le soleil va disparaître, la nuit viendra, mais il n’y aura ni sommeil ni repos. Rustem ne laissera pas en paix le monde, et son nom ne restera pas obscur. Il s'affligea de la mort d'Arzeng, de celle du Div blanc, et des blessures de Bid et de Poulad fils de Ghandi. La lecture de la lettre étant achevée, ses deux yeux se mouillèrent du sang de son cœur. Il garda Ferhad pendant trois jours comme son hôte, et avec lui ses grands et ses amis, et le quatrième jour il lui dit : Retourne auprès de ce jeune roi dépourvu de raison et porte à Kaous cette réponse : Comment l'eau de la mer pourrait-elle égaler le vin? Suis-je un homme à qui l’on puisse dire : Quitte le pays où est ton trône et viens à ma cour? Je possède un trône plus élevé que le tien; j'ai à ma cour mille fois mille guerriers, et quelque part qu'ils aillent pour combattre, il n’y restera ni pierre, ni couleur, ni parfum. Prépare-toi et ne tarde pas, car je pars pour aller te combattre. Je conduirai contre toi une armée semblable à des lions; je vous réveillerai de votre doux sommeil. Je possède douze cents éléphants tels que tu n’en as pas un seul de semblable. Je soulèverai dans tout l'Iran la poussière noire de la destruction, de sorte que l’on ne distinguera plus ce qui était haut de ce qui était bas.
Ferhad ayant vu son inimitié, son pouvoir, sa dureté et son arrogance, se hâta de partir dès qu'il eut la réponse à la lettre de Kaous, et tourna rapidement les rênes de son cheval vers le maître de l'Iran. Arrivé auprès de lui, il lui raconta ce qu'il avait vu et entendu, et déchira devant lui tous les voiles des secrets en disant : Il est plus élevé que le ciel et ne lui cède pas en force de volonté. Il a refusé de se soumettre à mes injonctions, et le monde est sans valeur à ses yeux. Le roi manda le Pehlewan et lui redit les paroles de Ferhad. Rustem au corps d'éléphant répondit à Kaous : Je laverai notre peuple d'une telle honte. Il faut que j'annonce à ce roi que je tirerai du fourreau mon épée acérée. Il faut que je lui porte une lettre tranchante comme un glaive et un message semblable au nuage qui tonne. Je me présenterai devant lui en messager, et mes paroles rempliront de sang les rivières. Kaous lui répondit : C'est par toi que brille mon sceau et ma couronne; tu es un messager semblable à une panthère courageuse, et sur tous les champs vde bataille tu es un lion qui porte haut la tête.
Il fit venir un scribe qui tailla son roseau comme la pointe d'une flèche et écrivit ce qui suit : ce sont des paroles inutiles et qui ne conviennent pas à un homme de sens. Dépouille-loi de cette arrogance et viens selon mes ordres comme un esclave, sinon je conduirai mon armée contre toi, je couvrirai de troupes l'espace qui s'étend d'une mer à l'autre, et les mânes du méchant Div blanc inviteront les vautours à faire leur proie de ta cervelle.
RUSTEM VA CHEZ LE ROI DU MAZENDERAN AVEC UN MESSAGE.
Lorsque le roi eut apposé son sceau à la lettre, Rustem, qui ambitionnait la conquête du monde, partit après avoir suspendu à la selle sa massue pesante. Quand il fut près de la ville de Mazenderan, le roi eut nouvelle que Keï-Kaous lui envoyait un nouveau messager avec une lettre, un messager qui ressemblait à un lion indomptable, qui avait suspendu à l’arçon de la selle un lacet roulé soixante fois, et qui était assis sur un cheval rapide et si grand qu'on aurait dit que c'était un éléphant de guerre. Quand le roi du Mazenderan eut reçu cette nouvelle, il choisit quelques-uns d'entre ses grands et leur ordonna de se réunir et d'aller à la rencontre de ce lion formidable. Le cortège, paré comme le printemps, partit pour aller au-devant du héros renommé. Au moment où l'œil de Rustem le découvrit, il vit sur la route un arbre aux larges branches, il le saisit par deux de ses branches, le tordit de toute sa force et l'arracha sur-le-champ de sa racine et de sa base sans se faire du mal; il l'arracha et le prit dans sa main comme si c'eût été un javelot : l'armée en resta stupéfaite. Lorsqu'il fut près d'eux, il jeta l'arbre de côté et renversa une foule de cavaliers sous les branches. Un des grands du Mazenderan, qui avait le pas sur tous les chefs, prit une des mains de Rustem et la serra, et lui fit du mal pour l'éprouver; mais Rustem au corps d'éléphant en sourit, et les yeux de la multitude restèrent fixés sur lui avec étonnement. Tout en souriant, Rustem pressa à son tour la main du cavalier, lui rompit les veines de la main, et le fit pâlir. Celui qui avait voulu éprouver sa force perdit connaissance et tomba de cheval à terre.
Quelqu'un partit pour se rendre auprès du roi de Mazenderan, et lui raconta, depuis le commencement jusqu'à la fin, ce qu’il avait vu. Or il y avait un cavalier nommé Kalahour qui remplissait le Mazenderan de sa gloire. C'était par le caractère un tigre féroce; il n'avait d'autre désir que celui de combattre. Le roi le fit appeler pour l'envoyer à la rencontre de Rustem, car il exaltait sa bravoure au-dessus du ciel qui tourne. Il lui dit : Va au-devant du messager et montre de nouveau tes prouesses. Fais en sorte que son visage se couvre de honte, amène sur ses joues les larmes chaudes de ses yeux. Kalahour partit comme un lion courageux et s'approcha du brave qui cherchait la possession du monde. Il lui adressa les questions d'usage d'un air de tigre et avec une mine féroce ; puis il lui donna la main et serra si fort celle de l'éléphant qui portait haut la tête, que la douleur la rendit bleue. Rustem ne tressaillit pas, ne lui laissa pas croire qu'il lui eût fait du mal et éleva sa bravoure au-dessus du soleil; puis il serra à son tour fortement la main de Kalahour, et les ongles en tombèrent comme tombent les feuilles d'un arbre. Kalahour laissa pendre sa main, dont les fibres, la peau et les ongles tombaient, la rapporta ainsi et la montra au roi, en disant : Je ne puis pas te cacher ma douleur; il vaudrait mieux pour toi faire la paix que de combattre. Prends garde que ta prospérité ne diminue; tu ne peux pas résister à un pareil Pehlewan, et s'il veut s'en contenter, il n'y a rien de mieux que de lui payer un tribut; nous le payerons pour sauver le pays de Mazenderan, et nous le répartirons entre les petits et les grands; c'est ainsi que nous allégerons ce malheur. Vaudrait-il donc mieux mettre en danger notre vie? Dans ce moment Rustem s'approcha du roi, semblable à un éléphant terrible. Le roi le regarda, lui assigna une place honorable, lui demanda des nouvelles de Kaous et de son armée, et lui parla des fatigues de sa longue route, en disant : Comment as-tu fait pour traverser ces vallées et ces montagnes? Puis il ajouta : Tu es Rustem, car tu as la poitrine et les bras d'un Pehlewan. Rustem lui répondit : Je suis son serviteur, si tant est que je sois digne de le servir; là où il est, je n’ai rien à faire, car c'est un Pehlewan, un brave et un cavalier. Il remit au roi la lettre et le message de son maître impérieux, ajoutant que le glaive porterait son fruit, qu'il abattrait les têtes des grands.
Quand le roi eut entendu le message et lu la lettre, il s'en courrouça et en demeura étonné. Il répondit à Rustem : A quoi bon toutes ces demandes, ces querelles et ces disputes? Dis-lui : Tu es le maître de l'Iran; mais quand même tu aurais le cœur et la griffe d'un lion, je suis le roi du Mazenderan, j'ai une armée, un trône d'or et une tiare d'or; et me mander auprès de lui insolemment n'est pas selon les coutumes des rois ni selon la voie des croyants. Réfléchis et ne recherche pas le trône des puissants, car cette ambition ne peut te conduire qu'à l'humiliation. Tourne la bride de ton cheval vers le pays d’Iran, sinon ma lance amènera la fin de ta vie. Si je me mets en marche avec mon armée, tu ne distingueras plus tes pieds de ta tête. Sans doute c'est la haute opinion que tu avais de toi-même qui a amené ta chute; suis de meilleurs conseils et mets de côté ton arc; car quand je te verrai de près et en face, alors s'apaisera ton ardeur et ton humeur querelleuse. Rustem observa avec intelligence le trône, l'armée et la cour du roi. Les paroles qu'il entendit le courroucèrent, et sa tête s'enflamma de ces outrages. Le roi fit préparer un présent royal, et le fit placer devant Rustem le cavalier. Mais celui-ci refusa ses robes, ses chevaux et son or; car il méprisait cette couronne et cette ceinture. Il s'éloigna en colère du trône du roi, voyant que son étoile et sa lune avaient pâli; il sortit de la ville de Mazenderan, la tête alourdie par ces affaires. Quand il arriva auprès du roi d'Iran, son cœur était avide de vengeance et son sang bouillait. Il raconta au roi d'Iran tout ce qu'il avait dit et entendu dans le Mazenderan; puis il lui dit : Ne crains rien; tu es un brave, prépare-toi pour le combat contre les braves, et sache que les guerriers et les champions de ce pays sont méprisables à mes yeux, et ne valent pas devant moi un atome de poussière; c'est avec cette massue que je les détruirai.
COMBAT DE KAOUS CONTRE LE ROI DU MAZENDERAN.
Aussitôt que Rustem eut quitté le Mazenderan, le roi des magiciens se prépara à la guerre; il fit sortir ses tentes de la ville et avancer son armée dans la plaine; et lorsque la poussière s'éleva sous les pieds de cette multitude, la splendeur du soleil disparut, on ne vit plus ni plaines, ni déserts, ni montagnes, et la terre se fatiguait sous les pieds des éléphants. Ainsi s'avança l’armée avec rapidité, et personne ne resta en arrière au moment du départ. Quand le roi Kaous reçut la nouvelle de l'approche de l'armée des Divs, il ordonna à Rustem de se ceindre le premier pour le combat; puis il prescrivit à Thous et à Gouderz, aux fils de Keschwad, à Guiv, à Gurguin et à tous les nobles, de disposer l'armée et de rendre brillants les lances et les boucliers. Les tentes du roi et des grands furent envoyées vers le désert du Mazenderan ; l'aile gauche fut confiée à Thous fils de Newder, et le cœur des montagnes résonnait du bruit des trompettes d'airain. Gouderz et Keschwad commandèrent l'aile droite et couvrirent de fer toutes les montagnes; le roi Kaous se plaça au centre de l'armée, et les lignes de l'armée s'étendirent au loin. Au-devant de tous se tenait Rustem au corps d'éléphant, qui n’avait jamais éprouvé de défaite dans un combat.
Un des grands du Mazenderan portait sur son épaule une massue pesante; il s'appelait Djouia; son ambition était grande ; il brandissait sa massue et en frappait tout ce qu’il rencontrait. Il partit avec la permission du roi et courut vers Keï Kaous. Sa cuirasse brillait sur sa poitrine et les flammes de son épée consumaient la terre. Il vint et s'approcha des Iraniens; les montagnes tremblèrent à sa voix; il dit : Quiconque veut me combattre devrait être un homme pouvant changer l’eau en poussière. Personne ne sortit des rangs pour combattre Djouia ; tu aurais dit que leurs fibres ne vibraient pas, que leur sang ne coulait pas dans leurs veines. Le roi Kaous s'écria d'une voix forte : Qu'y a-t-il, mes braves, mes hommes de guerre, que vos cœurs soient troublés par ce Div, que vos visages deviennent sombres à sa voix ? Les guerriers ne donnèrent aucune réponse au roi ; tu aurais dit qu'à l'aspect de Djouia l'armée était devenue semblable à une fleur fanée. Mais tout à coup Rustem saisit les rênes de son cheval et éleva la pointe brillante de sa lance au-dessus de son épaule, en disant : que le roi m'accorde la permission de combattre ce Div voué à la destruction, Kaous lui répondit : C'est une entreprise digne de moi, et personne parmi les Iraniens j'ose rechercher ce combat. Va et que le Créateur te soit en aide ! que tous les Divs et que tous les magiciens deviennent ta proie ! Rustem lança Raksch le courageux, tenant en main une lance qui brisait les têtes; il courut au champ de bataille comme un éléphant furieux, assis sur un tigre et tenant en main un serpent (le lacet). Le brave serra les rênes et fit voler la poussière; le champ de bataille trembla sous ses mouvements. Il dit à Djouia : homme de méchante race! ton nom est rayé de la liste de ceux qui portent haut la tête. Le moment de la rétribution est venu pour toi : ce n'est pas un temps de repos et de sécurité. Celle qui t’a mis au monde, qui t'a élevé, qui t'a porté dans ses bras, te pleurera. Djouia lui répliqua : Ne sois pas si confiant en présence de Djouia et de son épée qui moissonne les têtes; car maintenant ta mère va se désoler et pleurer sur ta cuirasse et sur ton épée. Rustem ayant entendu ces paroles, poussa un cri de fureur et proclama son nom. Il s'ébranla comme une montagne mouvante, et son ennemi en fut confondu. Djouia secoua les rênes de son cheval et tourna le dos, car il n'avait aucune envie de combattre Rustem. Mais Rustem s'élança derrière lui, rapide comme la foudre, et dirigeant sa lance droit contre la ceinture de Djouia, il l'en frappa sur les jointures de son armure et de sa cotte de mailles, et aucun bouton de l'armure ne résista. Rustem l'enleva de la selle et l'éleva en l'air; il le perça comme un oiseau qu'on transperce avec une broche; puis il le jeta contre terre, la bouche remplie de sang et la cotte de mailles en lambeaux. Les grands et les guerriers du Mazenderan restèrent stupéfaits de cette action; leurs cœurs étaient brisés, leurs visages pâles, et un bruit confus s'éleva du champ de bataille. Le roi du Mazenderan ordonna à toute son armée, d'une aile à l'autre, de relever leurs têtes, d'aller au combat et de montrer tout leur naturel de tigres. Les Divs et les Iraniens tirèrent leurs épées et se jetèrent les uns sur les autres. Des deux armées il s'éleva un bruit de clairons et de trompettes; l'air s'obscurcit, la terre devint noire, le feu des épées et des massues rayonnait comme la foudre qui sort d'un nuage sombre ; l'air devenait noir, rouge et violet, tant il y avait de lances et de drapeaux de toute couleur. Les cris des Divs et la poussière noire, le son des trompettes et le bruit des chevaux de guerre, faisaient fendre les rochers et trembler la terre. C'était un combat tel que personne n'en avait vu de pareil. Les masques, les épées et les flèches brisaient tout, et le sang des braves formait de la plaine une mare. La terre ressemblait à une mer de bitume, dont les flots étaient des épées, des massues et des flèches. Les chevaux aux pieds de vent la traversaient comme un vaisseau traverse la mer; tu aurais dit qu'ils avaient hâte de s'y engloutir. Les coups de massue pleuvaient sur les casques et sur les morions, nombreux comme les feuilles que fait tomber le vent d'automne.
Les deux armées glorieuses combattirent ainsi pendant sept jours; le huitième le roi Kaous, le maître du monde, ôta de sa tête le diadème des Keïanides, et se présentant devant Dieu le Seigneur qui donne la direction, il se tint debout en pleurant; puis il se prosterna le visage contre terre, disant : O Seigneur, maître de la vérité, donne-moi de la gloire et fais que je remporte la victoire sur ces Divs courageux, qui ne tremblent pas devant celui qui a créé le vent et la terre. Fais que le trône impérial soit rajeuni par moi. Puis il se couvrit la tête de son casque et se plaça devant son armée victorieuse. Un bruit s'éleva, le son des trompettes d'airain se fit entendre, et Rustem s'ébranla comme un éléphant. Le roi ordonna au vaillant Thous, à Gouderz, à Zengueh fils de Schaweran, à Rehham et à Gurguin, pleins de bravoure, d'amener des derrières de l'armée les éléphants et les timbales. Gourazeh accourut, semblable à un sanglier et tenant en main un étendard haut de huit coudées; Ferrhad et Kherrad, Burzin et Guiv arrivèrent suivis des grands pleins de bravoure ; ils allèrent au combat en poussant des cris; ils v allèrent cherchant une nouvelle vengeance Rustem attaqua le premier le centre de l'armée et lava la terre avec le sang des braves. Gouderz et Keschwad, pourvus d'armes et de timbales et suivis de leurs troupes et de leurs bagages, attaquèrent l'aile gauche; Guiv parcourait la ligne des ennemis depuis la gauche jusqu'à la droite, comme un loup parmi des agneaux; et depuis le grand matin jusqu'au coucher du soleil le sang coula en ruisseaux comme de l'eau ; la modestie, la courtoisie et la pitié avaient disparu de tous les visages ; tu aurais dit que le ciel faisait pleuvoir des massues. De tous côtés s'élevaient des monceaux de morts, et les herbes étaient souillées par les cervelles des têtes; le bruit des timbales et des clairons ressemblait au tonnerre qui gronde, et le soleil était enveloppé d'un voile noir. Rusteu1 accompagné .d'une troupe nombreuse, se dirigea vers le lieu où se tenait le roi du Mazenderan, qui pendant quelque temps ne quitta pas sa place, fixant son pied dans le champ de la vengeance. Le roi, les Divs et les éléphants furieux firent tête à Rustem ; les chefs orgueilleux tirèrent leurs épées, et cette grande masse d'hommes s'entremêla. Le héros prononça le nom de Dieu maître du monde, son écuyer lui donna des lances; il leva sa massue et se mit en colère; l'air se remplit du bruit de sa voix, et les cris du brave, vainqueur des rois, étourdirent les Divs et épouvantèrent les éléphants. Toute la plaine fut bientôt couverte de trompes d'éléphants, et l'on ne voyait, à la distance de quelques milles, que des morts. Puis Rustem demanda une lance et alla droit au roi dû Mazenderan ; tous les deux , le roi magicien et Rustem le Pehlewan, poussèrent des cris semblables au bruit du tonnerre; mais quand le roi vit la lance de Rustem, son courage et sa colère s'évanouirent. Le cœur de Rustem bouillonnait de rage; il poussa un cri comme celui d'un lion en fureur; il frappa le roi de sa lance à la ceinture ; la lance traversa la cuirasse et entra dans les jointures du corps; mais par l'art magique du roi, ce corps se changea, aux yeux de l'armée de l'Iran, en un quartier de rocher. Rustem en demeura stupéfait, et son écuyer s'arrêta la lance appuyée sur l'épaule. Kaous vint vers ce lieu, entouré d'éléphants. de timbales, de drapeaux et de troupes, et il dit à Rustem : «O toi qui portes haut la tête, qu'est-il ar«rivé, pour que tu t'arrêtes si longtemps?u Rustem lui répondit : « Lorsque le plus fort du combat était « passé et que ma fortune victorieuse commençait à «hriller, ce roi du Mazenderan m'a vu arriver sur «lui, une lance brillante dans la main: j'ai lâché les « rênes à Raksch mon cheval fougueux, j'ai frappé «le roi de ma lance à la ceinture et sur sa cotte de « mailles; j'ai cru qu'il se baissait et qu'il allait tom«ber de la selle; mais voilà qu'il s'est converti en « pierre devant moi et s'est rendu insensible à tout ce «que je peux faire. Je vais maintenant le porter au «camp, dans l'espoir qu'il sortira de sa pierre, «
Le roi ordonna qu'on l'enlevât de cet endroit et qu'on le portât auprès de son trône. Tous ceux de l'armée qui étaient forts se mirent à manier la pierre et essayèrent de la mouvoir avec des cordes; mais la lourde pierre qui renfermait le roi du Mazenderan ne remua pas. Alors Rustem au corps d'éléphant y appliqua ses mains et n'eut pas besoin d'aide dans son entreprise ; il saisit la pierre de manière à étonner toute l’armée, et la porta à pied sur les sept montagnes, suivi de la multitude qui poussait des cris de joie, chantait les louanges de Dieu le créateur et versait des pierreries et de l'or sur Rustem. Le héros porta la pierre devant les tentes du roi, où il la jeta et la livra aux Iraniens en disant: Parais maintenant et renonce à cette lâcheté et à ces enchantements, sinon je briserai toute la pierre en morceaux avec de l’acier tranchant et avec des haches. Le roi du Mazenderan l’entendit et apparut comme un nuage épais, le casque d'acier sur la tête et la cotte de mailles sur la poitrine. Rustem le prit sur-le-champ par la main en riant, se dirigea avec lui vers le roi, et dit : Je t'amène ce quartier de rocher, qui de peur de la hache s'est rendu à moi tout confus. Kaous le regarda et vit qu'il n'était pas digne du trône et de la couronne. Le Div avait la mine sauvage, la taille haute, et la tête, le cou et les défenses d'un sanglier. Kaous lui reprocha ses anciennes souffrances, dont le souvenir fit saigner son cœur et lui arracha un soupir, et il ordonna au bourreau de prendre son épée tranchante et de couper en morceaux le Div. Rustem le saisit aussitôt par la barbe, le tira hors de la présence du roi, et le fit couper en morceaux selon l'ordre du maître illustre; puis Kaous envoya en toute hâte quelqu'un dans le camp des ennemis et il ordonna que tout le butin, de quelque sorte qu’il fût, l’or et le trône, la couronne et la ceinture, les chevaux et les armures, les épées et les joyaux, fût réuni et entassé en monceaux. Toute l’armée se rassembla, et le roi distribua des trésors à chacun selon son mérite, selon les peines qu’il avait endurées. Il ordonna que l’on coupât la tête à tous les Divs qui n'adoraient pas Dieu et qui étaient un objet d'horreur pour l’armée, et qu'on les jetât dans un endroit traversé par la grande route; puis il se rendit au lieu de la prière, et confia ses pensées secrètes au maître du monde le très saint, en disant: O Seigneur, qui dispenses la justice, ô maître de toutes choses, tu as comblé tous mes vœux dans ce monde, tu m'as ordonné pouvoir sur les magiciens et tu as rajeuni ma fortune qui avait vieilli. Il se tint ainsi en prière pendant sept jours, couché sur la terre, devant Dieu le très pur. Le huitième jour il ouvrit les portes de ses trésors et donna à tous ceux qui avaient besoin. Il passa de la sorte encore sept jours, en donnant à tous ce dont ils étaient dignes. La troisième semaine, quand tout cela fut terminé, il demanda du vin et des coupes de rubis et d'ambre, et s'assit pendant sept jours, la coupe en main. C'est ainsi qu'il fit son séjour dans le Mazenderan.
Kaous s'étant assis sur son trône, dit à Rustem qui portait haut la tête: O Pehlewan du monde rentier, tu t'es partout signalé glorieusement par ton courage, c'est par toi que j'ai recouvré mon trône. Puissent ton cœur, ta loi et ta foi briller à jamais ! Rustem lui répondit: Il faut qu'en toute circonstance l'homme remplisse ses devoirs : ces honneurs, je les dois à Aulad, qui m'a toujours montré le véritable chemin. Il espère maintenant, d'après ma promesse sincère, obtenir le pays de Mazenderan. Il faut que le roi lui donne une investiture, un acte valable, scellé du sceau royal, afin qu'il soit roi du Mazenderan, et que tous les grands lui rendent hommage. Le prudent roi entendit ces paroles de son vassal et posa la main sur son cœur; il convoqua les grands du pays de Mazenderan et leur adressa un long discours au sujet d'Aulad, à qui il conféra la couronne royale ; puis il se mit en marche pour retourner dans le pays de Fars.
KAOUS RETOURNE DANS L'IRAN ET CONGEDIE RUSTEM.
Lorsque Kaous atteignit le pays d'Iran, le monde disparut sous la poussière que soulevait son armée; le bruit monta jusqu'au soleil, et les hommes et les femmes vinrent à sa rencontre avec des cris de joie. Ils décorèrent toutes les villes de l'Iran et préparèrent des banquets, de la musique et des chansons. Le monde entier fut rajeuni par ce jeune roi, et une nouvelle lune s'éleva de l'Iran. Assis sur son trône, victorieux et heureux, il ouvrit les portes de ses anciens trésors, et un jour, assis encore sur son trône, il fit venir le peuple des villes pour lui distribuer de l’or. Un grand bruit se fit entendre à la porte de Rustem au corps d'éléphant; les grands s'y rassemblèrent et se rendirent tous joyeusement auprès du roi ; ils se rendirent devant son trône illustre. Rustem parut, le diadème sur la tête, s'assit sur te trône à côté du roi, et demanda au maître de la couronne la permission de retourner auprès de Zal. Le roi de la terre lui prépara un présent digne de lui et plein de magnificence, un trône de turquoises orné de têtes de béliers, une couronne royale enrichie de joyaux, un coussin de brocart d'or tel que ceux dont le roi des rois se servait, un bracelet et une chaîne brillante, cent femmes au visage de lune, portant des ceintures d'or, et cent hommes aux cheveux de musc, pleins d’élégance et de beauté, cent chevaux au caparaçon d'or et d'argent, cent mules au poil noir, ayant des rênes d'or et toutes chargées de brocart magnifique venu des pays de Roum, de Chine et de Perse. Ensuite on apporta cent bourses de pièces d'or, de plus beaucoup d'objets beaux de couleur et agréables de parfum, une coupe de rubis remplie de musc pur, une autre de turquoise remplie d'eau de rose, enfin une lettre écrite sur la soie avec du vin, de l'ambre, de l'aloès et du noir de fumée, et qui, au nom du roi qui illustrait le monde, donnait de nouveau à Rustem l’investiture du royaume du midi, de sorte qu'après cette déclaration du roi Kaous, personne autre que lui ne devait poser sa couronne sur le trône du Nimrouz. Puis le roi le bénit et dit : Puisses-tu vivre aussi longtemps qu’on verra le soleil et la lune ! puisse le cœur des grands s'attacher à toi ! puisse ton âme être pleine de modestie et de tendresse ! Rustem se prosterna et baisa le trône; puis il se prépara pour le départ et fit charger ses bagages. Le bruit des tambours retentit dans la ville, et tous les habitants prirent part à la réjouissance; ils firent les apprêts d'une fête, et le son des clochettes se confondit avec celui des timbales et des trompettes. Ainsi partit Rustem fils de Zal, et le roi s'assit sur son trône, rendant la terre brillante par sa conduite et par sa sagesse. Kaous étant de retour du Mazenderan, partagea le monde entre les grands de son royaume; il donna à Thous le commandement de ses armées, en disant : Extirpe de l'Iran tout ce qui est mauvais. Puis il donna Ispahan à Gouderz et lui confia le commandement de cette frontière. Cela fait, il s'adonna à la joie et au vin, et gouverna le monde glorieusement. Il frappa le cou des soucis avec le glaive de la justice, et personne ne pensa à la mort. La terre se remplit de verdure, d'eau et de rosée; elle était ornée comme le jardin d'Irem. Le roi devint puissant par la justice et la protection de Dieu et la main d'Ahriman ne put faire le mal. On apprit dans le monde entier que le roi Kaous avait conquis la couronne et le trône du Mazenderan, et tous restèrent étonnés de ce que Kaous s'était emparé du trône et du pouvoir. Tous les hommes formèrent des rangs devant la porte impériale, apportant des présents et de l’or, et le monde devint beau comme un paradis plein de justice et de tout ce que désire l'homme. Tu as entendu le récit de la guerre du Mazenderan, prête maintenant l’oreille à ce que je vais raconter sur celle du Hamaveran.
FIN DU TOME PREMIER.
IV. HISTOIRE DE SIAWUSCH.
COMMENCEMENT DU RECIT.
Maintenant, ô conteur à l'esprit éveillé, compose un beau récit. Quand les paroles sont entièrement conformes à la raison, alors l'esprit du poète porte la joie dans le cœur des auditeurs. Quiconque a des pensées amères, détruit sa raison par cette amertume ; il se crucifie lui-même, et se rend méprisable devant le sage ; et pourtant personne ne voit ses propres défauts, et ta nature te paraît toujours belle. Puisque ce qui est vrai restera, compose ton récit, et ensuite montre-le au sage : si le sage l'approuve et le trouve digne de louange, alors l'eau coulera dans ton ruisseau. Prête donc de nouveau attention au Dihkan, écoute les paroles du poète. Cette histoire a vieilli, mais je vais rajeunir les temps anciens. Quelque longue que puisse être ma vie, je vivrai toujours pour ce doux devoir, et je laisserai après moi un arbre fertile et qui ne cessera de porter du fruit dans le verger. Quiconque a vécu cinquante-huit ans, a vu passer sur sa tête beaucoup de choses étranges ; mais les années ne détruisent pas les passions, et le vieillard lui-même cherche encore son sort dans le calendrier et dans les présages. Que dit le sage Mobed ? Ce qui a été rajeuni par le poète ne peut plus vieillir. Continue à conter tant que tu vivras, et sois sage et bon ; quand tu seras mort, ton sort, heureux ou malheureux, sera entre les mains de Dieu. Pense que tu moissonneras selon que tu auras semé, qu'on te répondra selon que tu auras parlé, et qu'un homme à la parole douce n'a jamais à entendre une parole dure. Parle donc avec douceur autant que tu peux, et maintenant récite-nous cette histoire d'après les paroles du Dihkan, raconte-la nous d'après les récits des anciens.
HISTOIRE DE LA MERE DE SIAWUSCH.
Voici ce que dit le Mobed : Un jour Thous, à l'heure où chante le coq, partit joyeusement de la cour du roi, accompagné de Guiv, de Gouderz et de quelques autres cavaliers. Ils voulaient chasser l'onagre dans la forêt de Daghoui, avec des faucons et des guépards avides de proie. Ils longèrent les bords d'un ruisseau, courant et s'élançant sur les bêtes fauves. Ils en tuèrent beaucoup et en poursuivirent beaucoup, et amassèrent de la nourriture pour quarante jours. Or il résidait dans les environs un Turc dont les tentes obscurcissaient la terre, et devant les chasseurs se trouvait une forêt qui s'étendait au loin le long de la frontière des cavaliers du Touran. Thous et Guiv, accompagnés de quelques braves, y entrèrent ; les deux cavaliers s'avancèrent dans la forêt et se livrèrent à la chasse pendant quelque temps. Ils y trouvèrent une femme aux belles joues, et tous les deux coururent vers elle le sourire sur les lèvres. Il n'y avait dans le monde aucune femme comme elle, et sa beauté était telle qu'on ne pouvait y trouver un défaut. Elle ressemblait par la taille à un cyprès, et par son aspect à une lune ; on n'osait jeter un regard sur elle.
Thous lui dit : O lune enchanteresse, pourquoi es-tu venue dans cette forêt ? Elle répondit : Mon père m'a battue hier soir, et je me suis enfuie à travers le pays ; il revenait, dans la nuit profonde, d'une fête de noce ; il était ivre, et dès qu'il m'a vue de loin, il s'est mis en colère, a tiré un poignard brillant et a voulu me séparer la tête du corps. Le héros lui demanda son origine, et peu à peu elle lui raconta tout depuis le commencement jusqu’à la fin, disant : Je suis de la famille de Guersiwez, et ma race tire son origine du roi Feridoun. — Comment, lui dit Thous, es-tu venue ici à pied ? car tu es sans monture et sans guide. Elle lui répondit : Mon cheval est resté en route ; il était si fatigué qu'il est tombé sous moi. J'ai de l'or et des joyaux sans nombre ; j'ai une couronne d'or que je portais sur la tête, mais mes gardes me l'ont prise, et m'ont frappée avec le fourreau d'une épée. Je me suis enfuie de devant eux tout effrayée ; et maintenant je me trouve dans cette forêt versant des larmes de sang. Lorsque mon père sera revenu à lui, il enverra sans doute des cavaliers après moi en toute hâte, et ma mère accourra et ne voudra pas que je quitte ce pays. Le cœur des Pehlewans s'adoucit pour elle, et la tête de Thous, fils de Newder, se remplit de tendresse. Le prince, fils de Newder, dit : C'est moi qui l'ai trouvée, c'est pour elle que je me suis tant hâté. Guiv lui répondit : O Sipehdar du roi, tu n'es pas mon égal quand tu es séparé de ton armée. Thous continua à lui disputer cette femme, en disant : Elle est venue ici au-devant de mon cheval. Guiv répondit : Ne parle pas ainsi, car c'est moi qui dans l'ardeur de la chasse vous ai devancés tous. Ne dis pas un mensonge pour gagner une esclave, car tu n'es pas assez brave pour soutenir une querelle. Leurs paroles devinrent si violentes, qu'ils allaient trancher la tête à cette lune ; mais lorsque leur discussion eut duré longtemps, un des grands vint s'interposer, disant : Amenez-la devant le roi, et soumettez-vous tous deux à sa décision.
Ils l'épargnèrent selon son conseil et se dirigèrent vers le roi de l'Iran. Quand Kaous vit le visage de la jeune fille, il sourit en se mordant les lèvres, et dit aux deux Sipehbeds : Vous n'avez pas été longtemps en route. Vous n'amenez qu'une gazelle gracieuse, et pourtant c'est un gibier de grande chasse, un gibier qui n'appartient qu'au roi. Nous passerons la journée à entendre comment les héros ont pris un soleil à l'aide des guépards. Ensuite le roi demanda à la jeune fille : Quelle est ta naissance, ô toi dont le visage est le visage d'une Péri ? Elle répondit : Du côté de ma mère, je suis une princesse ; du côté de mon père, je suis issue de la race de Feridoun, et Guersiwez le Sipehbed, dont les tentes couvrent cette frontière, est mon grand-père. Le roi lui demanda : Comment as-tu pu donner au vent ces beaux cheveux et ce visage, et cette haute naissance ? Tu es digne que je te place sur un coussin d'or ; il faut que je te fasse la reine des femmes au visage de lune. Elle lui répondit : Aussitôt que je t'ai vu, je t'ai choisi parmi tous les grands qui portent haut la tête. Le roi envoya à chacun des deux Pehlewans dix nobles chevaux, m. trône et une couronne ; il fit entrer la belle dans l'appartement des femmes et lui ordonna de s’asseoir sur le trône. On la plaça sur un trône d'ivoire ; on posa sur sa tête une couronne d'or et de turquoises, on la para de brocart jaune, de rubis, de turquoises et de lapis-lazuli ; et tout le reste des présents du roi était digne de cette femme, qui était un beau rubis intact.
NAISSANCE DE SIAWUSCH.
Il s'écoula ainsi un peu de temps, et le gai printemps prit ses couleurs. Le ciel tourna sans relâche, et lorsque neuf mois eurent passé sur cette belle, on annonça au roi Keï Kaous : Tu as joui de la belle aux traces fortunées, et elle a mis au monde un noble enfant ; il faut que tu élèves maintenant ton trône au-dessus de la lune. Elle a mis au monde un enfant beau comme un Péri et dont le visage ressemble à une idole d'Adherbeidjan. Le monde est rempli de bruits touchant cet enfant, car personne ne verra plus un visage et une chevelure comme les siens. Le roi du monde lui donna le nom de Siawusch, et remercia pour lui le ciel qui tourne ; mais tous ceux qui savaient calculer par les mouvements du ciel sublime la bonne et la mauvaise fortune, et quand et comment elle arriverait, connurent que les astres étaient hostiles à cet enfant, et s'attristèrent en voyant que la fortune ne veillait pas sur lui ; ils virent que ses bonnes et ses mauvaises qualités ne lui causeraient que des malheurs, et, dans leur sollicitude pour lui, se réfugièrent auprès de Dieu. Ils dévoilèrent au roi le sort de l'enfant et lui indiquèrent la route à suivre.
Quelque temps s'étant passé, Rustem arriva auprès du roi et lui dit : Il faut que j'élève dans mes bras cet enfant qui ressemble à un lion. Il n'y a personne assez illustre pour que tu lui confies ton fils, qui ne trouvera jamais dans le monde une nourrice comme moi. Le roi y réfléchit longtemps, et cette parole ne lui déplut pas ; il confia à Rustem son cœur et ses yeux, cet enfant bien-aimé qui devait être le maître du monde. Rustem l'emporta dans le Zaboulistan et lui fit élever un palais dans un jardin de roses, lui donna des chevaux, des flèches, un arc, un lacet, des rênes et des étriers, et tout ce qu'il désirait ; il lui donna une salle d'assemblée, du vin et des compagnons pour ses banquets, des faucons, des gerfauts et des guépards de chasse. Il lui fit connaître ce qui est juste et ce qui est injuste, il lui apprit les devoirs du trône et de la couronne, les arts de la parole et de la guerre ; il lui enseigna toutes les vertus ; il se donna beaucoup de peine, et cette peine porta son fruit. Siawusch devint tel que dans le monde on n'avait jamais vu son égal parmi les grands. Quelque temps se passa ainsi ; il devint fort et attaqua les lions pour prendre leur cou dans son lacet. Alors il dit à Rustem qui portait haut la tête : Je désire voir le roi ; tu as eu beaucoup de peine, et je t'ai donné beaucoup de souci ; tu m'as enseigné les vertus des rois ; il faut maintenant que mon père voie en moi comment le héros au corps d'éléphant enseigne les vertus. Le héros au cœur de lion fit les préparatifs du voyage ; il envoya de tous côtés des messagers. Tout ce qu'il ne possédait pas lui-même en fait de chevaux et d'esclaves, d'or, d'argent et de perles, d'épées, de casques et de ceintures, d'étoffes et de tapis, il le fit chercher dans le monde entier et apporter sans délai. Il équipa ainsi pour son voyage Siawusch, sur lequel le peuple avait les yeux ; ensuite il se mit en route avec lui, pour que le roi n'eût aucune raison d'être mécontent. Les peuples préparèrent des fêtes solennelles, car ils cherchaient à plaire au Pehlewan ; partout on mêla de l'or avec de l'ambre et on le versa du haut des toits sur les têtes des grands ; le monde était rempli de joie et paré de tout ce qui est précieux ; les portes et les murs de toutes les maisons étaient ornés. On jetait des pièces d'argent sous les pieds des chevaux arabes : la tristesse était bannie de l’Iran. Les crinières des chevaux étaient entièrement inondées de musc, de vin et de safran.
SIAWUSCH REVIENT DU ZABOULISTAN.
Lorsque le roi Kaous sut que Siawusch revenait avec pompe, il ordonna que Guiv et Thous allassent joyeusement au-devant de lui avec un cortège, avec des clairons et des timbales. Tous les grands le joignirent : Thous se mit d'un côté, de l'autre Rustem au corps d'éléphant ; ils se dirigèrent d'un pas fier vers le roi, car ils ramenaient un jeune arbre chargé de fruits. Quand Siawusch s'approcha du palais de Kaous, on entendit un grand bruit, et la foule ouvrit ses rangs ; des serviteurs, tenant des encensoirs remplis de parfums, s'avancèrent vers lui, les mains croisées sur la poitrine ; dans les quatre coins de la cour il y en avait trois cents debout, et le noble Siawusch parut au milieu d'eux. Ils versèrent sur lui beaucoup d'or et de joyaux, et tous chantèrent ses louanges. Quand Siawusch vit Kaous assis sur le trône d'ivoire et portant sur la tête une couronne de rubis brillants, il invoqua sur lui les grâces de Dieu et le salua en murmurant pendant quelque temps des paroles contre terre ; puis il s'approcha du roi, qui le pressa contre son sein. Kaous adressa des questions à Rustem, le reçut gracieusement et le fit asseoir sur son trône incrusté de turquoises. Il resta confondu de l'aspect de Siawusch, et invoqua plusieurs fois les bénédictions de Dieu sur lui et sur sa haute taille et sa noble mine, car il vit en lui beaucoup de choses dignes d'être vues. Il y avait dans cet enfant tant d'intelligence que tu aurais dit que l'intelligence même avait été la nourrice de son esprit.
Kaous rendit grâces à Dieu le créateur, en frottant son front contre terre et en disant : O Créateur du ciel, maître de l'intelligence et maître de l'amour ! tout bonheur dans le monde vient de toi, et je t'implore avant tout pour mon fils. Tous les grands de l'Iran se présentèrent joyeusement devant le roi avec leurs offrandes. Ils restèrent étonnés de la majesté de Siawusch et ne cessèrent de chanter ses louanges. Le roi ordonna que les nobles et les braves de l'armée parussent devant lui dans leurs robes de fêtes. La multitude se dirigea gaiement vers les jardins, les palais et la salle d'audience du roi ; on apprêta partout des banquets ; on demanda partout du vin, de la musique et des chants. Le roi ordonna une fête telle qu'aucun des princes de la terre n'en avait ordonné avant lui de semblable. On se réjouit ainsi pendant sept jours, et le huitième le roi ouvrit la porte de ses trésors et fit donner à Siawusch tout en abondance, des perles et des épées, des trônes et des casques, des chevaux arabes à la selle de peau de léopard, des caparaçons et des cottes de mailles, des pièces de brocart et des dizaines de milliers de pièces d'argent, de l'or et des joyaux, grands et petits, tout, excepté un diadème, car il était trop jeune pour qu'une couronne lui convînt ; il remit tout cela à Siawusch et lui fit fête, et lui donna dans sa tendresse de grandes espérances. Ensuite il l'éprouva pendant sept années et le trouva pur dans toutes ses épreuves. La huitième année il fit préparer un trône d'or, un collier d'or et une ceinture d'or, et fit écrire sur de la soie une investiture, selon la manière des grands et les coutumes des rois. Il lui donna le pays de Kewerschan, qui était digne du maître du pouvoir et du trône. Kewerschan est l'ancien nom du pays que tu appelles maintenant le Maweralnahr (la Transoxiane).
LA MÈRE DE SIAWUSCH MEURT.
Lorsque ceci fut accompli selon les ordres du roi, la mère de Siawusch quitta ce monde, et son fils abandonna son trône comme un insensé, et fit monter jusqu'au ciel qui tourne ses cris de douleur. Il déchira sur son corps sa robe royale et se couvrit la tête de poussière noire ; le deuil de sa mère le rendit farouche, et il torturait son âme douce ; il ne cessait de la pleurer jour et nuit, et pendant bien des jours il n'ouvrit pas ses lèvres au sourire. Il resta durant un mois dans cette détresse et gardant dans son cœur cette blessure ; pendant un mois il ne chercha point de soulagement à ses maux. Lorsque les grands eurent nouvelle de son état, ils accoururent auprès de lui, Thous, Feribourz, Gouderz et Guiv, les uns fils de rois, les autres de braves Pehlewans. Quand Siawusch les vit, son cœur exhala de nouveau sa douleur, ses plaintes recommencèrent, et son âme ouvrit de nouveau la porte des angoisses. Gouderz fut affligé quand il vit le fils du roi si attristé ; quand il vit ce noble cyprès, il versa des larmes et lui dit : Écoute mes conseils et ne parle plus de ta douleur. Quiconque naît d'une mère doit mourir, et personne n'a jamais soustrait sa vie à la main de la destinée. Quelque chère que te fût ta mère, elle est dans le ciel ; ne la pleure pas. C'est ainsi que par mille consolations et mille conseils, par des tendresses et des avis, il tranquillisa le cœur du fils du roi.
SOUDABEH DEVIENT AMOUREUSE DE SIAWUSCH.
Il se passa de nouveau quelque temps, et le cœur du roi se réjouissait à cause de son fils. Or un jour Keï Kaous était assis avec Siawusch, lorsque Soudabeh parut à la porte et aperçut inopinément Siawusch. Elle devint pensive et le cœur lui battit. Tu aurais dit qu'elle était belle comme la bordure d'un tapis, qu'elle était brillante comme un morceau de glace placé devant le feu. Elle envoya quelqu'un auprès de Siawusch en disant : Va en secret auprès de lui, et dis-lui qu'on ne s'étonnera pas dans l'appartement des femmes du roi de t'v voir paraître soudain. Le messager partit et remplit sa mission ; mais le noble Siawusch s'en irrita et lui dit : Je ne suis pas un homme pour les appartements des femmes ; ne viens plus me chercher, car je n'aime pas les ruses et les mensonges. Le lendemain Soudaheh sortit ; elle accourut auprès du roi de l'Iran et lui dit : O roi du peuple, ni le soleil ni la lune n'ont vu un roi comme toi, et personne sur la terre n'égale ton fils. Que le monde se réjouisse à cause de ton enfant ! Envoie-le auprès de tes femmes, auprès de ses sœurs et de tes idoles, et dis-lui : Va dans l'appartement des femmes, auprès de tes sœurs, et vas-y souvent. Toutes les femmes voilées ont le cœur gonflé de sang et les joues inondées de larmes à cause de leur amour pour lui. Nous le saluerons et lui apporterons des présents ; nous ferons porter des fruits à l'arbre du respect. Le roi répondit : Tes paroles sont convenables, et tu l'aimes de l'amour de cent mères. Kaous appela Siawusch et lui dit : Le sang des veines et l'amour ne peuvent se cacher. Dieu le saint t'a ainsi créé, que quiconque te voit ne peut que t'aimer. Dieu t'a donné une naissance pure, et jamais mère n'a mis au monde un enfant pur comme toi. Vraiment, ceux qui sont tes proches par le sang, comment pourraient-ils se croire tes parents, s'ils ne te voyaient que de loin ? Derrière les rideaux de l'appartement de mes femmes se trouvent tes sœurs, et Soudabeh est pour toi comme une mère tendre. Va voir ces femmes voilées, et reste chez elles un peu pour qu'elles invoquent les grâces de Dieu sur toi. Siawusch entendit les paroles du roi et jeta sur lui un regard troublé ; il réfléchit longuement en lui-même et s'efforça de bannir de son cœur cette inquiétude. Il crut que son père voulait le mettre à l'épreuve pour voir ce qu'il pensait, car Kaous était un homme rusé, à belles paroles, prudent, clairvoyant et soupçonneux. Il se dit : C'est mauvais ! c'est de Soudabeh que vient cette insistance, et si je vais dans l'appartement des femmes, elle m'attirera bien des reproches. Il répondit : Le roi m’a donné un commandement, un trône et une couronne. Depuis le point où se lève le soleil sublime pour éclairer le monde jusqu'au lieu où il se couche, il n'y a pas un roi comparable à toi en bonté, en sagesse, en manières et en bons conseils ; mais moi j'ai besoin de Mobeds et de sages, de grands et d'hommes experts dans les affaires, de lances et de massues, de flèches et d'arcs pour me jeter sur les rangs de tes ennemis ; foi besoin du trône de la royauté, de la pompe de la cour, de banquets, de vin et de convives. Que puis-je apprendre dans l'appartement des femmes du roi ? Sont-ce les femmes qui montrent le chemin de la sagesse ? Et pourtant, si c'est la volonté du roi, mon devoir est de lui obéir.
Le roi lui dit : Q mon fils ! puisses-tu être heureux ! puisses-tu toujours être le soutien de la raison ! J'ai entendu peu de paroles aussi bonnes, et ta sagesse ne fera qu'accroître puisque tu as compris cela. Ne laisse pas entrer de soupçon dans ton cœur, sois joyeux et bannis tout souci. Va voir une fois ces enfants pour qu'elles aient un peu de plaisir. Siawusch répondit : J'irai demain matin, je ferai tout ce qu'a dit le roi. Je suis debout devant toi comme un esclave ; j'ai livré mon âme et mon cœur à tes commandements. J'irai comme tu l'ordonnes, car tu es le roi maître du monde, et je suis un esclave.
SIAWUSCH SE REND CHEZ SOUDABEH.
Or il y avait un homme nommé Hirbed ; son cœur et sa tête étaient de la fumée, son âme était mauvaise. Il ne quittait jamais le temple des idoles ; il avait la clef de la porte de l'appartement des femmes. Le roi de l'Iran dit à ce fourbe : Aussitôt que le soleil dévoilera ses rayons, tu te rendras secrètement auprès de Siawusch et lu feras ce qu'il t'ordonnera. Tu diras à Soudabeh de préparer des présents et des joyaux, du musc et des parfums, et de faire verser sur Siawusch, par les esclaves et par ses sœurs, des émeraudes et du safran. Aussitôt que le soleil montra sa face au-dessus des montagnes, Siawusch se rendit auprès du roi, appela sur lui les grâces de Dieu et le salua ; le roi lui parla en secret, et quand il eut fini, il manda Hirbed, à qui il adressa quelques paroles convenables ; ensuite il dit à Siawusch : Va avec lui, et prépare ton cœur à ce que tu vas voir de nouveau. Hirbed et Siawusch partirent ensemble le cœur en joie, l'âme sans souci ; mais quand Hirbed tira le rideau de la porte, Siawusch trembla du malheur qui pouvait arriver. Toutes les femmes vinrent à sa rencontre, pleines de joie et préparées pour une fête ; tout l'appartement d'un bout à l'autre était rempli de musc, d ?or et de safran ; les femmes jetèrent des pièces d'argent sous les pieds de Siawusch et mêlèrent des rubis avec des émeraudes pour les verser sur sa tête. Le sol était caché sous le brocart de la Chine ; la terre était couverte de perles d'une belle eau ; il y avait du vin et de la musique ; on entendait des chanteurs qui tous avaient des diadèmes de pierres fines sur la tête ; Tout l'appartement était orné comme un paradis et rempli de femmes au beau visage et de choses précieuses. Quand Siawusch arriva à l'entrée de la grande salle. Il y vit un trône resplendissant d'or tout incrusté de turquoises et orné de brocarts dignes d'un roi. Sur ce trône était assise Soudabeh au visage de lune, belle de couleur et de parfum comme un paradis ; elle était assise, semblable au brillant Canope du Yémen, couverte de boucles de cheveux qui tombaient l'une sur l'autre, elle portait sur la tête une hauie couronne, et les tresses de ses cheveux de mus descendaient jusque sur ses pieds. Devant elle étaient rangées des esclaves, debout, tenant leurs souliers d'or à la main et baissant la tête vers la terre. Lorsque Siawusch eut franchi le rideau, Soudabeh descendit précipitamment du trône ; elle alla vers lui d'un pas gracieux et le salua ; elle le pressa contre son sein pendant longtemps ; elle le baisa longuement aux yeux et au visage, et ne pouvait se rassasier de la vue du jeune roi. Elle rendit grâce à Dieu de cent manières, disant : J'invoquerai Dieu pendant le jour et pendant les trois gardes de la nuit, car personne n'a de fils comme toi, et le roi n'a pas d'enfant qui te soit comparable. Siawusch sentit ce qu'était cet amour, et que cette tendresse n'était pas dans la voie de Dieu ; il s'empressa de s'approcher de ses sœurs, car il ne se plaisait pas auprès de Soudabeh. Ses sœurs le bénirent et le firent asseoir sur un siège d'or. Il resta longtemps avec elles, ensuite il retourna auprès du trône du roi. Toutes les femmes ne cessaient de parler de lui, disant : Voilà donc les traits et la couronne de ce prince avide de sagesse ! Tu dirais qu'il ne ressemble pas à un homme, et que son esprit répand de l'intelligence sur ceux qui rapprochent.
Siawusch s'en retourna auprès de son père et lui dit : J'ai été derrière le rideau des appartements secrets. Tout ce que le monde a de beau est à toi ; ne te plains donc pas de Dieu. Tu es plus grand que Djemschid, que Feridoun et Houscheng, par ton épée, tes trésors et ton armée. Le roi se réjouit de ces paroles et para son palais comme un jardin printanier. Ils firent venir du vin, des cithares et des flûtes, et écartèrent de leurs cœurs tout souci de l'avenir. Lorsque le jour devint sombre et que la nuit parut, le roi glorieux se rendit dans l'appartement des femmes ; il se mit à faire des questions à Soudabeh, en disant : Ne me cache pas tes pensées ; parle-moi de la sagesse et de la prudence de Siawusch, de sa taille, de sa mine et de ses paroles. En es-tu contente ? Est-ce un homme de sens ? Sa vue vaut-elle mieux que ce que tu en as entendu dire de loin ? Soudabeh répondit : Ni le soleil ni la lune n'ont vu sur le trône un roi qui soit ton égal. Qui dans le monde ressemble à ton fils ? Pourquoi ne pas dire tout haut la vérité ?
Le roi lui dit : Quand il sera devenu homme, il ne faut pas qu'aucun mauvais œil puisse le frapper. Soudabeh répondit : Si tu approuves mes paroles, si ton avis est le même que le mien, tu lui donneras une femme de ses parentes, et non pas une des filles des grands, pour qu'il lui naisse un fils qui soit parmi les grands ce que Siawusch est aujourd'hui. J'ai des filles qui te ressemblent., qui sont de ton sang et de ton pur lignage ; il pourrait aussi demander une fille de la famille de Keï.Arisch ou de Keï Peschin, qui dans leur joie rendraient grâce à Dieu. Le roi lui dit : Je désire la même chose, et mon pouvoir, mes projets et ma gloire l'exigent. A l'aube du jour, Siawusch se rendit auprès de son père et invoqua les grâces de Dieu sur sa couronne et son trône. Le père voulut avoir un entretien secret avec son fils et éloigna tous les étrangers. J'ai, dit-il, une seule grâce à demander au Créateur, c'est que tu laisses un héritier de ta gloire, et qu'un roi sorte de tes reins, pour que ton cœur s'ouvre à sa vue, de même que la tienne me rajeunit. J'ai lu dans les astres le sort qu'ils le préparent, et des Mobeds qui savent calculer leur marche m'ont annonce qu'il te naîtra un prince qui restera dans le monde comme un souvenir de toi. Choisis maintenant une femme parmi les filles des grands, regarde derrière les rideaux de l'appartement des femmes de Keï Peschin ; il y en a aussi dans le palais de Keï Arisch ; informe-toi de tous côtés et ensuite décide-toi.
Siawusch lui répondit : Je suis l'esclave du roi, je baisse la tête devant ses ordres et ses conseils. La femme qu'il me choisira me conviendra, car le maître du monde est le roi de ses esclaves. Mais il ne faut pas que Soudabeh le sache, elle sera d'un autre avis et n'approuvera pas ce projet. Ses paroles indiquent d'autres intentions, et je ne veux plus entrer dans ses appartements. Le roi sourit à cette réponse, sans s'apercevoir qu'il y avait de l'eau sous la paille (un danger caché) ; il lui dit : C'est à toi de choisir ta femme ; n'aie pas peur de Soudabeh ni de personne autre, car ses paroles seront tendres et elle veillera sur ton âme. Siawusch se réjouit de ces paroles qui le délivrèrent de ses soupçons secrets. Il offrit ses actions de grâces au roi du monde ; il prononça ses prières courbé devant le trône. Mais il avait encore peur des ruses de Soudabeh, et son cœur était brisé ; car il sentait que ces paroles étaient inspirées par elle, et la peau de son corps se fendait quand il pensait à cette femme.
SECONDE VISITE DE SIAWUSCH DANS L'APPARTEMENT DES FEMMES.
Une nuit s'étant ainsi passée, et le ciel ayant achevé sa rotation au-dessus de la terre obscure, Soudabeh s'assit joyeuse sur son trône, un diadème de rubis et d'or sur la tête. Elle appela auprès d'elle toutes ses filles, les para, et les fit asseoir sur des trônes d'or. De jeunes idoles se tenaient devant elle ; tu aurais dit que c'était un paradis et non pas un palais. Soudabeh au visage de lune dit à Hirbed : Va sur-le-champ auprès de Siawusch, et dis-lui : Il faut que tu fatigues tes pieds pour venir lui montrer ton visage et te taille. Hirbed se rendit en courant auprès de Siawusch et s'acquitta du message de celle qui l'aimait. Siawusch l'écouta et resta confondu ; il demanda aide à Dieu à plusieurs reprises, et chercha longuement un prétexte de refus, mais il n'en trouva pas. Alors il partit troublé et chancelant ; il se rendit auprès de Soudabeh, qu'il trouva assise sur son trône et portant sur sa tête un diadème.
Soudabeh descendit du trône et alla au-devant de lui, le front et les cheveux couverts de joyaux ; elle le fit asseoir sur son trône d'or et se plaça devant lui en tenant les mains croisées sur la poitrine. Elle montra au jeune roi ces idoles, qui ressemblaient à des perles intactes, en disant : Regarde ces esclaves à la couronne d'or, qui se tiennent devant ton trône ; ce sont de jeunes idoles de Tharaz, que Dieu a pétries de grâce et de pudeur. Dis-moi laquelle d'entre elles te plaît, regarde leur mine et leur taille. ? Siawusch jeta un court regard sur ces belles, mais aucune d'elles n'osa le lui rendre ; car ces lunes se disaient l'une à l'autre : Il ne convient pas de regarder ce roi. Ensuite chacune d'elles s'en retourna à son trône, calculant ses chances de bonheur.
Quand elles furent parties, Soudabeh lui dit :
Pourquoi me caches-tu tes pensées ? Ne veux-tu pas me dire quel est ton désir, toi sur le visage de qui brille la beauté des Péris ? Quiconque te voit de loin perd la raison et te choisit entre tous. Regarde avec les yeux de l'intelligence ces filles aux belles joues, et décide laquelle te convient. Siawusch était confondu et ne répondit pas ; il pensait en son âme pure : J'aurais bientôt à m'apitoyer sur moi-même, si je prenais follement une femme parmi mes ennemis. J'ai entendu raconter par les grands de haut renom tout ce qui s'est passé dans le Hamaveran, et ce que le roi a fait au roi de l'Iran, et comment il à exterminé les braves de ce pays. Soudabeh, qui est sa fille, est pleine de ruses, et ne veut laisser à notre famille ni cervelle ni peau. Pendant que Siawusch tardait ainsi à répondre, la belle au visage de Péri ôta de son front son voile et lui dit : Si tu vois assis sur leurs trônes brillants le soleil et la nouvelle lune, il n'est pas étonnant que tu méprises la lune et que tu presses contre ton sein le soleil. Quand un homme m'a vue, assise sur le trône d'ivoire, un diadème de rubis et de turquoises sur la tête, il ne faut pas s'étonner s'il ne regarde plus la lune, et ne compte pour belle aucune autre que moi. Si tu veux maintenant faire une alliance avec moi, si lu veux y rester fidèle et mettre en repos mon esprit, je ta donnerai une de mes jeunes filles, pour qu'elle se tienne devant toi comme une esclave. Fais-moi maintenant un grand serment, et ne t'écarte en rien de ce que je te demande. Quand le roi aura quitté le monde, tu le remplaceras auprès de moi, tu ne souffriras pas qu'il m'arrive de mal, tu me chériras comme ta propre âme. Me voilà devant toi debout comme une esclave, je te donne mon corps et mon âme brillante ; en tout ce que tu me demanderas, je te satisferai, et jamais je ne soustrairai ma tête à ton lacet. Elle appliqua ses lèvres étroitement sur la joue de Siawusch et l'embrassa ; elle avait oublié toute honte et toute vertu.
Les joues de Siawusch rougirent de honte comme la rose, et les cils de ses yeux furent inondés de chaudes larmes de sang. Il dit en son âme : Que le maître de Saturne me préserve des œuvres du Div ! Je ne veux pas trahir mon père ni faire alliance avec Ahriman. Si je parle froidement à cette femme à l'œil impudique, son cœur bouillonnera, et la rage la mettra en feu ; alors elle préparera en secret quelque ruse magique, et le roi croira à ses paroles. Il vaut mieux qu'avec une voix chaleureuse je lui dise quelques mots doux et flatteurs. Il répondit ensuite à Soudabeh : Il n'y a pas de femme dans le monde qui soit ton égale : ta beauté ne peut se comparer qu'à la lune, et personne n'est digne de toi que le roi. C'est assez de bonheur pour moi que tu me donnes ta fille, et je ne dois pas posséder une autre femme. Reste dans cette intention et parles-en au roi de l'Iran, et fais attention à la réponse qu'il te fera. Je demanderai en mariage ta fille et je l'épouserai, et je te donne pour garant ma parole que je ne penserai à aucune autre femme jusqu'à ce que sa taille soit haute comme la mienne. Ensuite tu m'as parlé de mon visage, tu as laissé pénétrer de l'amour pour moi dans ton âme. Dieu dans sa grâce m'a créé tel que je suis, è femme, belle sur toutes les autres ! Garde ton secret et ne le dis à personne ; moi je ne demande que de le cacher. Tu es la première des princesses et tu es la reine, et je te regarde comme ma mère. Il dit et quitta Soudabeh, dont l'âme méchante était remplie d'amour pour lui.
Lorsque Keï Kaous entra dans l'appartement des femmes, Soudabeh l'aperçut et alla au-devant du roi, lui donna de bonnes nouvelles et lui parla longuement de Siawusch. Il est venu, lui dit-elle, et a vu tout le palais ; j'avais réuni les idoles aux yeux noirs, et le palais était si rempli de filles au doux visage que tu aurais dit que la lune faisait pleuvoir de l'amour. Mais il n'a jeté les yeux que sur ma fille, aucune autre de ces belles n'était digne de lui. Le roi fut si content de ces paroles que tu aurais dit qu'il tenait embrassée la lune. Il ouvrit les portes de son trésor et en tira des joyaux, des étoffes tissues d'or et des ceintures d'or, des bracelets, des couronnes et des bagues, des trônes et des colliers, insignes du pouvoir, enfin il étala toutes sortes de trésors dès longtemps amassés, et le monde parut rempli de choses précieuses. Ensuite il dit à Soudabeh : Garde ceci pour Siawusch, et quand il en sera besoin, donne-le lui, et dis-lui que c'est peu de chose, et qu'il faudrait lui donner deux cents trésors comme celui-ci. Soudabeh regarda et fut étonnée ; elle récita dans son cœur beaucoup de paroles magiques, et se dit : Si Siawusch ne fait pas ma volonté, je consens qu'il brise mon âme. J'userai de tous les moyens dont le monde se sert ouvertement et en secret, et s'il détourne la tête de moi, je me plaindrai de lui au roi du peuple.
TROISIÈME VISITE DE SIAWUSCH DANS L'APPARTEMENT DES FEMMES.
Soudabeh s'assit sur son trône, parée de boucles d'oreilles et la tête couverte d'un diadème incrusté d'or. Elle fit appeler devant elle Siawusch et lui parla de toutes ces choses, disant : Le roi a choisi pour toi un trésor plus riche que tous les trônes et toutes les couronnes. Il s'y trouve tout ce que tu peux désirer, et sans mesure ; si tu voulais le transporter, il te faudrait deux cents éléphants. Moi je veux te donner ma fille ; mais regarde mes traits, mon front et ma couronne, et dis-moi pourquoi tu refuses mon amour, pourquoi tu t'éloignes de mon visage et de mon corps. Depuis que je t'ai vu, je suis comme morte, je me lamente, je m'agite, je suis malheureuse. Ma douleur est telle que je ne vois plus le jour brillant, il me semble que le soleil est obscurci. Il y a maintenant sept ans que mon amour me fait verser des larmes de sang sur mes joues. Rends-moi heureuse une fois en secret, donne-moi un jour de ta jeunesse. Je te préparerai plus de bracelets, de couronnes et de trônes que le roi ne t'en donne. Mais si tu désobéis à mes ordres, si ton cœur refuse de guérir mes douleurs, je te priverai de cet empire, j'obscurcirai devant toi le soleil et la lune.
Siawusch lui répondit : Puissé-je ne jamais donner au vent ma tête à cause des désirs de mon cœur ! Pourrais-je ainsi trahir mon père ? pourrais-je renoncer à la vertu et à la sagesse ? Tu es la femme du roi et le soleil qui éclaire son trône, et tu me proposes un crime pareil ? Il se leva de son trône, indigné et courroucé ; mais Soudabeh le saisit de ses mains et lui dit : Je t'ai dit le secret de mon âme, et tu m'as caché tes mauvaises pensées ; dans ta folie tu voudras me perdre, tu voudras me faire paraître légère devant les sages.
SOUDABEH TROMPE LE ROI.
Soudabeh déchira soudain tous ses vêtements, elle ensanglanta ses joues avec ses ongles, et fit retentir de ses cris les appartements des femmes du roi ; on entendit dans la rue un bruit qui provenait du palais ; on entendit des voix et des clameurs qui en venaient ; tu aurais dit que c'était la nuit de la résurrection. La nouvelle parvint aux oreilles du roi ; il descendit de son trône impérial ; il quitta, plein de soupçons, son trône d'or, et courut vers l'appartement de ses femmes. Il y arriva, et voyant le visage de Soudabeh tout déchiré et le palais plein de tumulte, il fit des questions à tous ceux qu'il vit ; son cœur était serré, mais il ne se doutait pas de ce qu'avait fait cette femme au cœur de pierre. Soudabeh vint à lui, poussant des cris, versant des larmes de sang, arrachant ses cheveux et s'écriant : Siawusch s'est présenté devant mon trône, il a mis les mains sur moi et m'a saisie avec force en disant : Mon âme et mon cœur sont remplis d'amour pour toi ; pourquoi, ô belle, me résistes-tu ? Dès le commencement je n'ai désiré que toi ! Voilà la vérité, il faut bien que je la dise. Il a fait tomber le diadème de ma tête aux cheveux de musc, et tu vois comment il a déchiré ma robe sur mon sein. Le roi devint pensif à ce récit, et adressa à Soudabeh des questions de toute espèce. Il dit en son âme : Si elle dit vrai, si elle ne cherche pas à le calomnier, il faudra que je tranche la tête à Siawusch ; c'est ainsi que je romprai le sort que la méchanceté a jeté sur moi. Le sage dira maintenant que le doux courant de cette histoire va se changer en sang.
Ceux qui se trouvaient dans l'appartement des femmes étaient trop prudents et trop courtisans pour parler. Le roi les renvoya et resta seul dans le palais, ou il appela devant lui Siawusch et Soudabeh. Il dit à Siawusch avec prudence et avec mesure : Il ne faut pas vouloir me cacher ce secret ; ce n'est pas toi qui as fait ce mal, c'est moi, et ce sont mes paroles insensées qui m'ont jeté dans ce malheur. Pourquoi t'ai-je envoyé dans l'appartement des femmes ? Il nous en revient, à moi la honte, à toi les incantations et l'ensorcellement. Dis-moi la vérité, montre-moi ton front, raconte-moi comment tout s'est passé. Siawusch lui raconta ce qui était arrivé par l'amour insensé de Soudabeh. Il lui raconta tout ce qui s'était passé, tout ce qui s'était fait en secret Soudabeh répliqua : Ce n'est pas la vérité. Il n'a recherché parmi ces idoles que moi. Je lui ai dit tout ce que le roi du monde allait lui donner en public et en secret, sa fille, un trône et des joyaux, de l'or et de grands trésors. Je lui ai dit que j'en ajouterais autant, que je donnerais à ma fille tous mes biens. Il m'a répondu : Je ne désire pas tes richesses, je n'ai aucune envie de voir ta fille ; de tout cela il ne me faut que toi, je ne veux d'autre trésor que toi, je n'ai envie d'aucune autre femme. Il a voulu me forcer de me prêter à ses désirs, il m'a saisie de ses deux mains dures comme une pierre ; et comme je lui résistais, il m'a arraché tous mes cheveux ; et mes joues ont été déchirées. Je porte, ô roi, dans mon sein un enfant de toi ; ornais Siawusch a manqué de le tuer, tant il m'a maltraitée, et le monde est devenu étroit et sombre devant mes yeux.
Le roi dit en lui-même : Leurs paroles ne me permettent pas de décider. Il ne faut pas que je me hâte en cette affaire, car l'angoisse du cœur confond le jugement. Il faut d'abord que j'examine, et mon cœur prononcera quand le calme y sera rentré ; je verrai qui des deux est criminel et digne des scorpions de la punition. Il chercha alors un moyen de reconnaître la vérité, et commença par sentir les mains de Siawusch ; il flaira sa poitrine et son visage, et de la tête aux pieds il flaira tout son corps. Kaous trouva sur Soudabeh l'odeur du vin et du musc et le parfum de l'eau de rose, mais il ne trouva sur Siawusch aucune odeur semblable et aucun indice qu'il eût touché Soudabeh. Il en fut courroucé, et traita Soudabeh avec mépris ; son cœur était rempli de tristesse. Il dit en son âme : Il faut donc que je la fasse couper en morceaux avec l'épée tranchante.
Ensuite il se souvint du Hamaveran et des dangers, des luttes et des combats de ce pays ; il se souvint que quand il était dans les chaînes, et qu'il n'avait autour de lui ni parent ni ami, Soudabeh le servait jour et nuit, sans se lasser, sans se plaindre de sa peine. Il songea qu'elle avait un cœur rempli d'amour, et qu'il aurait fallu lui épargner toute tentation de faire du mal ; enfin il se souvint des petits enfants qu'il avait d'elle, et qu'on ne devait pas compter pour peu de chose la douleur de l'enfance. Ainsi Siawusch fut déclaré innocent, et le roi reconnut sa sagesse. Il lui dit : Ne pense plus à ce chagrin, arme-toi de sens et de prudence, ne parle pas de ce qui est arrivé, ne le confie à personne, car il ne faut pas que cette aventure s'ébruite.
SOUDABEH COMPLOTE AVEC UNE MAGICIENNE.
Quand Soudabeh sentit qu'elle était déshonorée, et que le cœur du roi ne lui était plus attaché, elle chercha un moyen de sortir de cette position difficile et planta de nouveau l'arbre de la vengeance. Elle avait dans ses appartements une femme pleine de moyens et de ruses, d'arts magiques et d'incantations. Cette femme était alors enceinte et portait un enfant dans son sein, et sa grossesse lui rendait la marche difficile. Soudabeh lui révéla son secret ; elle lui demanda un moyen de salut, et la fit d'abord jurer de lui obéir. La femme jura, et Soudabeh lui donna beaucoup d'or, puis lui dit : ce Ne parle à personne de cette affaire. Il faut que tu prépares un breuvage qui te fasse avorter, et je te rendrai puissante si tu m'obéis ; car j'ai l'espoir que ton enfant peut servir à détruire le sort qui a été jeté sur moi et la calomnie dont on m'a accablée. Je dirai à Kaous que cet enfant était à moi et qu'il a été tué par la violence de cet Ahriman. Il se peut que cela suffise pour perdre Siawusch. Il faut trouver maintenant un moyen d'exécuter ce plan ; et si tu m'obéis en ceci, son honneur sera terni devant le roi, et il sera exclu du trône.
La femme lui répondit : Je suis ton esclave, j'ai abandonné ma tête à tes ordres et à ta volonté. Aussitôt que la nuit fut venue, elle prit une médecine et mit au monde deux enfants d'Ahriman, deux enfants tels que doivent être les petits du Div ; et comment en pourrait-il être autrement de l'engeance d'une sorcière ? Soudabeh apporta un plat d'or, sans rien dire à ses esclaves ; elle y plaça les enfants d'Ahriman ; ensuite elle poussa des cris et se laissa tomber sur sa couche. Elle avait caché la femme, et s'était mise elle-même sur son lit avant de faire entendre ses cris dans les appartements secrets. Toutes les esclaves qui se trouvaient dans le palais accoururent auprès de Soudabeh ; elles virent deux enfants morts dans un plat, et leurs lamentations s'élevèrent jusqu'à Saturne.
Kaous entendit le bruit qui venait du palais, il trembla dans son sommeil, se réveilla et se mit à écouter. Il demanda ce qui se passait, et on lui dit que la belle Soudabeh avait éprouvé un malheur. Le roi s'en affligea ; il ne respira plus pendant cette nuit, et à l'aube du jour il se leva et alla tristement vers l’appartement des femmes. Il y trouva Soudabeh couchée, toute la maison dans la stupeur, et deux enfants morts qu'on avait jetés sur un plat d'or, jetés comme une chose vile. Soudabeh versa une pluie de larmes, disant : Regarde ce soleil pur ; je t'ai dit le mal qu'il avait fait, mais tu as cru aveuglément à ses paroles. Le cœur du roi se remplit de soupçons ; il partit et réfléchit longuement, disant : Quel remède puis-je apporter à ceci ? Car il ne faut pas que je traite légèrement cette affaire.
KAOUS S'INFORME DE L'ORIGINE DE CES ENFANTS.
Le roi Kaous regarda autour de lui, et ayant pensé à tous ceux qui connaissaient les astres, il les fit appeler auprès de lui par un message poli. Il leur adressa des questions sur leur santé et les fit asseoir sur des sièges d'or ; il leur fit des récits sans fin sur Soudabeh et sur ce qu'elle avait souffert dans la guerre du Hamaveran, pour qu'ils pussent comprendre sa position et juger ses mauvaises actions. Ensuite il leur parla beaucoup de ces enfants et leur révéla tout le secret. Ils prirent tous leurs tables astronomiques et leurs astrolabes, et passèrent sept jours à calculer. A la fin ils dirent à Kaous : Comment peux-tu t'attendre à trouver du vin dans une coupe où tu as versé du poison ? Ces deux petits sont d'autre naissance qu'on ne prétend, ils n'ont pas été engendrés par le roi ni mis au monde par Sondabeh. S'ils étaient de la race royale, il nous eût été facile de les trouver dans nos tables ; mais sache que le firmament ne dévoile pas ce secret, et que la clef de cette énigme ne se trouve pas sur la terre. Ils donnèrent ensuite au roi et à l'assemblée des indications sur la méchante femme impure.
Soudabeh se lamentait et demandait justice, elle demandait au roi maître du monde de rétablir son honneur, disant : J'ai été la fidèle compagne du roi dans le temps où il était blessé, où il avait perdu la couronne et le trône. Mon cœur est navré du meurtre de mes enfants, et par moments j'en perds la raison. Le roi lui dit : O femme, sois tranquille ! Ne pense pas seulement au jour d'aujourd'hui, mais songe à la fin ! Kaous ordonna à tous les gardes de son palais de se mettre en route, de fouiller toutes les villes et tous les quartiers, et d'amener la femme méchante. Ils en trouvèrent des traces dans le voisinage et les suivirent en hommes qui avaient de l'expérience. Ils traînèrent la malheureuse sur la route et la menèrent devant le roi en l'accablant de mauvais traitements. Kaous l'interrogea avec bonté et lui donna des espérances ; pendant bien des jours il lui fit des promesses ; mais elle ne confessa rien, et le roi illustre n'en fut pas content. Il ordonna alors qu'on l'emmenât hors de sa présence, qu'on essayât toutes sortes de moyens et de ruses, et qu'on la coupât en deux avec une scie, si elle ne voulait pas avouer. Je sais que c'était là la coutume et la justice de ce temps. On emmena la femme hors de la cour du roi, on la menaça de l'épée et du gibet, on la menaça de l'enterrer vivante, mais elle répéta qu'elle était innocente et qu'elle n'avait rien à avouer au roi illustre. On rapporta au roi ces réponses, on lui dit que Dieu seul savait la vérité.
Le roi fit venir Soudabeh ; les astrologues répétèrent que les deux enfants appartenaient à la sorcière, qu'ils avaient l'aspect et qu'ils étaient de l'engeance d'Ahriman. Soudabeh dit : Ce n'est pas l'intelligence de ces hommes qui est obscurcie, mais la raison secrète pour laquelle ils n'osent pas dire la vérité, c'est la peur de Siawusch, la peur du Sipehbed, du héros au corps d'éléphant, qui fait trembler les lions attroupés ; car il a la force de quatre-vingts éléphants, et s'il voulait, il obstruerait le cours du Nil, et une armée de cent mille braves rangés en bataille s'enfuirait devant lui. Comment pourrais-je lui résister ? Hélas ! je suis destinée à baigner sans cesse mes yeux de larmes de sang. Comment un astrologue oserait-il parler contre ses ordres ? à qui demanderait-il protection contre Rustem ? Si tu n'as pas pitié de tes enfants, que deviendrai-je, moi qui n'ai d'autres liens que ceux qui m'attachent à toi ? mais si tu crois aux paroles futiles de ces hommes, j'en appelle à l'autre monde de ton jugement. Elle versait, en parlant, plus de larmes que le soleil n'aspire d'eau du Nil. Le roi s'attrista de ces paroles, il pleura amèrement avec Soudabeh, ensuite il la congédia ; son cœur était blessé, et cette douleur s'y attachait. A la fin il dit : Je poursuivrai cette affaire sans relâche, jusqu'à ce que j'arrive à une solution. Il appela des frontières tous les Mobeds et leur parla longuement de Soudabeh. Un Mobed répondit au roi : Ta douleur ne peut rester secrète, et si tu veux que la vérité ressorte de ces contradictions, il faut que tu frappes le broc avec la pierre (que tu frappes un grand coup). Quelque cher que te soit ton fils, ton cœur le soupçonne et tu souffres ; et d'un autre côté, tu es plein de doutes au sujet de cette fille du roi du Hamaveran. Puisque tu en es venu là avec tous les deux, il faut que l'un d'eux traverse le feu ; car la volonté du ciel sublime est que l'innocent n'y périsse pas. Le roi appela Soudabeh et la fit asseoir pour débattre avec Siawusch qui d'entre eux s'exposerait à ce danger. A la fin il leur dit : Jamais mon cœur ni mon âme brillante n'auront confiance en aucun de vous, si le feu ardent ne fait paraître la vérité et ne confond le coupable. Soudabeh dit : Je répondrai à tes paroles selon la justice. J'ai montré au roi les deux enfants avortés, personne ne peut trouver en moi une autre faute. Il faut que Siawusch se justifie, car c'est lui qui a fait le mal, qui est allé chercher sa perte. Le roi de la terre dit à Siawusch : Quel est ton avis là-dessus ? Siawusch répondit : L'enfer n'est rien à mes yeux, comparé à cette affaire. S'il y avait une montagne de feu, je la foulerais aux pieds, et mieux vaut y périr que de souffrir la honte qui m'accable.
SIAWUSCH TRAVERSE LE FEU.
Le roi Keï Kaous était rempli de soucis à l'égard de son fils et de Soudabeh aux traces sinistres, et il disait : Si l'un des deux se trouve coupable, qui dorénavant voudra m'appeler roi ? car il s'agit de mon fils et de ma femme, de mon sang et de ma moelle. Oui peut être plus malheureux que moi ! Néanmoins il vaut mieux que je délivre mon âme de ces soupçons cruels, et que je recoure à ce moyen douloureux. Qu'a dit ce roi aux paroles sages ? On ne saurait exercer la royauté quand le cœur est inquiet.
Kaous ordonna à son Destour de faire amener du désert, par les chameliers, cent caravanes de dromadaires. Les dromadaires partirent pour chercher du bois, et tout le pays d'Iran vint les voir. Les dromadaires au poil roux et pleins d'ardeur apportèrent eu cent voyages du bois que l’on empila haut comme le firmament et dont la masse excédait tout calcul. On voyait le bûcher de la distance de deux farasanges, et chacun dit : Voici la clef de ce mystère d’iniquité, et chacun voulut voir comment la vérité sortirait de la fourberie et du mensonge. Quand tu auras écouté jusqu'à la fin cette histoire, tu feras bien de te méfier des femmes. Ne choisis jamais qu'une femme pure, car une méchante femme couvrirait ton front de honte.
On éleva sur la plaine deux montagnes de bois, et les hommes vinrent en foule les regarder ; on laissa au milieu un passage tel qu'un cavalier armé pouvait à peine le traverser à cheval. Ensuite le roi glorieux ordonna de verser du naphte noir sur le bois, et deux cents hommes s'avancèrent pour allumer le feu ; ils le soufflaient, et tu aurais dit que la nuit arrivait au milieu du jour, car leurs efforts ne produisirent d'abord que de la fumée noire. Mais bientôt des langues de feu la percèrent, la terre devint plus brillante que le ciel, les hommes poussèrent des cris, et le feu s'élança. Le peuple qui couvrait la plaine souffrait de la chaleur, et pleurait sur Siawusch au visage souriant, qui s'approcha de son père, un casque d'or sur la tête, vêtu de blanc, calme, le sourire sur les lèvres, le cœur plein d'espérance. Il était assis sur un destrier noir dont les sabots faisaient voler la poussière jusqu'à la lune. Il versa du camphre sur son corps, comme on fait quand on prépare un linceul. Arrivé devant Kaous, il descendit de cheval et le salua ; les joues de Kaous étaient rouges de honte, et il adressa à son fils des paroles douces. Siawusch lui dit : Ne crains rien ! car c'est ainsi que fa voulu la rotation du ciel. Ma tête est maintenant couverte de honte et d'ignominie ; la délivrance m'attend si je suis innocent ; mais si je suis coupable de ce crime, Dieu le créateur m'abandonnera. Grâce à la force que me donnera Dieu, l'auteur de tout bien, le cœur ne me faudra pas devant cette montagne de feu.
Siawusch s'approcha du bûcher en disant : O Dieu ! toi qui es au-dessus de tout besoin, permets-moi de passer à travers cette montagne de feu, et délivre-moi de la honte qui me couvre aux yeux de mon père. Ayant exhalé ainsi sa grande douleur, il lança son cheval noir rapidement comme la fumée. Un cri s'éleva de la plaine et de la ville, et le monde fut saisi de douleur. Soudabeh entendant le cri qui venait de la plaine, monta de la salle sur le toit de son palais et regarda le feu ; elle souhaitait qu'il arrivât malheur à Siawusch, elle poussait des cris et l'injuriait. Les hommes tenaient les yeux fixés sur Kaous, la bouche pleine d'imprécations, les lèvres tremblantes de colère. Siawusch poussa son cheval noir dans le feu, tu aurais dit qu'il le caparaçonnait de flammes, car le feu s'élançait de tous côtés, et personne ne vit plus le casque et le cheval de Siawusch. Toute la plaine était couverte d'yeux pleins de sang et regardant avec anxiété comment il sortirait du feu ; et il sortit du feu, le noble jeune homme, les lèvres souriantes, les joues comme des feuilles de rose. Quand les hommes le virent, il s'éleva un seul cri : Le jeune roi est sorti du feu ! Le cheval, le cavalier et sa robe parurent frais ; tu aurais dit qu'il portait un lis sur sa poitrine. Et s'il eût traversé la mer, il n'aurait pas été mouillé, et sa robe n'aurait pas porté trace d'humidité. Quand Dieu le très saint l'ordonne, le souffle du Jeu et le souffle du vent ne font qu'un.
Lorsque Siawusch sortit de cette montagne de feu pour entrer dans la plaine, la ville et le désert retentirent de cris. Les cavaliers de l'armée accoururent vers lui, et le peuple qui couvrait la plaine versait de l'argent sur son chemin ; ce fut une joie immense dans le monde, parmi les petits et les grands. Ils se donnèrent l'un à l'autre la bonne nouvelle que Dieu avait sauvé l'innocent ; mais Soudabeh s'arrachait les cheveux, elle versait des larmes et s'en baignait le visage. Le chaste Siawusch arriva devant son père sans porter aucune trace de fumée et de feu, de poussière et de terre ; Kaous descendit de cheval, et toute l'armée suivit l'exemple du roi. Siawusch ayant échappe aux flammes de cette montagne de feu et déjoué tous les desseins de ses ennemis, s'avança vers le maître du monde et se prosterna le visage contre terre. Le roi lui dit : O mon fils, ô vaillant jeune homme, issu d'une race pure, doué d'une âme brillante, tu es tel que doit être le fils d'une sainte mère, né pour être le roi du monde. Il le pressa contre son sein et lui demanda pardon de ce qu'il avait fait contre lui.
Ensuite il se rendit dans son palais, et s'assit, dans la joie de son cœur, la couronne des Keïanides sur la tête. Il fit apporter du vin et appeler des musiciens, et accorda à Siawusch tout ce qu'il lui demandait. Il passa ainsi trois jours en fête et à boire du vin, et la porte de son trésor n'était fermée ni avec un sceau ni avec une clef.
SIAWUSCH DEMANDE À SON PERE LA GRACE DE SOUDABEH.
Le quatrième jour Kaous monta sur le trône des Keïanides, une massue à tête de bœuf à la main. Il était en courroux et manda Soudabeh devant lui ; il lui reprocha tout ce qui s'était passé : Tu es une femme éhontée, tu as fait beaucoup de mal, tu as grandement affligé mon cœur. Quel jeu as-tu donc joué jusqu'à la fin, eu conspirant contre la vie de mon fils, en le précipitant dans le l'eu et en pratiquant les arts magiques contre lui ? Le repentir ne te servira plus ; il faut que tu renonces à la vie et que tu te prépares à la mort. Tu ne peux pas rester sur la terre, et ta récompense sera le gibet. Soudabeh répondit : O roi ! ne verse pas de feu sur ma tête. S'il faut que tu me tranches la tête pour combler le malheur qui m'a accablée, ordonne ! j'y suis toute résignée, et je ne désire pas que ton cœur reste plein de rancune. Siawusch finira par dire la vérité sur cette affaire, il éteindra dans le cœur du roi le feu de sa colère. Il a employé tous les arts magiques de Zal, et le feu ardent ne l'a pas dévoré. Ensuite elle dit à Siawusch : Jusqu'à présent tu as réussi par la sorcellerie, mais le dos de ton impudence ne sera-t-il jamais courbé ?
Le roi demanda aux Iraniens : Comment la punirai-je du mal qu'elle a fait en secret ? Comment le lui ferai-je expier ? Tous invoquèrent les grâces de Dieu sur le roi, disant : Sa peine doit être la mort, il faut qu'elle se torde de douleur en punition de ses méfaits. Le roi dit alors au bourreau : Attache-la au gibet sur la grande route, et détourne d’elle la tête. Quand on emmena Soudabeh, toutes les femmes du palais poussèrent un cri de douleur. Le cœur du roi était plein d'une amertume qu'il s'efforçait de cacher, mais ses joues devinrent blêmes. Toute l'assemblée détourna la tête lorsqu'on fit partir Soudabeh ignominieusement.
Mais Siawusch se dit en lui-même : Quand le roi aura fait exécuter Soudabeh, il finira par s'en repentir, et verra en moi l'auteur de la souffrance qui le torture. Il s'adressa donc au roi et lui dit : Que ton cœur ne s'afflige pas de ce qui se passe ; accorde-moi le pardon du crime de Soudabeh, elle suivra peut-être dorénavant de meilleurs conseils, et rentrera dans la bonne voie. Le roi, qui ne demandait qu'un prétexte pour pardonner à Soudabeh toutes ses fautes passées, répondit à Siawusch : Je lui ai pardonné dès que j'ai vu qu'elle versait des larmes de sang. Siawusch baisa le trône du roi, se leva et sortit de l'assemblée ; il ramena Soudabeh, et sur l'ordre du roi, la rétablit dans son palais. Toutes les femmes coururent à sa rencontre, et l’une après l'autre lui offrirent leurs hommages.
Quelque temps se passa ainsi, et le roi s'attacha à elle plus ardemment que jamais ; il fut tellement rempli d'amour pour elle, qu'il ne détournait pas les yeux de son visage, et elle dirigea de nouveau en secret ses enchantements sur le roi, pour préparer des malheurs à Siawusch, comme on devait s'y attendre de sa vile nature. Ses paroles excitèrent dans l'esprit du roi des soupçons contre son fils, mais il n'en laissa rien voir à personne. La position de Kaous était telle qu'il lui aurait fallu du sens et de la sagesse, de la piété et de la justice ; car ce n'est que quand l'homme craint Dieu que toutes choses s'accomplissent selon les vœux de son cœur. N'attends pas follement qu'il sorte une boisson saine de la coupe dans laquelle le sort a versé du poison. Tu n'es pas content du monde ; mais au moins ne sois pas dur, si tu ne veux pas être protecteur. Le ciel qui tourne agit de manière à ne te montrer jamais sa face. Un sage a observé là-dessus qu'il n'y a aucun amour plus grand que celui du sang ; quand donc tu as obtenu un fils digne de toi, arrache de ton cœur l'amour des femmes ; car leur langue ne dit pas ce que sent leur cœur, et tu trouves le pied quand tu cherches la tête.
KAOUS APPREND QU'AFRASIAB S'EST MIS EN MARCHE.
Le roi du monde était ainsi occupé de son amour lorsqu'il apprit de ceux qui savaient ce qui se passait, qu'Afrasiab s'approchait avec cent mille cavaliers turcs qu'il avait choisis et comptés. Le cœur du roi Kaous se serra, car il fallait qu'il quittât le banquet pour la guerre. Il tint une grande assemblée d'Iraniens, il y réunit tous les amis des Keïanides et leur dit : Est-ce que Dieu n'a pas formé Afrasiab d'air et de feu, de terre et d'eau ? Est-ce que le ciel l'aurait formé autrement que le reste des créatures, pour qu'il jure une alliance, qu'il se lie par des paroles de paix, et qu'ensuite il fasse lever la poussière dans son ardeur pour la guerre, qu'il viole son serment et la foi donnée ? Il faut maintenant que je parte pour me venger, que je rende obscur pour lui le jour brillant, que je fasse disparaître son nom de la surface de la terre ; sinon il préparera sans cesse et inopinément des armées, il attaquera le pays d'Iran et dévastera ses plaines et ses campagnes. Un Mobed lui répondit : Ton armée est immense : pourquoi irais-tu en personne à la guerre ? pourquoi jeter au vent tes joyaux ? pourquoi ouvrir les portes de tes trésors ? Tu as déjà deux fois livré à tes ennemis ton glorieux trône, cherche parmi ces Pehlewans un homme digne de conduire la guerre et de nous venger. Le roi répondit : Je ne vois dans cette assemblée personne qui soit l'égal d'Afrasiab en pouvoir et en gloire ; il faut que je coure comme court un vaisseau sur l'eau. Quant à vous, sortez ; je ne suivrai dans cette affaire que le penchant de mon cœur, v A ces paroles, Siawusch devint pensif, et son âme fut désolée par les soucis. Il se dit en lui-même : Je vais me préparer pour cette campagne, je parlerai avec douceur au roi et lui demanderai le commandement. J'espère d'abord que Dieu me délivrera alors des artifices de Soudabeh et des soupçons de mon père, ensuite que j'acquerrai un nom dans cette guerre, que je ferai tomber dans le piège cette grande armée. Il se ceignit, se rendit auprès du roi Kaous et lui dit : Mon rang est tel que je puis prétendre à combattre le roi du Touran et à jeter dans la poussière le chef des braves. Dieu le créateur avait ordonné que Siawusch devait perdre la vie dans le pays de Touran par les machinations et les artifices des méchants, lorsque son temps serait accompli.
Le père consentit au désir qu'avait Siawusch de prendre les armes dans cette guerre ; il fut content de lui et le lui témoigna en l'investissant de nouvelles dignités. Il lui dit : Les trésors de ton père sont devant toi, et tu peux dire que l’armée entière est à toi. Ensuite il appela devant lui Rustem au corps d'éléphant et lui adressa beaucoup de bonnes paroles, disant : L'éléphant n'est pas ton égal en force, et le courant du Nil n'est pas aussi puissant que ta main. Siawusch est venu chez moi, ceint pour le combat, et m'a parlé comme un lion indompté. Il n'y a dans le monde personne d'aussi prudent et d'aussi discret que toi, qui as élevé Siawusch. Si mon fils veut ouvrir avec le fer des mines de pierres précieuses, elles s'ouvriront, pourvu que tu lui viennes en aide. Il veut combattre Afrasiab ; va avec lui et ne le perds pas de vue. Quand tu veilles, je peux me reposer ; quand tu te reposes, il faut que je me hâte d’agir. Le monde a confiance dans ta flèche et dans ton épée, et la lune et le ciel étoile sont au-dessous de toi. Rustem répondit : Je suis ton esclave, j'applaudis à tout ce que tu m'as dit. Siawusch est l'asile de mon âme, et le sommet de sa couronne est mon firmament. Le roi l'écouta et le bénit en disant : Puisse la raison être toujours la compagne de ton âme pure !
On entendit le bruit des trompettes et des timbales ; Thous le Sipehbed au front orgueilleux arriva, l'armée s'assembla devant le palais du roi. Kaous ouvrit les portes de ses trésors ou étaient des monceaux d'or, et envoya à Siawusch la clef de ses magasins d'épées et de massues, de casques et de ceintures, de morions et de cottes de mailles, de lances et de boucliers, enfin la clef du magasin qui contenait les vêtements neufs, avec ce message : Tu es le maître du palais et de tout ce qu'il contient de précieux, équipe-toi comme tu l'entends. Le roi choisit parmi les cavaliers renommés douze mille guerriers pleins d'ardeur, tous Pehlewans du pays de Fars, du Koutch et du Beloudjistan, ou guerriers du Ghilan et du désert de Seroudj. Ensuite il choisit douze mille fantassins armés de boucliers et propres au combat, tous fils de héros, braves, prudents et hommes libres, tous de la stature et de l'âge de Siawusch, tous pleins de sens, de circonspection et de discrétion. Parmi eux se trouvaient des chefs de haut renom, comme Bahman et Zengueh, fils de Schaweran. Enfin le roi choisit parmi les Iraniens cinq Mobeds qui devaient porter l'étendard de Kaweh. Il ordonna à toute l'armée de se porter de la frontière dans le désert ; tu aurais dit que le monde était couvert de braves et que la terre n'avait de place que pour les sabots de leurs chevaux. L'étendard de Kaweh s'élevait jusqu'au ciel et brillait au milieu des étoiles comme une lune. Le roi Kaous passa la frontière, et son armée fit voler une immense poussière ; il regarda ses braves, parés comme une fiancée, et accompagnés d'éléphants et de bruyantes timbales, et le glorieux roi les bénit plusieurs fois, en disant : O guerriers illustres aux traces fortunées, puissiez-vous n'avoir d'autre compagnon que le bonheur ! puissent les yeux de vos ennemis s'obscurcir ! puissiez-vous partir sous une bonne étoile et sains de corps ! puissiez-vous revenir heureux et victorieux ! Le jeune Sipehdar fit placer les timbales sur les éléphants, fit monter a cheval les braves et monta lui-même. Kaous accompagna son fils pendant une journée, les deux yeux pleins de larmes. À la fin ils s'embrassèrent, leurs yeux versaient du sang comme les nuages du printemps versent la pluie ; leurs pleurs excitèrent des lamentations dans toute l'armée ; leurs cœurs avaient un pressentiment qu'ils ne se reverraient pas. Telle est la manière d'agir de la fortune mobile : elle vient chargée tantôt de miel, tantôt de poison.
Kaous s'en retourna à son palais, et Siawusch, avec son armée pleine d'ardeur, entra dans le Zaboulistan. Il se rendit, avec Rustem au corps d'éléphant, auprès du Destan, et resta pendant un mois chez Zal aux traces fortunées, se réjouissant par des chants et avec du vin. Tantôt il était chez Rustem la coupe en main, tantôt il s'asseyait avec Zewareh, tantôt il se mettait gaiement sur le trône de M, Umt il allait chasser dans les roseaux. Quand ce mois fut passé, il mit en marche son armée ; Rustem partit avec lui, mais Zal resta. Il fut rejoint par des armées venant du Zaboulistan, du Kaboul et de l'Inde, et commandées par des Pehlewans, et partout où se trouvait un prince renommé, il l'appelait auprès de lui. Il marcha ainsi contre la ville d'Hérat, et en emmena beaucoup de fantassins dont il donna le commandement à Zengueh fils de Schaweran. Il se porta ensuite vers Thaiikan et le Mervroud ; tu aurais dit que le ciel le bénissait ; de là il s'approcha de Balkh, et sur toute cette route il n'affligea personne par un mot amer.
De ce côté s'avançaient vers lui, rapidement comme le vent, Guersiwez et Barman avec une armée dont Sipahram commandait l'arrière-garde et Barman l'avant-garde. Ils eurent des nouvelles du jeune prince, on leur dit : Il vient de l'Iran une armée et un jeune roi accompagné de Rustem au corps d'éléphant. Guersiwez envoya sur-le-champ à Afrasiab un dromadaire rapide comme la barque voguant sur l'eau, et lui fit dire : Il arrive de l'Iran une grande armée dont le chef est Siawusch, accompagné des grands. Rustem au corps d'éléphant la dirige ; il tient d'une main un poignard, de l'autre un linceul. Si le roi me l'ordonne, je m'arrêterai avec mon armée pour livrer bataille ; mais il faut que tu prépares tes troupes et que tu ne tardes pas, car le vent va pousser la barque. Ayant dit ces paroles au messager, il lui fit lancer son dromadaire rapidement comme la flamme.
Siawusch ne s'arrêta pas ; il mena son armée contre Balkh avec la vitesse du vent, et les Iraniens s'approchèrent de si près que les Touratiens ne purent plus retarder le combat ni attendre du secours. Guersiwez le guerrier considéra tout et vit qu'il ne pouvait refuser la bataille, et lorsque les Iraniens furent près de lui, il se prépara à combattre aux portes de Balkh. Trois grandes batailles se donnèrent en trois jours, et le quatrième, Siawusch, qui rendait le monde brillant, dirigea vers chacune des portes de la ville un corps de fantassins, et entra dans Balkh à la tête d'une grande armée. Sipahram s'enfuit de l’autre côté du fleuve (de l'Oxus) et se rendit avec son armée auprès d'Afrasiab.
LETTRE DE SIAWUSCH À KAOUS.
Siawusch ayant, avec son armée, pris possession de Balkh, fit écrire une lettre au roi ; il la fit écrire avec du musc, de l'eau de rose et de l'ambre, et sur de la soie, comme il convenait. Il commença par les louanges du Créateur, qui donne la victoire et la bonne fortune, le maître du soleil et de la lune qui tourne, qui donne de la splendeur aux diadèmes, aux trônes et aux couronnes, qui rend puissant qui il veut, et accable de douleur et de malheur qui il lui plaît. On ne voit ni le comment ni le pourquoi de ses ordres, il faut que l'intelligence de l’homme se résigne à cela. Puisse Dieu, qui a créé le monde, qui a fait tout ce qui est manifeste et tout ce qui est caché, accorder sa grâce au roi ! puisse tout bonheur accompagner Kaous jusqu'à la fin ! Je suis arrivé à Balkh heureux et victorieux, par la grâce du roi, maître de la couronne et du trône. Le combat a duré trois jours ; le quatrième, Dieu le tout-puissant m'a donné la victoire. Sipahram s'est enfui à Termed, et Bahram est parti comme une flèche part de l'arc. Maintenant mon armée s'étend jusqu'au Djihoun, et le monde est soumis à mon casque glorieux. Afrasiab est dans le Sogd avec son armée, lui et ses troupes sont de l'autre côté du fleuve. Si le roi me l'ordonne, je passerai l'eau avec mon armée et livrerai bataille à Afrasiab.
RÉPONSE DE KAOUS À LA. LETTRE DE SIAWUSCH.
Quand le roi de l'Iran eut reçu cette lettre, sa couronne et son trône s'élevèrent jusqu'à Saturne. Il implora Dieu et le pria de lui faire la grâce que ce jeune arbre portât du fruit. Puis il écrit, dans l'allégresse de son cœur, une réponse semblable au vert printemps et au paradis plein de délices, disant : Que Dieu qui a créé le soleil et la lune, le maître du monde, le distributeur des couronnes et des trônes, ne cesse d'accorder à ton âme le bonheur, et de délivrer ton cœur de douleur et de peine ! qu'il te conserve toujours la victoire et la gloire, la couronne du pouvoir et le diadème de la puissance ! Tu as conduit ton armée, tu as recherché le combat ; la fortune, la bravoure et la droiture sont ton partage. Tes lèvres sentent encore le lait, et déjà l'écorce qui couvre ton arc s'est déchirée dans la bataille. Puisse ton corps rester toujours sain, et ton âme brillante toujours atteindre l'objet de ses désirs ! Maintenant que les combats t'ont donne la victoire, il faut que lu procèdes avec précaution. Ne disperse pas ton armée, mets-toi en marche et prépare-toi un lieu de séjour ; car ce Turc est plein de ruse et de malveillance, il vient d'une vile race et est vil lui-même ; mais il a une couronne et du pouvoir, et sa tête s'élève au-dessus de la lune brillante. Ne te hâte pas de l'attaquer, car il viendra lui-même te combattre ; et quand il passera de ce côté du Djihoun, il traînera dans le sang le pan de sa robe.
Kaous apposa son sceau sur la lettre et appela devant lui le messager ; il lui donna la lettre et lui ordonna de s'en retourner et de se hâter à travers les montagnes et les vallées. Le messager arriva auprès de Siawusch, et le prince, en voyant la lettre du roi de l'Iran, baisa la terre ; il se réjouit dans son âme, il sourit et porta la lettre à son front Siawusch suivit l’ordre prudent du roi, et ne dévia en rien de l'obéissance qu'il lui devait
Après ces événements, Guersiwez au cœur de lion arriva auprès du roi du Touran, rapide comme l'éclair, et lui conta ce qui devait lui déplaire et être amer pour lui, disant : Le Sipehbed Siawusch esl arrivé devant Balkh ; son armée est conduite par Rustem, elle est innombrable, et l'on y compte beaucoup de grands avides de guerre. Pour un de nous il y avait plus de cinquante Iraniens portant haut la tête et armés de massues à tête de bœuf. Leurs fantassins sont arrivés comme la flamme qui s'élance, armés de boucliers, de flèches et de carquois. Il n'y a pas d'aigle qui vole comme eux, et le sommeil n'a sur eux aucune prise. Ils se sont présentés au combat pendant trois jours et trois nuits, et les corps de nos braves et leurs chevaux se sont fatigués ; un Iranien, au contraire, quand il sentait le besoin de dormir, s'éloignait en toute hâte de la mêlée, dormait, se relevait rafraîchi, et combattait de nouveau.
Ce discours mit Afrasiab tout en feu, il s'écria : Que parles-tu tant de repos et de sommeil ? Il regarda Guersiwez, tu aurais dit qu'il voulait le déchirer. Il poussa un cri de fureur et le cbassa de sa présence, il n'était pas maître de sa colère. Ensuite il fit appeler mille grands et apprêter un festin pour eux.
AFRASIAB A UN REVE ET EN EST EFFRAYE.
On couvrit toute la plaine de pavillons, et tout le Soghd fut paré selon la manière des Chinois. Les grands passèrent gaiement la journée, et quand le soleil qui éclaire le monde eut disparu et que le besoin de repos et de sommeil se fit sentir, Afrasiab se jeta sur sa couche.
Lorsqu'une partie de la nuit sombre fut passée, on entendit dans l'appartement d'Afrasiab un bruit comme de quelqu'un qui parle dans la fièvre, et ce lieu de repos et de sommeil en fut ébranlé. Les serviteurs sautèrent vite sur leurs pieds et se mirent à crier et à se lamenter. On avertit Guersiwez que le trône du roi des rois s'était obscurci ; il accourut au palais du roi et le vit par terre, dormant au milieu de la chambre. Il le pressa contre son sein et lui dit : Raconte à ton frère ce qui test arrivé. Le roi lui répondit : Ne me fais pas de questions, ne m'adresse maintenant aucune parole ; et pour que je reprenne mes sens, presse-moi contre toi et tiens-moi ferme un moment.
Quelques instants s'étant ainsi passés, le roi revint à lui, et vit le monde rempli de lamentations et de cris. On apporta des flambeaux, et Afrasiab s'assit sur le trône, tremblant comme une branche d’arbre. Guersiwez avide de gloire lui demanda d'ouvrir ses lèvres et de raconter cette aventure étonnante. Le glorieux Afrasiab répondit : Jamais personne n'aura un rêve pareil, jamais jeunes ou vieux ne m'ont raconté une chose pareille à ce que j'ai vu dans cette nuit sombre. J'ai vu en rêve une plaine remplie de serpents, la terre couverte de poussière, le ciel plein d'aigles. La terre était une masse sèche ; lu aurais dit que le ciel, depuis que le monde existe, ne lui avait jamais montré sa face. Ma tente était dressée vers les confins de la plaine et entourée d'une armée de braves ; un grand vent se leva, qui fit voler la poussière et qui jeta par terre mon étendard ; de tous côtés coulèrent des ruisseaux de sang qui renversaient mes tentes et leur enceinte ; je vis un nombre incalculable de mes braves dont les têtes étaient coupées et les corps jetés vilement par terre ; je vis une armée d'Iraniens qui se précipita comme un ouragan, les uns tenant en main des lances, les autres des flèches et des arcs. Chacune de leurs lances portait une tête et chaque cavalier en portait une autre dans ses bras. Cent mille Iraniens armés de lances et vêtus de noir se jetèrent sur mon trône, ils m'arrachèrent de mon siège, ils m'enlevèrent, les mains liées. Je voyais autour de moi beaucoup d'hommes, mais aucun de mes serviteurs n'était auprès de moi. Un Pehlewan renommé et plein de fierté me mena en courant devant Kaous ; je vis un trône semblable à la lune brillante, sur lequel se tenait le roi Kaous, et auprès de lui était assis un jeune homme dont les joues ressemblaient à la lune. Il n'avait pas plus de deux fois sept ans, et quand il me vit enchaîné devant lui, il s'élança comme un lion furieux pour me couper en deux avec son épée. Je poussais dans ma peur de longs cris, et les cris et la peur m'ont réveillé.
Guersiwez lui dit : Ce rêve du roi ne présage que tout ce que ses amis désirent, il lui présage l’accomplissement de ses vœux, la conservation de sa couronne et de son trône, la destruction de la fortune de ses ennemis. Il nous faut quelqu'un qui sache interpréter les rêves et qui se soit beaucoup occupé de cet art. Nous appellerons les sages et les astrologues choisis parmi les Mobeds à l'esprit prudent.
AFRASIAB FAIT INTERPRETER SON SONGE.
Tous ceux qui connaissaient cet art, qu'ils fussent éloignés ou qu'ils fussent auprès de la cour du roi, se rassemblèrent dans le palais du maître pour entendre ce que le roi avait à leur demander. Afrasiab les fit appeler, leur assigna des places d'honneur près de lui, et leur parla à eux tous, grands et petits. Il s'adressa en ces termes aux sages renommés, aux astrologues et aux Mobeds : Personne au monde ne doit entendre parler, ni en public ni en secret, de ce songe et de ce que je vais vous raconter ; et si quelqu'un laisse échapper de ses lèvres un mot sur cette affaire, je lui trancherai la tête. Il leur donna beaucoup d'or et d'argent, pour qu'aucun d'eux, effrayé par ces paroles, ne s'éloignât ; ensuite il leur raconta son rêve. Lorsque le grand Mobed eut entendu ce récit, il eut peur et demanda au roi une promesse, disant : Qui pourrait interpréter ce rêve selon la vérité ? à moins que le roi ne fasse une convention avec son esclave, et ne nous donne sa parole pour garantir que nous pouvons lui dévoiler tout ce que nous avons à dire, sans que nous ayons à souffrir de violences. Le roi prit l'engagement qu'on lui demandait et promit de ne leur faire aucun mal.
Le Mobed qui portait la parole était un homme de tête qui savait résoudre les affaires les plus délicates. Il dit : Nous allons, d'après le rêve d roi, dire tout ce qui est secret. Sache que dans ce moment les chefs pleins de courage amènent de l'Iran une grande armée, et qu'à leur tête marche un fils du roi, entouré d'un grand nombre de conseillers pleins d'expérience. Kaous l'envoie parce qu'il espère, d'après son horoscope, que son fils détruira ce royaume. Or si le roi combat Siawusch, le sang rendra la face du monde rouge comme du brocart ; Siawusch ne laissera pas en vie un seul Turc, et le roi se repentira de lui avoir fait la guerre ; et quand même Siawusch mourrait de la main du roi, le trône ne resterait pourtant pas dans le pays de Touran, et la terre entière se remplirait de discorde, de combats et de vengeance au sujet de Siawusch. C'est alors que tu reconnaîtrais la vérité de mes paroles, car les pertes d'hommes auraient réduit ton pays à un désert. Quand même le roi deviendrait un oiseau ailé, il ne pourrait sortir de cette sphère qui tourne. C’est ainsi que le ciel accomplit sa rotation, tantôt rempli de colère, tantôt plein d'amour.
A ces paroles, Afrasiab devint soucieux et ne se hâta pas de commencer la guerre. Il dévoila à Guersiwez ces secrets et lui raconta les paroles mystérieuses qu'a avait entendues, disant : ce Si je n'envoie pas d'armée contre Siawusch, personne ne viendra nous combattre ; alors ni lui ni moi ne perdrons la vie dans la lutte, et les peuples seront délivrés de ces discordes. Kaous n'aura pas de vengeance à exercer contre moi, et la terre ne sera pas remplie de désordre. Il faut donc qu'au lieu de rechercher la possession du monde et les combats, je ne cherche que la paix. J'enverrai à Siawusch de l'argent et de Toi, une couronne, un trône, un casque et une ceinture. Minoutchehr n'a pas divisé le monde selon la justice, et a fait trop grande la part du roi de l'Iran ; mais en ne touchant pas à la distribution de la terre, telle qu'elle a été faite anciennement, j'espère que ces malheurs ne me frapperont pas, et que ces deux flammes s'éteindront dans l'eau du Djihaun. Quand j’aurai cousu avec de For l'œil de tout prétexte de guerre, il faudra bien que le ciel m'épargne les malheurs. Je ne demande pas d'autre sort que ce qui est écrit ; car il faut que toute chose croisse, telle que Dieu l'a semée.
AFRASIAB TIENT CONSEIL AVEC LES GRANDS.
Quand la moitié d'une rotation du ciel fut achevée, et que le soleil brillant eut montré sa face, les grands se présentèrent devant le roi humblement et couverts de leurs casques. Le roi tint une assemblée de sages et de Mobeds intelligents et prudents ; il leur parla ainsi : Toute ma vie je n'ai vu sortir de la guerre que du mal ; grand est le nombre des hommes illustres parmi les Iraniens qui sont morts de ma main dans le combat, nombreuses sont les villes qui sont devenues des hôpitaux, nombreux les jardins de roses qui se sont couverts d'épines, nombreux les parcs où j'ai livré bataille, et partout on voit les traces de mes armées. Quand le roi du mondé se livre à l'injustice, tout ce qui est beau disparait ; l'onagre ne met plus bas dans le désert en temps propice, et les petits des faucons deviennent aveugles ; les mamelles des bêtes fauves ne donnent plus de lait, et l'eau devient noire dans les sources ; les puits se sèchent dans le monde entier, et la bourse du musc perd son parfum ; la justice s’enfuit devant la tyrannie, et le mensonge paraît de tous côtés. Mon cœur est fatigué des combats et du mal, et je veux chercher la voie de Dieu. Ramenons maintenant la sagesse et la justice, que la paix succède aux soucis et aux peines, que nos guerres cessent de troubler le monde, et que la mort ne vienne plus surprendre les hommes. Deux tiers du monde sont sous mes pieds, je tiens ma cour dans l'Iran et dans le Touran. Regardez combien de peuples guerriers m'apportent tous les ans de lourds tributs. Si vous partagez mon avis, j'enverrai un message à Rustem, je chercherai à ouvrir la porte de la paix avec Siawusch et lui enverrai des dons sans mesure. Les grands, l'un après l'autre, lui répondirent, ils votèrent tous pour la douceur et la paix, disant : Tu es le roi, et nous sommes des esclaves, notre cœur ne demande que ce que tu ordonnes. Ils partirent tous, la tête remplie du désir de la justice, et aucun ne pensait aux peines et aux travaux de la guerre.
Le roi regarda alors Guersiwez et lui dit : Prépare-toi à agir et mets-toi en route ; prépare-toi en toute hâte, ne t'arrête pas pour discourir, et choisis dans l'armée deux cents cavaliers. Porte à Siawusch les présents et les trésors que j'ai préparés, des chevaux arabes à la bride d'or, des épées indiennes au fourreau d'or, une couronne ornée de pierreries dignes d'un roi, et cent charges de chameaux de tapis ; emmène avec toi deux cents esclaves, garçons et filles, et dis à Siawusch que je ne suis point en guerre contre lui ; fais-lui beaucoup de questions, et dis-lui que nous n'avons pas fait d'invasion dans le pays d'Iran, que tout jusqu'au cours du Djihoun est à moi, et que je suis dans le Soghd, qui est un royaume distinct. Le monde est malheureusement bouleversé depuis les temps de Tour et de Selm le brave ; depuis Iredj, qui fut tué injustement, la raison a abandonné les têtes des hommes puissants, et il n'y a pas eu de séparation régulière des frontières de l'Iran et du Touran, car on ne pouvait s'entendre au milieu des vengeances et des guerres. Mais nous espérons en Dieu, qui nous a amené des jours de bonheur et de joie, qui t'a fait naître dans le pays d'Iran et qui fera de toi l'ami des hommes de cœur. Grâce à ton étoile le monde retrouvera du repos, et les guerres et la discorde disparaîtront. Guersiwez se rend auprès de toi, et il éclaircira ton intelligence pénétrante. Divisons le monde comme il fut divisé du temps de Feridoun le héros, qui l'a partagé entre ses fils courageux ; revenons à ce qui fut fait alors, et renonçons aux combats et aux vengeances. Tu es un roi, répète mes paroles au roi de l'Iran pour attendrir son cœur avide de guerre. Ensuite, ô Guersiwez, tu parleras dans le même sens à Rustem au corps d'éléphant, tu lui diras beaucoup de paroles amicales, et pour que cette affaire se conclue, tu lui porteras des présents semblables à ceux que tu auras donnés à Siawusch, à l'exception du trône d'or, car il n'est pas roi, et un Pehlewan ne serait pas à sa place sur un trône.
GUERSIWEZ ARRIVE AUPRES DE SIAWUSCH.
Guersiwez emporta ces présents, qui rendaient brillante la face de la terre ; il chemina en toute hâte jusqu'au rivage du Djihoun. Là il choisit un de ses braves pour se faire annoncer, pour faire dire au roi que Guersiwez s'approchait en grande pompe. Guersiwez traversa le fleuve le même jour dans une barque, et marcha vers, Balkh, le cœur plein d'impatience. Son messager arriva à la cour du roi et lui dit que Guersiwez était en route. Siawusch appela le héros au corps d'éléphant et lui parla longuement de cette nouvelle.
Guersiwez s'approcha du palais, et Siawusch ordonna qu'on le fit entrer ; et lorsqu'il le vit, il se leva vivement et en souriant, et lui adressa beaucoup de paroles polies. Guersiwez baisa la terre à une grande distance ; ses joues étaient rouges de honte, son cœur était plein de terreur. Siawusch lui assigna un siège au-dessous de son trône, et lui fit des questions empressées sur la santé d'Afrasiab. Guersiwez écouta le jeune roi, il regarda cette tête jeune et ce trône brillant ; ensuite il s'adressa à Rustem, disant : Aussitôt qu'Afrasiab a eu de tes nouvelles, il a envoyé au roi en toute hâte un souvenir que j'apporte avec moi. Il ordonna alors qu'on apportât les présents et qu'on les fit passer devant Siawusch. Depuis les murs de la ville jusqu'au palais du roi on ne voyait qu'argent, chevaux, esclaves et troupes ; personne n'en savait la mesure et le nombre, ni combien il y avait d'or, de couronnes et de trônes élevés. Tous les esclaves portaient des casques et des ceintures, toutes les esclaves avaient des bracelets et des colliers d'or. Siawusch admira beaucoup ces présents et sourit ; il les regarda et prêta l'oreille au message de Guersiwez ; à la fin Rustem dit : Livrons-nous à la joie pendant une semaine, avant de parler de réponse. Il nous faut beaucoup réfléchir sur cette demande et adresser des questions à tout le monde. Guersiwez ayant entendu ces paroles, toucha de son front et de ses cheveux le trône de Siawusch. On lui prépara une demeure ornée de brocarts, et l'on appela les cuisiniers.
Siawusch et Rustem au corps d'éléphant s'éloignèrent de la fouie ; ces deux héros pleins de prudence s'assirent et discutèrent sur toute chose grande et petite ; Rustem eut des soupçons sur cette affaire et sur cette arrivée subite de Guersiwez. Ils envoyèrent de tous côtés des éclaireurs, et se préparèrent, comme il convient, à tout événement. Siawusch s'adressa à Rustem et lui dit : Il faut que nous percions ce mystère. Quel peut être le but de cette demande de paix ? Réfléchis quel peut être l'antidote de ce poison. Indique-moi cent des plus illustres parents d'Afrasiab, qui entourent son trône et qu'il peut nous envoyer comme otages, pour rendre la tranquillité à notre âme inquiète. Ne vois-tu pas que la peur que nous lui inspirons le trouble, et qu'il bat le tambour sous le manteau (qu'il veut cacher ce qui ne peut se cacher). Quand nous aurons conclu avec lui, il nous faudra envoyer auprès du roi un de nos amis qui lui explique ce qui s'est passé, pour que le désir de la vengeance ne fasse pas commettre à Kaous quelque acte insensé. Rustem répondit : C'est ainsi que nous ferons, et ce n'est qu'ainsi qu'un traité pourra se conclure.
SIAWUSCH CONCLUT UN TRAITE AVEC AFRASIAB.
À l'aube du jour Guersiwez se présenta à la cour, revêtu d'un casque et d'une ceinture, comme c'est la coutume. Il s'approcha de Siawusch, baisa la terre et bénit le roi. Siawusch lui demanda comment il avait passé la nuit au milieu de l'armée, des fêtes et du bruit Ensuite il lui dit : Nous avons délibéré sur ta proposition et sur tes paroles, et nous voulons tous deux sincèrement bannir toute haine de notre cœur. Rends à Afrasiab notre réponse et dis-lui : Écarte de ton cœur tout désir de vengeance ; car quand on voit les suites du mal, on s'abstient de le faire. Un cœur soumis à l'intelligence est semblable à un trésor rempli de choses précieuses ; et s'il n'y a sous le miel de tes paroles aucun poison caché, si ton cœur est libre de tout sentiment pénible et haineux, si tu veux sérieusement faire un traité, il faut que tu m'envoies pour otages cent hommes liés à toi par le sang, des braves que Rustem connaît, et dont il te lira les noms, pour qu'ils me soient garants de tes promesses. Ensuite il faut que tu évacues toutes les parties de l'Iran qui se trouvent en ton pouvoir, que tu retournes dans le Touran et que tu renonces pour longtemps à la guerre et aux combats. Il faut qu'il n'y ait dans le monde que du bonheur, et que nous n'armions pas un seul homme. J'enverrai de mon côté une lettre au roi pour qu'il accepte la paix et rappelle son armée. Guersiwez expédia sur-le-champ un cavalier rapide comme le vent, et lui dit : Ne laisse pas surprendre ta tête par le sommeil, va en toute hâte auprès d'Afrasiab ; dis-lui que nous avons fait diligence, et que nous avons obtenu tout ce qu'il désirait, mais que Siawusch lui demande des otages si l'on veut qu'il renonce à la guerre.
Le cavalier arriva auprès d'Afrasiab et s'acquitta du message de Siawusch et du glorieux Guersiwez. Quand le roi eut entendu les paroles de l'envoyé, il se tordit longtemps et ne sut à quoi se résoudre. Il se dit : Si ma cour vient à perdre ces cent hommes qui sont tous mes parents, il y aura une grande lacune au jour de la bataille, et il ne me restera aucun ami dans mon pays. Mais si je dis à Siawusch : Ne me demande pas d'otages, il tiendra pour mensongères toutes mes paroles. Il faut donc que je lui en envoie, puisqu'il ne veut pas faire la paix sans garantie. J'espère qu'alors ces malheurs ne m'atteindront pas, et il vaut mieux agir comme un homme prudent que comme un insensé. Il désigna alors, suivant la liste de Rustem, près décent de ses parents, et les envoya auprès du roi de l'Iran, en leur donnant des robes d'honneur et beaucoup de présents. Il fit sonner les trompettes et battre les timbales, et leva son camp ; il évacua Boukhara, le Soghd, Samarkand, Djadj Sipendjab et tout ce pays, ainsi que son trône d'ivoire, et se retira avec son armée à Gang, sans chercher un prétexte pour rester et sans tarder. Lorsque Rustem eut connaissance de son départ, il bannit ses soupçons ; il courut auprès de Siawusch rapidement comme la poussière qui vole, et lui raconta tout ce qu'il avait entendu. Il lui dit : Maintenant que tout est accompli, il conviendrait de laisser partir Guersiwez. Siawusch fit préparer un présent, et l’on choisit une armure, un casque, une ceinture, un cheval arabe au frein d'or et une épée indienne à fourreau d'or. Quand Guersiwez vit ce présent du roi, tu aurais dit qu'il voyait la lune sur la terre. Il partit en prononçant des bénédictions ; tu aurais dit qu'il enroulait la terre son ses pas.
SIAWUSCH ENVOIE RUSTEM AUPRES DE KAOUS.
Siawusch s'assit sur le trône d'ivoire et suspendit sa couronne au-dessous du trône. Il tint conseil sur le choix d'un brave de l'armée, au doux langage et bon cavalier, qui pût donner à ses paroles de la couleur et du parfum, et dont l'humeur de Kaous s'accommodât. Rustem lui dit : Qui est-ce qui osera porter un pareil message ? Kaous est ce qu'il a toujours été, et sa sévérité, au lieu de diminuer, ne fait qu'augmenter. Mais moi je peux aller auprès de lui et lui dévoiler le secret ; je déchirerai la terre si tu le désires, et si je vais à la cour, je n'en attends que de l'honneur pour toi. Siawusch fut aise de ces paroles, et renonça au projet d'envoyer des messagers. Lui et Rustem s'assirent ensemble et concertèrent toute chose grande et petite. Siawusch fit venir un scribe, et mêlant dans sa pensée du vin et du lait, il commença sa lettre par les louanges du Créateur, de qui vient toute force, toute gloire et toute vertu, qui est le maître de l'intelligence, du temps et du pouvoir, qui nourrit l'esprit et l'âme, aux ordres duquel personne ne peut se soustraire. Si quelqu'un se dérobait à l'obéissance qu'on lui doit, il n'éprouverait dans le monde que des défaites, car l'agrandissement et le bonheur viennent de Dieu. Puisse le créateur du soleil et de la lune, qui donne de la splendeur aux couronnes et aux trônes, répandre ses grâces sur le roi, le maître du monde, l'élu d'entre les grands, lui dont l'esprit approfondit le bien et le mal, lui dont la stature est la colonne qui soutient l'intelligence ! Je suis arrivé à Balkh et j'ai joui de la vie dans le gai printemps. Aussitôt qu'Afrasiab a su mon arrivée, le soleil s'est obscurci devant ses yeux ; il savait que sa position devenait difficile : le monde se troublait devant lui et sa fortune baissait. Son frère est venu auprès de moi avec des présents et beaucoup d'esclaves belles et parées : il est venu demander la protection du roi du monde et promettre de renoncer à la couronne et au trône des rois, de se contenter des limites de son royaume, et de ne pas prétendre à plus qu'à sa place et à l'honneur qui lui est dû ; de ne plus fouler la terre d'Iran, et d'épurer son cœur de toute envie de vengeance et de combats. Enfin Afrasiab m'a envoyé pour otages cent de ses parents. Rustem part pour te soumettre ces demandes, et il serait convenable que tu les accordasses par l'effet de ta bienveillance, dont la douceur de tes traits m'est garant. Rustem partit pour se rendre auprès du roi, avec des étendards et un cortège convenable, et de son côté Guersiwez le bienveillant se rendit auprès du roi du Touran. Aussitôt que Guersiwez, qui s'était hâté, fut arrivé auprès d'Afrasiab, il lui parla longuement de Siawusch, disant qu'il n'avait pas son égal en beauté, en bonne mine et en bravoure, eu prudence, en modestie et en éloquence, qu'il était courageux, éloquent et bon cavalier, qu'on dirait qu'il tenait l'intelligence entre ses bras. Le roi sourit et lui dit : Un moyen de salut vaut mieux qu'un combat, ô mon ami ! Mon cœur était accablé parce songe, et je voyais du haut de ma fortune des signes de déclin. J'étais soucieux, et je cherchais un goye de salut afin de ne pas périr, je le préparai avec des trésors et de l'argent, et l'événement est tel que je l'ai voulu.
RUSTEM REND COMPTE A KAOUS.
De son côté, Rustem le lion était arrivé auprès du roi de l'Iran, vile comme la poussière qui vole. Il se présenta devant lui, tenant les mains croisées sur sa poitrine. Le roi se leva de son siège, lui adressa les questions d'usage et le serra dans ses bras. Il lui demanda des nouvelles de son fils et de ce qui s'était passé, de ses braves, des combats et de l'état de son armée, et pourquoi il revenait. Rustem répondit d'abord au sujet de Siawusch avec de grandes louanges, et remit sa lettre au roi. Un scribe renommé la lut, et la joue du roi devint noire comme la suie.
Il dit à Rustem : Je crois que c'est un jeune homme généreux candide ; mais toi qui es un homme et non un enfant, qui connais le monde, qui as vu le bien et le mal sous toutes les formes, qui n'as pas d'égal dans le monde, toi de qui les lions empruntent le courage dans les combats, n'as-tu pas vu ce que j'ai souffert d'Afrasiab, et que j'ai été privé par lui de la faim, du sommeil et du repos ? J'aurais dû partir, et je me suis laissé arrêter : ma tête était remplie d'ardeur pour la guerre, mais je ne suis pas parti parce qu'on me disait sans cesse : Ne pars pas, reste, et laisse le jeune prince prendre les armes. Quand arrive la vengeance de Dieu, alors le mal doit être la récompense du mai ; mais vous avez accepté les trésors de cet homme vil, et c'est ainsi que votre cœur a été apaisé ; l'or, arraché par Afrasiab à son peuple innocent, a détourné votre tête de la bonne voie. Et cette centaine de misérables Turcs de basse naissance, fils de pères dont le nom est inconnu, crois-tu qu'Afrasiab sera en peine de ces otages ? Ils ne sont à ses yeux que de l'eau du ruisseau.
Mais si vous avez fait une chose insensée, moi du moins je ne suis pas las de guerre et de combats. J'enverrai maintenant auprès de Siawusch un homme sage qui pourra Je guider, et voici l’ordre que je donnerai à mon fils : Allume un grand bûcher, lie les pieds des Turcs avec de lourdes chaînes, jette dans le feu tous les présents que tu as reçus et garde-toi de toucher à aucun ; ensuite envoie-moi les prisonniers, car je veux leur trancher la tête. Marche sans délai avec ton armée avide de combats, jusqu'à la cour d'Afrasiab ; lâche la main à tes troupes pour qu'elles s'avancent comme des loups qui se jettent sur des agneaux. Si tu veux prendre la peine de leur enseigner à faire le mal, tous les braves se mettront à dévaster et à brûler, et Afrasiab viendra te combattre, car le repos et le sommeil lui seront devenus amers.
Rustem lui répondit : O roi, ne te désole pas de ce qui s'est passé. Ecoute d'abord mes paroles, ensuite tu feras selon ta volonté, car tu es le maître du monde. Tu nous avais ordonné de tenir, dans la guerre contre Afrasiab, notre vaillante armée de ce côté du fleuve jusqu'à ce qu'il nous attaquât, parce qu'il se hâterait de le faire. Nous nous sommes avancés jusqu'au bord du fleuve, pour qu'Afrasiab vînt nous combattre ; mais il a été le premier à ouvrir la porte de la paix, et il n'aurait pas été juste d'attaquer un homme qui ne demandait que paix, fêtes et festins. Ensuite songe qu'un roi qui romprait un traité ne serait pas approuvé par ses amis. Siawusch n'a pas assisté à une seule fête avant d'avoir remporté la victoire. Que veux-tu de plus que la couronne, le trône et le sceau royal, la tranquillité et les trésors du pays d'Iran ? Tu as tout cela ; ne cherche pas follement la guerre, n'inonde pas de larmes ton cœur joyeux. Si Afrasiab a en secret l'intention de violer la parole qu'il a donnée dans son traité, nous ne sommes pas las de le combattre, et nos épées et nos griffes de lion sont prêtes. Asseyez-vous, toi et le noble Siawusch, heureux et contents sur le trône d'or, dans le pays d'Iran ; et moi j'emmènerai du Zaboulistan une petite armée, je détruirai le trône du Touran, j'obscurcirai avec ma massue de guerre la lumière du soleil devant Afrasiab. Moi et lui nous avons souvent combattu l'un contre l'autre, et il se peut qu'il ne veuille pas s'y exposer de nouveau. Ne demande pas à ton fils de manquer à sa parole, ne lui ordonne pas ce qu'il ne pourrait faire que par un crime. Mais pourquoi ne parlerais-je pas ouvertement ? Siawusch ne violera jamais son traité, et ce que le roi médite frappera d'horreur ce prince illustre. Ne trouble pas la fortune de ton fils, car ton cœur n'éprouverait plus jamais de bonheur.
KAOUS RENVOIE RUSTEM DANS LE SÉISTAN.
Kaous écouta ces paroles et en fut courroucé ; il était confondu et n'osait pas lever les yeux. A la fin le roi du monde dit à Rustem : w La vérité ne reste jamais cachée. C'est toi qui a mis cela dans la te à Siawusch, c'est toi qui as arraché de son âme la racine de la vengeance ; et en cela tu as cherché ton propre repos, et non pas la gloire du trône, de la couronne et du sceau. Reste ici jusqu'à ce que le Sipehdar Thous ait lié les timbales sur le dos des éléphants pour s'occuper de cette affaire. Je vais envoyer un dromadaire à Balkh pour y porter une lettre et des paroles amères ; et si Siawusch veut me désobéir et se soustraire à ses devoirs envers moi, il cédera le commandement au Sipehbed Thous, qui le renverra de l'armée lui et ses amis, et je lui ferai voir ce qu'il peut gagner s'il s'avise de faire le maître. Quant à toi, je cesse de l'appeler mon ami, je ne veux plus que tu combattes pour moi.
Rustem se mit en colère et dit à haute voix : Le firmament ne peut cacher ma tête. Tu tiens Thous le brave pour un Rustem : sache qu'il n'y a pas beaucoup de Rustems dans le monde. Il dit, et quitta le roi, l'âme remplie de courroux et le visage pâle de colère ; il partit avec son escorte et marcha en toute hâte vers le Séistan.
En même temps le roi fit venir Thous et lui ordonna de se mettre en marche avec son armée. Thous sortit de devant Kaous et ordonna que l'armée se préparât, que l’on tint prêts les clairons et les timbales, que l’on disposât tout pour la marche, et que les braves renonçassent à tout repos de l'âme et de l'esprit.
KAOUS REPOND A LA LETTRE DE SIAWUSCH.
Le roi fit caparaçonner un dromadaire et ordonna qu'on le tînt prêt à partir ; ensuite il appela son scribe, il lui assigna un siège devant son trône, et, plein de colère et de rage, la bouche remplie de paroles amères, les joues rouges comme la couleur du vin, il lui fit écrire une lettre. Il la commença par les louanges du Créateur, maître de la paix et de la guerre, maitre de Mars, de Saturne et de la lune, maître du bonheur et du malheur, de la gloire et du trône, à qui obéit le ciel qui tourne, lui qui répand de tous côtés la lumière du soleil. Puissent, ô mon fils, la santé et la fortune, la couronne et le trône te rester à jamais, quand même ton cœur oublierait mes conseils, quand même ta tête serait troublée par le vertige de la jeunesse ! Tu as ouï raconter ce que l'ennemi a fait dans l'Iran, quand il a été victorieux au jour du combat : ne recherche donc pas follement son amitié, ne contribue pas à la gloire de sa cour ; ne livre pas étourdiment ta tête aux ruses des méchants, si tu ne veux pas que le ciel qui tourne te jette dans l’affliction.
et Envoie à ma cour les otages que tu tiens. Personne n'a jamais vu d'alliance entre la main et le pied, et si Afrasiab te trompe, il ne faut pas t'en étonner. Je le juge d'après ce qui m'est arrivé avec lui ; car maintes fois il m'a détourné du combat par ses paroles mensongères. Je n'ai jamais prononcé le mot de paix, et tu n'as pas suivi mes ordres. Tu as mené joyeuse vie avec de belles esclaves, et tu as reculé devant le combat ; et Rustem n'est jamais rassasié de trésors amassés ni de présents. L’espoir de me succéder sur ce vil trône impérial t'a fait perdre l'amour des combats. Mais c'est avec l'épée qu'il faut ouvrir la porte des richesses, et c'est par la conquête des provinces qu'un roi devient glorieux. Quand le Sipehbed Thous sera arrivé auprès de toi, il réglera convenablement tout ce qui te regarde, et tu placeras alors sur des ânes les otages que tu tiens lourdement enchaînés. L'intention secrète des sphères puissantes est de mettre, par cette paix, ta vie en péril ; la nouvelle de ce malheur arrivera dans l'Iran, et nos jours de bonheur en seront ternis. Pars donc, prépare-toi à la vengeance et à l'invasion, et ne fais pas de longs discours là-dessus. Quand tu seras prêt pour la lutte et les surprises de nuit, quand tu auras soulevé une poussière noire grande comme le Djihoun, alors Afrasiab ne laissera pas aller sa tête au sommeil, et il viendra te combattre. Mais si tu portes affection à cet Ahriman, si tu ne veux pas qu'on t'appelle violateur de traités, cède le commandement de l'armée à l'illustre Thous et reviens ici, car alors tu n'es pas un homme fait pour les luttes, la gloire et la guerre. On apposa le sceau du roi sur la lettre, et le dromadaire prenant sa course déchira la route. Lorsque Siawusch reçut la lettre et qu'il vit ces mauvaises paroles, il manda le messager, le questionna, s'enquit de ce qui s'était passé, et en tira toute la vérité. Le messager lui raconta ce que Kaous avait dit à Rustem, et comment celui-ci s'était mis en colère contre le roi et contre Thous. Siawusch écoula ce récit, et fut mécontent de Rustem et de ce qu'il avait fait. Son cœur s'inquiéta des actions de son père, du sort des otages turcs et de l'issue de la guerre ; il se dit : Voilà cent braves cavaliers, parents d'un roi si illustre, tous hommes de bien, tous innocents : si je les envoie auprès du roi de l'Iran, il ne leur adressera aucune question, et sans hésiter un instant, les fera sur-le-champ attacher vivants au gibet. Comment oserais-je en demander pardon à Dieu ? Hélas ! les actions de mon père attirent du malheur sur ma tête. Si je fais la guerre au roi du Touran follement et sans qu'il ait commis de faute, Dieu le maître du monde ne m'approuvera pas, et le peuple élèvera sa voix contre moi ; et si je retourne à la cour du roi, laissant à Thous le commandement de l'armée, il m'en arrivera également du mal. le ne vois que perdition à droite et à gauche, et perdition devant moi. Soudabeh ne sera aussi pour moi qu'une source de malheur, et je ne sais quels destins Dieu me réserve.
SIAWUSCH CONSULTE BAHRAM ET ZENGUEH.
Alors Siawusch appela auprès de lui deux d'entre les grands de l'armée, Bahram et Zengueh fils de Schaweran, pour leur confier ce secret ; il renvoya tout le monde de la salle et les fit asseoir devant lui, car c'étaient les deux confidents de ses secrets depuis que Rustem avait quitté l'armée. Il leur dit : Ma mauvaise fortune m'attire beaucoup de malheurs. Le cœur de Kaous, dans son amour pour moi, était comme un arbre chargé de feuilles et de fruits ; mais depuis que Soudabeh l'a perverti, on dirait qu'il est changé en poison pénétrant. L'appartement de cette femme est devenu ma prison, et la destinée qui me souriait a été flétrie par elle. Tel a été mon sort, que le fruit de l'amour de cette femme a été pour moi un feu dévorant. J'ai préféré aux festins du roi les fatigues et les combats, je suis resté loin de tout plaisir et de toute fêle. Il y avait à Balkh une grande armée sous le commandement de Guersiwez le guerrier, et dans le Soghd était campé Afrasiab, rempli de haine et entouré de cent mille hommes prêts à tirer l'épée. Nous sommes partis comme un ouragan, nous n'ayons pas hésité un instant à combattre. Lorsque les Touraniens ont été expulsés de toute la province, ils ont envoyé des otages et ces présents, et tous les Mobeds ont été d'avis que nous quittions le champ de bataille. Car quand on combat pour s'agrandir, et qu'on a obtenu des trésors et des provinces, pourquoi continuer méchamment à verser du sang et à jeter dans les cœurs le germe de la vengeance ? Un roi qui n'a pas de cervelle ne peut discerner le bon du mauvais. Kobad a paru, et il est mort ; il a laissé l'empire à Kaous, et depuis ce temps il faut regarder tout comme perdu. Kaous n'approuve pas ce que j'ai fait, il ne cherche qu’à me mettre en peine et en détresse. Il m'ordonne follement de faire la guerre ; je crains qu'il ne tienne aucun compte de mes serments, et pourtant il ne faut pas se soustraire aux ordres de Dieu, il ne faut pas dévier de la voie de ses pères. Il veut me perdre dans ce monde et dans l'autre, et je resterais dans l'état que désirerait le cœur d'Ahriman. Qui sait d'ailleurs à qui la rotation du ciel porterait malheur dans cette guerre ? Oh ! pourquoi ma mère m’a-t-elle mis au monde ! et pourquoi, si je devais naître, la mort ne m'a-t-elle pas emporté ! Quand on est obligé de traîner de pareilles douleurs, on ne se nourrit que d'amertume et de soucis ; la vie alors n’est qu'un arbre qui a crû, mais dont le fruit est du poison, dont la feuille donne la mort. Si après une promesse telle que je l'ai donnée en invoquant Dieu, et après les serments que j'ai faits, je détourne ma tête de la droite voie, si de tous côtés on ne voit que mensonge, les hommes ouvriront partout leurs lèvres pour me maudire comme je l'aurai mérité. Car le monde entier sait que j'ai fait la paix avec le roi des Turcs. Comment Dieu m'approuverait-il, et qu'amènerait sur moi la rotation du ciel, si, contre mes serments, je recommençais la guerre, si je me révoltais contre le ciel et la terre ! Je m'en irai, je chercherai un coin dans le monde où mon nom reste caché à Kaous ; alors arrivera, dans ce monde brillant, ce que Dieu voudra et ordonnera. Maintenant, ô illustre Zengueh fils de Schaweran, prépare-toi pour une grande fatigue ; pars pour la cour d'Afrasiab, ne tarde pas et ne te laisse pas aller au sommeil. Ramène-lui ses otages, rapporte-lui ses trésors de toute espèce, son or, ses joyaux et son trône, et raconte-lui ce qui m'arrive.
Ensuite il dit à Bahram fils de Gouderz : Je te confie cette armée glorieuse, cette frontière, ces éléphants et ces timbales. Tu attendras l'arrivée du Sipehdar Thous, à qui tu remettras l'armée et les trésors, le tout en bon ordre, et tu lui rendras compte de tout, de l'or, des couronnes et des trônes. A ces mots, le cœur de Bahram trembla de ce que Siawusch allait faire, et Zengueh fils de Schaweran versa des larmes de sang et maudit le pays de Hamaveran. Tous deux restaient assis, dans leur douleur, les traits décomposés par l'effet de ces paroles. A la fin Bahram dit : Ce n'est pas ainsi que tu dois agir ; car, séparé de ton père, tu es déplacé partout dans le monde. Écris une lettre au roi, demande qu'il t'envoie une seconde fois Rustem au corps d'éléphant ; et s'il t'ordonne de faire la guerre, fais-la. C'est une affaire qui sera bientôt terminée, à moins que tu ne choisisses le plus long chemin. Si tu préfères le repos, il n'y a en cela aucune difficulté, et tu peux sans honte demander pardon à ton pêne. Si tu voulais m'envoyer auprès de lui, j'éclaircirais son âme obscurcie. Si tes prisonniers te pèsent si fort sur le cœur, renvoie-les libres. N'es-tu pas maître alors de faire la guerre ? Kaous, dans sa lettre, ne t'ordonne que d'entrer en campagne, il n'y a rien dans ce qu'il dit à quoi on ne puisse apporter remède. Faisons la guerre selon l'ordre du roi, rendons étroite la terre à nos ennemis. N'ouvre pas légèrement ton cœur à ces soupçons, et ramène par la douceur la tête de ton père dans tes filets. Ne détruis pas notre fortune au moment où l'arbre de la puissance porte du fruit. N'inonde pas de sang tes yeux, ton trône et ta couronne, ne dessèche pas le cœur de l'arbre royal. Comment la couronne et le trône, l'armée et la cour, le camp et la salle d'audience se passeraient-ils de toi ? La tête et la cervelle de Kaous sont un brasier, et c'est folie de lui en vouloir et de lutter contre lui. Je me tais, car si le ciel en a ordonné autrement, pourquoi ferais-je de longs discours ? Siawusch n'approuva pas le conseil de ces deux sages ; le ciel sublime en avait décidé autrement. Il répondit : A mon avis, l'ordre du roi est au-dessus du soleil et de la lune ; mais il n'y a rien de fort devant Dieu, depuis le brin d'herbe jusqu'à l'éléphant et au tigre : quiconque enfreint l'ordre de Dieu est insensé et n'a pas trouvé le chemin de la sagesse. Faut-il donc étendre la main pour verser du sang ? faut-il être le premier à commencer la guerre entre deux pays ? Et quand mène je m'y résoudrais, le roi me tourmenterait à cause de ces prisonniers, il reviendrait sans cesse sur ce que j'aurai refusé de faire. Et si je quittais ce champ de bataille et revenais auprès de lui sans avoir accompli sa volonté, il me témoignerait son inimitié et sa haine, et couverait dans son sein le feu de son courroux. Mais si vous êtes affligés de ce que je fais, si vous refusez de m'obéir, je serai mon propre messager et mon propre guide, abandonnant mes tentes dans cette plaine. Car ceux qui ne peuvent plus participer à ma fortune, pourquoi les forcerais-je à porter ces peines ? L'âme de ces deux hommes qui portaient haut la tête se flétrit à ces paroles de Siawusch ; ils pleuraient de peur de le perdre, ils étaient dévorés comme d'un feu ardent. Leurs cœurs et leurs yeux voyaient les malheurs que le sort préparait en secret à leur maître, ils savaient qu'ils ne le reverraient plus, et ils pleuraient sur lui. Zengueh lui dit : Nous sommes tes esclaves, et notre cœur est rempli d'amour pour toi : puissent nos corps et nos âmes te servir de rançon ! puissions-nous te rester fidèles jusqu'à la mort !
Le prudent Siawusch ayant entendu cette réponse de son ami, lui dit : Va, et raconte au roi des Turcs ce qui m'est arrivé en cette affaire, comment de cette paix est sortie pour moi la discorde, et comment ce qui est du miel pour lui est pour moi du poison et de la douleur. Dis-lui que je n'ai pas violé notre traité, quoiqu'il en résulte pour moi la perte du trône du pouvoir. Dieu le créateur est mon asile, la terre est mon trône, le ciel est ma couronne. Dis-lui encore qu'il ne me convient pas de retourner imprudemment auprès de Kaous dont je n'ai pas rempli les ordres ; qu'Afrasiab m'ouvre donc un chemin pour que je me rende au lieu où Dieu m'aura assigné une demeure. Je veux chercher sur la terre un pays où mon nom reste caché à Kaous, où je n'entende pas parler de ses mauvaises intentions, et où je puisse pendant quelque temps me reposer de la lutte que fai à soutenir contre lui.
ZENGUEH SE REND AUPRES D'AFRASIAB.
Zengueh partit avec cent cavaliers pleins de renom, emmenant de la cour du roi les otages et emportant tous les présents, quels qu'ils fussent, que Guersiwez avait naguère apportés. Lorsqu'il entra dans la ville où résidait le roi des Turcs, on entendit un cri, et la sentinelle le vit. Un noble et puissant seigneur, dont le nom était Thewurg le brave, alla au-devant de lui, et Zengueh étant arrivé auprès du roi, Afrasiab se leva de son trône, le serra étroitement contre sa poitrine, le reçut gracieusement et lui assigna la place d'honneur. Zengueh s'assit à côté du roi, lui remit la lettre et lui raconta tout de point en point. Afrasiab se tordit en lisant cette lettre, son cœur se remplit de douleur et sa tête se troubla.
Le roi fit préparer un appartement pour Zengueh et ordonna qu'on le traitât selon son rang ; ensuite il fit appeler en toute hâte son Sipehdar, qui ne tarda pas à paraître. Lorsque Piran fut entré, le roi renvoya toute sa cour et parla à cet illustre seigneur de Kaous, de ses emportements, de son mauvais naturel et du désir qu'il avait de continuer la guerre. Il en parla, et ses traits s'assombrirent, son cœur se remplit de pitié pour Siawusch ; il lui raconta l'arrivée de Zengueh fils de Schaweran, et tout ce qui s'était passé depuis le commencement jusqu'à la fin, et lui demanda : Quel remède apporter à ce mal ? que faire dans cet embarras ?
Piran répondit : O roi, puisses-tu vivre à jamais et tant que durera le monde ! Tu connais mieux que nous toute chose, tu es plus puissant que nous par tes trésors et par ta bravoure. Voici mon opinion, mon avis, mon désir et mon conseil, ô roi qui éclaires mes, idées ! Quiconque a le pouvoir de faire le bien ouvertement ou en secret, ne peut se refuser à aider ce fils de roi de ses trésors et à l'entourer de ses soins aussi longtemps qu'il voudra rester auprès de lui. J'ai ouï dire qu'en stature et en beauté, en douceur et en prudence, en raison et en conduite, il n'a pas son égal parmi les grands de la terre. Par sa bravoure et son intelligence il est au-dessus de sa race, et jamais reine n'a mis au monde un fils comme lui. Mais nous allons le voir, ce qui vaut mieux que d'en entendre parler. C'est un noble prince et un fils de roi ; et n'eût-il d'autre mérite que d'avoir rompu avec son père pour sauver cent nobles, d'avoir renoncé pour cela au trône et à la couronne, et de s'être ainsi réduit à te demander le passage par tes États, il faudrait en faire un grand de ce royaume ; car il est avide de montrer sa bravoure, et les sages ne t'approuveraient pas, ô roi, si tu le laissais passer dans un autre pays. Kaous d'ailleurs est vieux, et le temps approche où il laissera le trône vacant ; mai Siawusch est jeune et illustre, et le pouvoir et le trône de la royauté lui appartiendront Si tu le repousses, les grands te blâmeront, et tu l'indisposeras contre toi. Si le roi, dans sa sagesse, approuvait mon avis, il écrirait une lettre mûrement réfléchie, il recevrait ce jeune homme plein d'intelligence comme on reçoit un fils, il lui préparerait une résidence dans ce pays et le traiterait selon son rang et son mérite, il lui donnerait une des filles qu'il a dans l'appartement de ses femmes, et l'entourerait de prévenances et d'honneurs : car si Siawusch restait auprès de toi, il ferait de ton pays le séjour de la paix ; et s'il retournait auprès du roi de l'Iran, ta fortune ne pourrait que s'en accroître ; car il serait ton défenseur auprès de Kaous, et les puissants de la terre lui rendraient hommage. Si Dieu amène chez nous Siawusch, nous pourrons espérer qu'il calmera la haine des deux pays ; il serait digne de la justice du Créateur de rétablir ainsi le bonheur sur la terre. Le roi écouta le discours de Piran ; il envisagea tout l'avenir ; il réfléchit quelque temps, pensant au bonheur et au malheur qui pouvait lui arriver. À la fin il répondit au vieux Piran : J'approuve tout ce que tu m'as dit, et parmi l'élite des grands pleins d'expérience, il n'y en a aucun qui te soit comparable. Et pourtant j'ai entendu la parole d'un sage, qui peut s'appliquer au conseil que tu me donnes : Si tu élèves un lionceau, dit-il, tu t'en repentiras : aussitôt que ses dents seront devenues aiguës, aussitôt qu'il aura des ongles et la force de bondir, il se jettera sur son père nourricier.
Piran lui dit ; Que le roi des braves veuille un peu consulter son intelligence : pourquoi attribuer de la méchanceté à un homme qui n'a pas hérité de la violente et vile nature de son père ? Tu vois que Kaous est devenu vieux, et puisqu'il est vieux, il va bientôt mourir ; alors Siawusch possédera le monde entier ; et de grands trésors acquis sans peine, des palais, les pays d'Iran et de Touran, le trône et la couronne seront à toi. Il faut être le favori du sort pour trouver une pareille fortune.
LETTRE D'AFRASIAB A SIAWUSCH.
Afrasiab ayant entendu ces paroles, prit une résolution sage, fit appeler un scribe plein d'expérience, ouvrit les lèvres et lui dicta une lettre. Le scribe en se mettant à l'œuvre, trempa le bout de son roseau dans de l'ambre, et le roi commença la lettre par les louanges de Dieu, et par un hommage rendu à sa toute-puissance et à sa sagesse, ô Dieu qui est au-dessus de l'espace et du temps, comment la pensée de ses serviteurs pourrait-elle l'atteindre ? Il est le maître de l'âme, de l'esprit et de l'intelligence, et sa justice est le soutien du sage. Que sa grâce soit sur le fils du roi, le maître de l'épée, de la massue et du casque, le pur, le juste, lui dont le cœur n'aime pas l'injustice et la tyrannie ! J'ai écouté ton message du commencement jusqu'à la fin, tel que me l'a rendu ton prudent messager, Zengueh fils de Schaweran. Mon âme s'est attristée de la malveillance secrète de Kaous envers toi ; et pourtant y a-t-il dans le monde quelque chose au-dessus du diadème et du trône que puisse désirer un homme de sens sur lequel veille la fortune ? et ceux-ci te sont assurés, que tu sois déjà roi, ou que tu aies encore à les attendre. Tout le pays de Touran t'offrira ses hommages, et moi j'ai besoin de ton affection. Tu seras un fils pour moi, et je serai pour toi un père, mais un père qui se tiendra devant toi comme un esclave. Sache que jamais Kaous ne t'a regardé un seul jour avec le même amour que moi ; je t'ouvrirai mes palais et mes trésors, et te donnerai un trône et une couronne. Je te traiterai tendrement comme on traite un fils, et tu resteras après moi comme un souvenir qui me rappelle aux hommes. Si tu traversais mon pays pour gagner une autre partie de la terre, tous grands et petits me le reprocheraient. Du reste, tu trouverais difficilement une sortie de ce côté, à moins d'être doué d'un pouvoir divin ; tu n'y trouverais aucune terre, il te faudrait traverser la mer de la Chine. Dieu te dispense de le faire ; viens ici, et établis chez nous amicalement ta résidence. Mon armée, mes forteresses et mes richesses sont à toi, et tu n'auras pas besoin d'un prétexte pour me quitter. Quand tu voudras faire la paix avec ton père, je te donnerai des trésors et des ceintures d'or, pour que lu ailles d'ici dans l'Iran avec une armée, et je t'accompagnerai dans ta roule, livré à la plus vive douleur. Ton père ne persistera pas longtemps dans son inimitié contre toi ; il est vieux et doit être las de combats ; car quand un homme qui a soixante-cinq ans veut souffler le feu, son haleine de vieillard a de la peine à l'attiser. L'Iran, le trône et l'armée seront à toi, et tu iras de contrée en contrée recueillir des couronnes. J'ai reçu l'ordre de Dieu de m'employer pour toi de toute mon âme et de toutes mes forces. Je ne te demanderai jamais de faire le mal, et ne t'y entraînerai pas, et je ne laisserai pas aller mon cœur à un seul soupçon contre toi. Le roi apposa son sceau sur la lettre, et ordonna à Zengueh, l'ami de Siawusch, de se ceindre en toute hâte pour le départ. Il lui avait préparé beaucoup de présents, de l'argent, de l'or et un cheval avec de lourds caparaçons d'or. Zengueh fils de Schaweran partit en toute hâte, et arrivé devant le trône de Siawusch, il raconta les questions qu'il avait faites et les réponses qu'il avait reçues. D'un côté, Siawusch en fut réjoui, mais de l'autre, il était rempli de douleur et d'affliction. Il lui fallait faire un ami de son ennemi ; mais comment un vent frais pourrait-il venir du feu ? Quelque bien que tu agisses, un ennemi finira toujours par te traiter en ennemi.
SIAWUSCH CÈDE LE COMMANDEMENT À BAHRAM.
Siawusch écrivit une lettre à son père, dans laquelle il lui racontait tout ce qui s'était passé, disant : Malgré ma jeunesse, j'ai de l'intelligence, et me suis toujours détourné de toute mauvaise action. Mais le feu de la colère du roi du monde a brûlé en secret mon cœur ; ma première douleur est venue de l'appartement de tes femmes ; il m'a fallu inonder mes joues du sang de mon cœur, il m'a fallu traverser une montagne de feu de sorte que les biches du désert ont pleuré sur moi amèrement. Pour échapper à la honte et à la disgrâce qui m'accablait, je suis allé à la guerre, j'ai marché au combat contre les crocodiles. Les deux pays se sont réjouis de la paix que j'ai conclue : mais le cœur du roi a été comme une épée d'acier. Il n'approuve rien de ce que je fais, et que j'ouvre ou que je ferme, il m’en blâme également. Puisque ses yeux sont las de me voir, je ne veux pas rester plus longtemps avec un homme qui est fatigué de moi. Puisse le bonheur ne jamais abandonner son âme ! Quant à moi, je m'expose dans ma douleur à l’haleine du dragon. Je ne sais quel destin, dans sa haine ou dans son amour, me réserve en secret le ciel qui tourne.
Ensuite il donna ses ordres à Bahram, disant : Fais fleurir ton nom dans le monde ; je te confie la couronne, le camp, le trésor, mon trône, ma place, mon étendard, les cavaliers, les éléphants et les timbales. Quand le Sipehdar Thous sera arrivé, tu lui remettras tout comme tu l'as reçu. Sois prudent, que tes jours soient heureux ! Il choisit dans l'armée six cents cavaliers, tous guerriers propre au combat ; il ordonna qu'on lui apportât de l'argent autant qu'il lui en fallait, de l'or et des joyaux dignes d'un roi, qu'on amenât cent chevaux caparaçonnés d'or, cent esclaves avec des ceintures d'or pour le servir, et qu'on fit une liste des armes, des caparaçons et des ceintures qu’il emportait. Ensuite il appela les grands et leur adressa quelques paroles convenables : Piran vient de la part d'Afrasiab ; il a traversé le Djihoun et m'apporte un message secret qui vous délivrera tous de vos soucis. Je me prépare maintenant à aller au-devant de lui, mais il est nécessaire que vous restiez ici. Vous regarderez tous Bahram comme votre chef, et vous ne refuserez pas d'obéir à ses ordres. Tous les braves baisèrent la terre devant Siawusch en invoquant la grâce de Dieu sur lui.
Aussitôt que le soleil brillant eut disparu, que le ciel fut obscurci et la terre couverte de ténèbres, Siawusch mena son escorte vers le Djihoun, inondant ses joues des larmes de ses deux yeux. Quand il arriva à Termed, il trouva toutes les portes, les terrasses et les rues parées comme le gai printemps et pleines de couleurs et de parfums, et il en fut ainsi de toutes les villes jusqu'à Djadj ; tu aurais dit que c'étaient des fiancées parées de colliers et de couronnes. Il trouvait à chaque station un repas préparé, une table servie et des tapis étendus ; cela continua jusqu'à ce qu'il fût arrivé à Kafdjak Taschi, où il s'arrêta et resta quelque temps.
Thous, de son côté, arriva à Balkh, où il apprit des événements douloureux. On lui dit que le fils glorieux du roi Kaous était parti, qu'il s'était rendu auprès du roi du Touran. Thous rassembla de tous côtés son armée et la ramena à la cour de Kaous. Les joues du roi pâlirent à ces nouvelles ; et dans sa colère contre Siawusch et Afrasiab, il poussa des cris, le cœur en feu, les deux yeux inondés de larmes. Car il ne savait pas ce que la rotation des sphères lui réservait, ni si le ciel voulait le traiter avec amour ou avec haine. Il oublia sa colère, son envie de combats et sa vengeance, et dès ce moment ne parla plus de guerre.
Afrasiab apprit que Siawusch avait passé le Djihoun, qu'il avait franchi la frontière avec son escorte, et qu'un messager envoyé par lui 'était arrivé à la cour. Il ordonna que l’on allât à sa rencontre et que les grands se missent en route précédés des tambours. Piran choisit mille hommes de sa tribu et fit ses préparatifs pour aller au-devant de Siawusch ; il distribua à son escorte des provisions et des présente, et fit caparaçonner quatre éléphants blancs, sur l'un desquels on plaça un trône incrusté de turquoises et un étendard brillant et grand comme un arbre. Le drapeau était surmonté d'une lune d'or, le fond en était violet et brodé d'or au milieu. Les trois autres éléphants portaient des sièges d'or et étaient couverts de brocarts. On voyait cent nobles chevaux avec des selles d'or incrustées de pierres fines de toute espèce. Tout le cortège était si beau que tu aurais dit que le ciel avait paré la terre avec amour.
Siawusch apprit qu'un cortège s'avançait et se prépara à aller à sa rencontre ; il vit l'étendard du Sipehdar Piran, il entendit le bruit de ses chevaux et de ses éléphants, il courut à lui et le serra contre sa poitrine. Il lui demanda des nouvelles de son pays et de son maître, et lui dit : O Pehlewan de l'armée, pourquoi te fatigues-tu à venir au-devant de moi ? Le plus grand désir de mon âme était que mes deux yeux te vissent en bonne santé. Piran lui baisa la tête et les pieds, ainsi que ce beau visage qui ravissait les cœurs ; il dit en s'adressant à Dieu le créateur : O maître de tout ce qui est connu et inconnu, si tu m'avais montré seulement en songe un être aussi intelligent, tu aurais rajeuni ma vieillesse. Maintenant, ô Siawusch, que je t'ai vu brillant et en bonne santé, j'en rends avant tout grâce à Dieu. Afrasiab sera pour toi un père, et tous ceux qui demeurent de ce côté du Djihoun seront tes esclaves. J'ai plus de mille alliés qui sont mes serviteurs, portant la boucle d'oreille de l'esclavage. Tous mes trésors sont à toi. Puisse ton cœur être toujours joyeux et ton corps toujours sain ! puisse ton âme ne jamais former en vain un désir ! Tous les hommes et toutes les femmes seront tes esclaves ; et si tu veux m'accepter pour serviteur malgré ma vieillesse, je me ceindrai pour te servir. Tous deux se mirent gaiement en route, parlant de toute chose grande et petite. Dans toutes les villes, ceux qui dormaient se révélèrent au bruit des luths et des rebecs ; toute la terre était embaumée par le musc que l'on répandait, tous les chevaux arabes semblaient avoir des ailes. Siawusch, en voyant cela, versa des torrents de larmes et ses pensées l'attristèrent ; car il se souvint du temps où tout le pays de Zaboulistan jusqu'aux frontières de Kaboul était paré pour les fêtes, quand il était l'hôte de Rustem et que tous les grands étaient rassemblés autour de lui ; il se souvint du pays d'Iran, et un soupir s'échappa de son sein ; il se souvint de l'or et des joyaux qu'on avait versés sur lui, du musc et de l'ambre qu'on avait répandus sur lui, et ces souvenirs mirent son cœur en feu et le consumèrent comme une flamme ardente. Il cacha son visage devant Piran et détourna la tête ; mais le Sipehbed vit sa douleur et son angoisse, et devina quel regret l'agitait ; il en fut affligé et se mordit les lèvres.
Ils descendirent de cheval à Kadjar Baschi, et s'arrêtèrent pour se reposer. Piran observa la mine de Siawusch, ses épaules, sa poitrine, ses bras, et écouta ses paroles. Ses deux yeux se fixèrent sur Siawusch avec étonnement, et de temps en temps il prononçait le nom de Dieu ; puis il dit à Siawusch : O roi illustre ! tu es l'héritier des rois du monde ; tu possèdes trois choses que nul d'entre les fils des grands ne possède. D'abord tu es de la race de Keïkobad, et ta dignité est telle que l'on te prendrait pour le chef de la famille des Keïanides. Ensuite tu as accoutumé ta langue à être véridique et à ne prononcer que de bonnes paroles. Enfin ton visage est tel que l'on dirait qu'il sème de l'amour pour toi sur la terre. Siawusch lui répondit : O vieillard aux paroles pures et droites, célèbre dans le monde entier par ta bonté et ta bonne foi ! tu es éloigné des œuvres d'Ahriman et de toute injustice. Si tu veux faire avec moi une alliance, et je sais que tu ne la violeras pas, alors je me préparerai un lieu de repos dans ce pays, par amour pour toi et dans la confiance que tu m'inspires. Si mon séjour ici me porte bonheur, tu n'auras pas à déplorer la part que tu y auras prise ; et s'il en doit être autrement, ordonne-moi de partir et enseigne-moi le chemin d'un autre pays. Piran lui dit : Ne sois pas en peine de cela. Puisque tu es venu ici du pays d'Iran, ne répugne pas à devenir l'ami d'Afrasiab ; ne te hâte point de nous quitter. Afrasiab a un mauvais renom, mais il ne le mérite pas ; c'est un homme de Dieu. Il a du sens, de la prudence et une puissante volonté, et ne se jette pas follement dans une voie où il se perdrait. Et puis je suis son parent et du même sang. Je suis son Pehlewan et son guide ; il me respecte et m'honore, et mes trésors, mes trônes et mes troupes sont en grand nombre. J'ai a mes ordres, dans ce pays, plus de cent mille cavaliers ; douze mille sont de ma propre tribu et se tiennent devant moi, quand je le veux, jour et nuit. Je possède un territoire, des troupeaux, des chevaux, des trésors, des arcs et des lacets ; je possède beaucoup d'autres richesses cachées, de sorte que je n'ai besoin de l'aide de personne. Que tout cela soit à toi, si tu veux établir parmi nous ta joyeuse demeure. Je t'ai reçu de Dieu le très saint, et je te servirai de tout mon cœur et de toute mon âme ; je te garantirai de tout malheur, autant qu'il sera possible ; car personne ne connaît le secret du ciel sublime. Siawusch fut consolé par ces discours et il bannit de son esprit ses sombres pensées. Ils s'assirent ensemble pour diner. Siawusch était comme un fils et Piran comme un père. Ensuite ils partirent, riant et le cœur en gaieté, et ne s'arrêtèrent plus avant d'arriver devant la ville de Gang, qui était la belle résidence d’Afrasiab.
ENTREVUE DE SIAWUSCH ET D'AFRASIAB.
Lorsque Afrasiab apprit que Siawusch arrivait en grande pompe, il courut à pied de la salle d'audience jusque dans la rue, ceint au milieu du corps et la tête remplie d'impatience. Siawusch le voyant à pied, descendit de cheval et courut au-devant de lui. Ils se pressèrent dans les bras l'un de l'autre et se baisèrent plusieurs fois les yeux et la tête. Afrasiab dit : Le mal qui affligeait le monde s'est donc assoupi ; la guerre ne fera plus naître la désolation, et la brebis et le léopard iront s'abreuver ensemble. Le monde a été jeté dans les troubles par Tour le courageux ; mais la terre est fatiguée de la guerre. Les deux pays étaient tous les ans remplis de discorde, et les pensées des hommes étaient éloignées de la paix. Maintenant, grâce à toi, la terre se réjouira, se reposera de la guerre et ne sera plus inondée de sang. Toutes les villes du Touran te sont soumises ; tous les cœurs sont remplis d'amour pour toi ; tout ce que j'ai, mon cœur.et mon âme t'appartiennent, et le Sipehbed Piton est à toi de cœur et de corps. Il t'aimera comme un père, il ramènera le sourire sur tes lèvres. Siawusch invoqua les bénédictions de Dieu sur Afrasiab, en disant : Puisse le bonheur ne te quitter jamais dans ce monde ! Grâce soit rendue à Dieu le créateur, lui dont vient le repos et la guerre et la haine ! Le roi, tenant dans sa main la main de Siawusch, monta sur son trône royal et s'assit. Il regardait le visage de Siawusch et dit : Je ne lui connais point d'égal sur la terre, et il n'y a pas d'homme qui ait ces traits, cette stature et cet air de grandeur. Ensuite il se tourna vers Piran, disant : Kaous est un vieillard de peu de sens. Qui peut donc laisser partir avec indifférence un fils comme Siawusch, si haut de stature et si brave ? Je l'ai vu en songe, et mon cœur en a été confondu. Quand un homme a un pareil fils, comment peut-il laisser errer ses yeux dans le monde pour chercher autre chose que lui ?
Ensuite il choisit un de ses palais et le tendit entièrement de tissus d'or ; on y plaça un trône d'or dont les pieds avaient la forme de têtes de buffles ; on le couvrit de brocarts d'or ; on demanda dans les magasins du roi des meubles de toute espèce. Le roi dit alors à Siawusch qu'il pouvait disposer à son gré de ce trône et de cette demeure, et s'y établir à son aise. Lorsque Siawusch entra dans la salle d'audience, la voûte s'éleva jusqu'à Saturne, fière d'un tel hôte. Il monta et s'assit sur le trône d'or, et son esprit prudent se livra à ses pensées. On prépara la table du roi et l'on vint y appeler Siawusch. Pendant le dîner on parla de toute chose, et tous les convives se livrèrent à la gaieté.
Lorsqu'ils se levèrent de la table du roi, ils trouvèrent qu'on avait apprêté une salle de banquet ; tous les grands s'y rendirent, précédés de chanteurs et de musiciens, et s'assirent pour boire du vin. Ils en burent jusqu'à ce que les ténèbres couvrissent la terre et que la tête des convives fût troublée par le vin. Siawusch retourna gaiement à son palais, et, dans son ivresse, il ne pensa plus à l'Iran. Afrasiab lui donna son cœur et son âme, et l’image de Siawusch l'empêcha de dormir. Dans cette même nuit il donna ses ordres aux grands qui se trouvaient dans la salle du banquet, en disant à Schideh son fils : Aussitôt que le soleil montrera sa tête au-dessus des montagnes, toi et les Pehlewans, mes parents et les plus grands personnages de ma cour, vous vous rendrez tous ensemble, à l'aube du jour, avec des présents et des esclaves, avec des chevaux de noble race, caparaçonnés d'or, au palais de Siawusch, et vous vous y présenterez prudemment, discrètement et en silence. Tous les grands de l'armée se rendirent dans l’ordre prescrit auprès de Siawusch, avec des présents, avec de l'or et des joyaux dignes d'un roi. Ils les placèrent devant lui et lui adressèrent des paroles amicales. Le roi lui envoya, de son côté, beaucoup de présents ; et ainsi se passa ne semaine.
SIAWUSCH MONTRE SON ADRESSE DEVANT AFRASIAB.
Une nuit le roi dit à Siawusch : Tenons-nous prêts tous deux demain de grand matin ; nous irons au Meïdan avec des balles et des raquettes ; nous y jouerons quelque temps et nous nous livrerons à la joie. J'ai toujours entendu dire que dans ton Meïdan les braves n'osent pas regarder ta raquette. Siawusch répondit : O roi ! puisses-tu être toujours heureux ! Puisse la main du malheur être toujours loin de toi ! Les rois cherchent en toi le modèle de toute prouesse ; et qui pourrait te surpasser en rien ? Le jour brille pour moi par ta grâce, et c'est de ta main que me vient le bonheur et le malheur. Afrasiab lui dit : O mon enfant ! puisses-tu être toujours heureux et toujours victorieux ! Tu es le fils de Kaous et l'ornement du trône ; tu es la couronne des Keïanides et le soutien de l'armée. De grand matin les braves se rendirent au Meïdan, galopant, caracolant et riant. Le roi des Turcs dit à Siawusch : Choisissons maintenant nos compagnons pour le jeu de la balle. Mets-toi de ce côté-là ; moi je resterai de ce côté-ci, et toute l'assemblée se divisera de même en deux partis. Siawusch répondit : Pourquoi prendrais-je une balle et une raquette ? Je ne veux pas lancer la balle contre toi ; cherche un autre antagoniste dans le Meïdan ; je serai de ton côté si tu m'en juges digne ; je serai un de tes cavaliers sur ce large Meïdan. Le roi fut réjoui de cette réponse, et les paroles de tous les autres ne lui parurent que du vent. Par la vie et la tête de Kaous ! dit-il, tu seras mon rival et mon adversaire. Montre ton habileté devant ces cavaliers, pour qu'ils ne disent pas que j'ai mal choisi, pour que nos braves te rendent hommage et que mes yeux étonnés soient réjouis de ton jeu. Siawusch répondit : Tu es le maître ; les cavaliers, le Meïdan et les raquettes sont à toi. Le roi choisit alors Gulbad et Guersiwez, Djehn et Poulad, Piran et Nestihen avide de combats, enfin Human qui pouvait faire rebondir la balle de l'eau. Ensuite il envoya du côté de Siawusch des compagnons, tels que Rouïn et Schideh le glorieux, Anderiman le brave guerrier, et Ardjasp le hardi cavalier, le lion vaillant. Siawusch lui dit : O prince avide de gloire ! qui d'entre eux oserait se placer devant ta balle ? Ils sont tous amis du roi, et je serais seul, je serais seul à manier la raquette. Mais si le roi veut me le permettre, j'amènerai sur le Meïdan des cavaliers du pays d'Iran qui m'aideront à frapper la balle selon la règle des deux pays. Le roi écouta la demande et y consentit, et Siawusch choisit parmi les Iraniens sept hommes habiles au jeu. Le bruit des tambours se fit entendre sur le Meïdan, et la poussière s'étendit comme le firmament : tu aurais dit que le Meïdan sautait, tant était grand le bruit des cymbales et des trompettes.
Le roi lança du Meïdan une balle dans l'air, et elle s'éleva jusqu'aux nues, comme cela doit être. Siawusch poussa son cheval de bataille, et lorsque la balle arriva, il ne la laissa pas toucher la poussière, mais la frappa au moment où elle s'approcha de terre, de manière à la faire disparaître aux yeux. Alors le puissant roi fit porter à Siawusch une autre balle. Siawusch la prit et la baisa ; le bruit des trompettes et des timbales s'éleva jusqu'au ciel ; Siawusch monta un cheval frais, jeta la balle un peu en l'air avec la main, et la frappa si fort avec la raquette qu'il lui fit voir de près la lune. La balle disparut, tant la raquette l'avait lancée haut : tu aurais dit que la voûte du ciel l'avait attirée. Aucun homme, dans le Meïdan, n'était l'égal de Siawusch ; aucun visage ne rayonnait comme le sien. Afrasiab sourit en voyant disparaître la balle ; et quand les grands furent revenus de leur stupeur, ils dirent à haute voix que jamais ils n'avaient vu en selle un cavalier comme Siawusch l'illustre. Le roi dit : Tel devrait être quiconque a été revêtu par Dieu du pouvoir royal ; et je reconnais que la beauté, la bonne mine, la gloire et l'adresse de Siawusch passent ce qu'en publie la renommée.
On plaça un trône d'un côté du Meïdan, et le roi alla s'y asseoir ; Siawusch y monta à côté de lui, et le roi se réjouit grandement à son aspect. Ensuite Afrasiab dit à son cortège : A vous le Meïdan, les raquettes et les balles. ? Les deux troupes se mirent à combattre, et la poussière vola jusqu'au soleil, et chacun des deux partis alternativement enleva avec de grands cris la balle à ses adversaires. Les Turcs à la fin s'irritèrent ; ils voulurent à toute force emporter la balle, et Siawusch se mit en colère contre les Iraniens, et leur dit en langue pehlewie : Est-ce un jeu de Meïdan que vous jouez, ou est-ce une bataille que vous voulez livrer, dans notre position et malgré la tournure qu'a prise notre sort ? Puisque le jeu est fini, quittez la place aux Turcs, et cédez-leur une fois la balle. Les cavaliers iraniens manièrent alors la bride doucement, et depuis ce moment ils ne mirent plus en sueur aucun de leurs chevaux. Les Turcs jetèrent une balle et s'élancèrent comme des flammes. Le roi du Touran entendit les cris des Turcs, il comprit pourquoi Siawusch avait parlé en pehlewi, et dit : Un de mes amis m'a assuré que personne au monde n'égalait Siawusch dans le maniement de la flèche et de l'arc, ni pour la force de la poitrine et des épaules.
Siawusch entendit ces paroles et tira du fourreau un arc royal. Le roi le lui demanda pour le regarder et pour mettre à l'épreuve un de ses serviteurs. Il regarda l'arc et en resta étonné, et prononça beaucoup de bénédictions sur les braves qui maniaient des armes pareilles. Ensuite il le donna à Guersiwez prompt de l'épée et lui dit : Frotte le dos de l'arc et bande-le. Guersiwez fit des efforts pour le bander, mais il ne réussit pas, et en fut humilié. Siawusch reprit Tare, s'accroupit sur ses genoux, frotta le dos de l'arc avec la main et le banda en souriant. Le roi dit : Voilà donc l'arc bandé, grâce à la force que donne la jeunesse ; moi aussi, lorsque j'étais jeune, j'avais un pareil arc, mais à présent est venu pour moi un autre temps. Personne, dans l'Iran ni dans le Touran, n'oserait prendre cette arme au jour du combat ; mais Siawusch, avec cette poitrine, ces bras et ces épaules, ne demandera pas un autre arc quand il sera assis sur son cheval. On plaça un but dans la lice, et Siawusch, sans adresser la parole à personne, s'assit sur son cheval comme un Div, le serra des jambes et partit en poussant un cri. Il envoya une flèche au milieu du but, sur lequel tous les grands tenaient leurs veux, fixés. Il plaça sur son arc une seconde fois une flèche à quatre ailes et de bois de peuplier, tendit l’arc, frappa au but et le perça pour la seconde fois dans une seule course. Il guida ensuite son cheval vers la droite et frappa au but une troisième fois là où il voulut. Il suspendit par la corde son arc à son bras, s'approcha du puissant roi et mit pied à terre. Le roi se leva et lui dit : Ta prouesse est la preuve de ta haute naissance. Ils se rendirent de là au palais du roi, pleins d'allégresse et d'une affection mutuelle. Ils s'assirent ; on prépara une table et du vin ; on choisit des chanteurs dignes d’être entendus ; ils burent beaucoup de vin ; ils se livrèrent à la joie, et l’on porta la santé de Siawusch. Le roi fit placer devant la table des présents, un cheval, des caparaçons, un trône, une couronne, des pièces d'étoffes pour faire des vêtements, encore entières et si belles que personne au monde n'en avait vu de pareilles, de l'or et des monceaux d'argent, des rubis et des turquoises grandes et petites, un grand nombre d'esclaves des deux sexes et une coupe remplie de brillants rubis. Le roi fit compter ces présents et les fit porter au palais de Siawusch. Il ordonna à tous les Touraniens qui étaient de sa famille, et à ceux qui avaient le plus de part à ses bonnes grâces, d'apporter aussi à Siawusch des joyaux et de la vaisselle précieuse, et il dit à son armée : Vous lui obéirez tous comme un troupeau obéit au berger.
AFRASIAB ET SIAWUSCH VONT À LA CHASSE.
Le roi dit à ce fils de roi : Viens un jour avec moi à la chasse, pour nous réjouir et nous livrer au plaisir, et pour que la chasse délivre notre âme de ses soucis. Siawusch lui répondit : Quand tu voudras et partout où tu me conduiras. Ils se rendirent donc un jour dans une réserve de chasse, le roi prenant avec lui des faucons et des guépards, et des troupes de toute espèce, tant du Touran que de l'Iran, tous avides de chasse. Siawusch aperçut des onagres dans la plaine et s'élança du milieu du cortège rapidement comme le vent. Il lâcha la bride à son cheval, et le poussant de l'étrier, il courut sur les monts et dans les vallées. Il coupa un onagre en deux avec son épée, et pesa les deux moitiés dans ses mains, comme si ses mains eussent été les plateaux d'une balance, et comme si les quartiers de l'onagre eussent été de l'argent, et aucune moitié ne se trouva plus pesante d'un grain d'orge. Le cortège du roi le regarda avidement, et toute l'assemblée dit d'une commune voix : Quel héros ! quel homme habile à manier l’épée ! Mais tous les grands se dirent l'un à l'autre : Le pays d'Iran nous a envoyé du malheur, et le nom de nos chefs est déshonoré.
Il vaudrait mieux se mettre en guerre avec ce prince. Siawusch courut dans la plaine, dans la montagne et dans le désert, se servant de l’épée, des flèches et des javelots ; il accumula de tous côtés des monceaux de gibier, assez pour en nourrir tout le cortège. Ensuite ils s'en retournèrent joyeusement de ce lieu vers le palais du roi. A partir de ce temps, Afrasiab, qu'il fût gai ou triste, ne voulut d'autre compagnon que Siawusch. Il ne confia plus ses secrets ni à Djehn, ni à Guersiwez, ni à aucun autre des grands de sa cour ; il ne partagea plus ses plaisirs avec eux ; il ne voulut être jour et nuit qu'avec Siawusch, et ce n'était qu'à lui qu'il ouvrait les lèvres en souriant. C'est ainsi qu'ils passèrent une année, mettant en commun leurs soucis et leurs plaisirs.
PIRAN DONNE SA FILLE EN MARIAGE À SIAWUSCH.
Un jour Siawusch et Piran étaient assis ensemble, parlant sur toute chose grande et petite. Piran dit à Siawusch : Y a-t-il quelqu'un au-dessus de toi, dans la position que tu occupes dans ce pays ? La tendresse du roi pour lui est telle qu'il ne s'endort à l'heure du sommeil qu'en prononçant ton nom. Sache que tu es son gai printemps, son idole, sa consolation dans ses peines. Tu es puissant et fils de Keï Kaous, tes prouesses font toucher ta tête à la lune. Ton père est vieux, mais tu es jeune et sans expérience, prends garde que la couronne des rois ne t'échappe. Tu es roi de l'Iran et du Touran, tu es le vaillant héritier des rois. Mais je ne vois pas autour de toi des parents qui t'entourent de leur tendresse ; ne pourrais-tu donc pas trouver des Touraniens dignes d'être tes amis et de vivre dans ton intimité ? Tu n'as ni frère, ni sœur, ni femme ; tu es seul comme un rosier sur le bord d'une prairie. Jette les yeux sur une femme qui soit digne de toi ; pense que tes douleurs et tes malheurs Deviennent que de l'Iran. Après la mort de Kaous, l'Iran et le trône et la couronne des braves seront à toi. Or il y a, cachées derrière les rideaux du palais du maître du monde, trois lunes ornées de joyaux ; si la lune du ciel voyait dans sa course ces trois rivales, elle ne pourrait en détourner les yeux. Trois autres se trouvent dans l'appartement des femmes de Guersiwez ; elles sont de haute naissance du côté du père et de la mère, petites-filles de Feridoun, filles de prince, gracieuses et maîtresses de couronnes et de trônes. Ensuite j'ai chez moi quatre jeunes filles, et si tu veux, elles se regarderont comme tes esclaves. Djerireh en est l'aînée ; elle n'a pas son égale parmi les filles au beau visage. Si tu le désires, elle sera ta servante, elle se tiendra devant toi comme une esclave.
Siawusch lui répondit : le te rends grâce, regarde-moi comme ton fils. Parmi ces belles, c'est Djerireh qui me convient, car ton alliance m'est plus chère que ma vie et mon cœur. Elle fera les délices de mon cœur et de mes yeux, et je ne demande qu'elle parmi toutes ces jeunes filles. Tu me mets, parce mariage, une dette sur la tête que je ne pourrai acquitter de ma vie.
Piran quitta Siawusch ; il courut en toute hâte auprès de Guischehr et lui dit : Apprête les atours de Djerireh en l’honneur de Siawusch qui porte haut la tête. Comment ne serions-nous pas heureux aujourd'hui que le petit-fils de Keïkobad devient notre gendre ? Gulschehr amena sa fille, posa un diadème sur sa tête, la para comme le gai printemps avec du brocart et des pièces d'or, avec de l'or et des pièces d'argent, avec des couleurs et des parfums de toute espèce, et la fit mener ainsi parée auprès du fils du roi. Piran la fiança au jeune roi et l'envoya devant son trône brillant. Personne n'aurait pu compter ses trésors et ses sièges d'or incrustés de pierreries. Quand Siawusch vit les traits de Djerireh, elle lui plut, il sourit et se réjouit. Il resta auprès d'elle joyeusement jour et nuit, et le souvenir de Kaous n'entra pas dans son âme. Ainsi tourna de nouveau le ciel pendant quelque temps ; cet événement augmenta la prospérité de Siawusch, et chaque jour voyait s'accroître le respect et les honneurs dont Afrasiab l'entourait.
PIRAN PARLE A SIAWUSCH DE FERENGUIS.
Un jour le prudent Piran dit à Siawusch : O roi, tu sais que le maître du pays de Touran élève sa couronne au-dessus de la voûte du ciel. Jour et nuit tu es la joie de son âme, tu es son cœur et sa force, son Jprit et son pouvoir ; et quand tu seras son gendre, tu ne cesseras de monter en dignité à chaque instant : car quoique tu sois l'époux de ma fille, je m'inquiète de tout ce qui te regarde, que ce soient de grandes ou de petites choses ; quoique Djerireh soit ta femme et que tu l'aies choisie parmi toutes les filles de cette cour, il est plus digne de toi que tu recueilles un joyau sur le pan de la robe du roi. Ferenguis est l'aînée des filles gracieuses du roi, et tu ne trouveras point sur la terre un visage de lune comme le sien. Sa taille est plus svelte que le cyprès, et sa tête est couverte d'un diadème de musc noir. Ses vertus et sa sagesse sont incomparables, et elle commande à l'intelligence comme à une esclave. Si tu la demandes à Afrasiab, il t'accordera cette femme qui n'a pas son égale dans le Kaschmir et dans le Kaboul ; et quand le roi illustre sera ton allié, ta gloire et ta dignité brilleront d'un nouvel éclat. Si tu le permets, je la demanderai au roi, et mon crédit auprès de lui s'en accroîtra.
Siawusch jeta un regard sur Piran et lui dit : Il ne faut pas se refuser aux ordres de Dieu ; si mon sort le veut ainsi, il faut s’y soumettre ; car personne ne connaît les secrets du ciel. Si je ne dois plus retourner dans l’Iran, si je ne dois plus voir ni Kaous, ni Zal qui m'a élevé, ni Rustem qui est pour moi comme le gai printemps, ni Bahram, ni Zengueh fils de Schaweran, ni Guiv, ni Schapour, ni les autres héros, s'il faut que je renonce à les voir, et que j'établisse ma demeure dans le Touran, alors sers-moi de père, prépare pour moi ce mariage, et n'en parle à qui que ce soit qu'en secret. Il dit, ses cils se mouillèrent de larmes, et un soupir s'échappa de sa poitrine. Piran lui répondit : Le sage se conforme à son sort, et tu ne peux pas t'élever au-dessus des sphères qui tournent et qui amènent le repos, les combats et l'amour. Si tu as des amis dans l'Iran, tu les a laissés en partant sous la garde de Dieu. Ta demeure et ton étendard sont maintenant ici ; mais le trône de l'Iran n'en est pas moins entre tes mains.
PIRAN PARLE À AFRASIAB.
Piran se leva sur-le-champ et se rendit au palais du roi, où il descendit de cheval ; on lui livra passage, et il se tint quelque temps debout devant le roi, qui lui dit avec bonté : Pourquoi te tiens-tu ainsi devant moi ? que désires-tu ? quel est ton dessein ? Mon armée, mon or et mes trésors sont à toi ; tout ce que tu fais est à mon avantage. Si donc je tiens contre ton gré dans les fers et dans les chaînes quelqu'un dont la mise en liberté pourrait me nuire et me mettre en danger, je lui pardonne dès ce moment et le laisse libre ; car ma colère disparaît comme du vent devant l'amitié que je te porte. Demande ce que tu désires, que ce soit peu ou beaucoup, l'épée ou le sceau, un trône ou une couronne.
Le sage Piran répondit : Puisse le monde ne jamais être privé de toi ! J'ai des richesses, des trésors et une armée, et, grâce à ta haute fortune, une épée, une couronne et un trône. C'est au nom de Siawusch que je viens porter à l'oreille du roi un long message secret. Il m'a dit : Dis au roi du Touran que je suis heureux et que je désire acquérir de la gloire. Il m'a élevé sur ses genoux comme un père, et le temps de mes disgrâces m'a porté bonheur. Maintenant, qu'il prépare pour moi un mariage, car, dans la bonne et dans la mauvaise fortune, j'ai besoin de lui. Il possède derrière les rideaux une fille qui est digne de mon palais et de mon trône ; sa mère lui a donné le nom de Ferenguis, et je serais heureux s'il me trouvait digne d'elle.
A ces paroles Afrasiab devint soucieux, et il répondit, les yeux remplis de larmes : J'ai naguère parlé de ceci, mais tu n'as pas été de mon avis ; et pourtant un sage dont l'âme est pleine de prudence, et dont l'esprit est élevé, m'a dit : O toi, qui élèves le petit d'un lion féroce, pourquoi te fatigues-tu pour un vain but ? Tu te donnes de la peine, tu rends vaillant le lionceau, mais tu cesseras de porter du fruit quand il en portera. Aussitôt qu'il sera assez fort pour combattre, il saisira de sa griffe la tête de son père nourricier. Ensuite de vieux Mobeds et des astrologues qui connaissent leur art, ayant consulté selon les règles leur astrolabe, m'ont tous annoncé la même chose de point en point, et m'ont prédit, en présence de mon père, des choses étonnantes de mon petit-fils ; ils m'ont dit que ma couronne, mon trésor, mon armée, mon pays et mon trône seront détruits par lui, que je ne pourrai pas trouver un asile dans le monde pour lui échapper, qu'il prendra mes royaumes l'un après l'autre et qu'il m'accablera de malheurs. Je crois maintenant aux prédictions de ce Mobed sur les desseins secrets du ciel qui tourne. Ce couple aurait pour fils un roi qui s'emparerait du monde, qui dévasterait entièrement le pays de Touran et qui commencerait par ceindre mon diadème. Pourquoi donc me faudrait-il planter de mes propres mains un arbre dont le fruit serait du poison et la racine du venin ? La race de Kaous et celle d’Afrasiab sont comme la flamme ardente mêlée avec les vagues de la mer. Je ne sais si cet enfant viendrait dans le Touran avec des intentions amies, ou si c'est à l'Iran qu'il montrerait un visage gracieux. Pourquoi goûter sciemment du poison ? pourquoi s'exposer volontairement à l'haleine du dragon ? Je le traiterai bien aussi longtemps qu'il restera ici, et je serai pour lui un frère ; et quand il voudra retourner dans l'Iran, je l'équiperai magnifiquement pour son voyage, et le renverrai à son père amicalement, comme le veut Dieu le tout juste.
Piran lui répondit : O roi ! que ton cœur ne se trouble pas de cela. Un enfant dont Siawusch serait le père ne pourrait être que prudent, sage et discret. Ne crois pas aux paroles des astrologues, consulte la raison et consens à la demande de Siawusch. De lui et de ta fille naitra un roi dont la tête touchera au soleil, qui sera le maître de l'Iran et du Touran, qui fera cesser les guerres des deux pays, et la race de Feridoun et de Keïkobad n'aura jamais produit un rejeton plus glorieux. Et quand même le dessein secret du ciel serait autre, tes inquiétudes ne le rendront pas plus favorable ; ce qui doit arriver arrivera certainement, et tes craintes n'amoindriront pas ce qui doit grandir. Pense que tu tireras de la gloire de cette alliance, et que tout ce que tu demanderas à la fortune te sera accordé. Le roi dit à Piran : Ton conseil ne peut pas porter malheur ; je cède à ta demande et à ton avis. Va et fais convenablement tout ce qu'il y a à faire. Piran se baissa jusqu'à terre et lui rendit ses hommages, il le couvrit de bénédictions et partit. Il se rendit en toute hâte auprès de Siawusch et lui raconta ce qui venait de se passer. Ils restèrent assis toute la nuit, se réjouissant et noyant dans le vin les soucis de leur âme.
FIANÇAILLES DE FERENGUIS ET DE SIAWUSCH.
Lorsque la voûte du ciel qui tourne amena le soleil qu'elle tenait devant elle comme un bouclier d'or, le Sipehdar Piran se ceignit et monta sur un cheval rapide, il alla au palais de Siawusch et se répandit en bénédictions sur sa gloire ; il lui dit : Fais tes préparatifs pour recevoir aujourd'hui la fille du roi, et si tu le permets, je m'apprêterai à raccompagner pour lui rendre les honneurs dm à son rang. Siawusch eut le cœur rempli de confusion, et sa joue rougit devant Piran, dont il était le gendre et qui le portait dans son sein comme s'il eût été son âme et son cœur ; il lui répondit : Va et prépare tout selon tes désirs ; tu sais que je n'ai pas de secret pour toi. Piran, sur ces paroles, s'en retourna à son palais, le cœur et l'âme tout occupés de cette affaire. Le Pehlewan donna la clef d'une chambre qui était remplie de pièces d'étoffes, à Gulschehr sa femme, une femme célébrée partout et douée d'un esprit brillant. Ils choisirent ce qu'il y avait de plus beau dans leur trésor, mille pièces d'étoffe d'or tissées à la Chine, des plats incrustés d'émeraudes et des coupes de turquoises remplies d'aloès pur et de bourses de musc, deux diadèmes ornés de pierreries dignes d'un roi, deux bracelets et une chaîne d'or émaillé, soixante charges de chameau de tapis, et trois habillements complets de drap d'or, dont toutes les figures étaient en or et en rouge et brodées de pierreries de toute espèce ; trente charges de chameau de vaisselle d'or et d'argent, et dix coupes du pays de Fars, un trône d'or et quatre sièges, trois paires de souliers d'or brodés d'émeraudes ; ils y joignirent deux cents esclaves tenant des coupes d'or, tu aurais dit que le palais ne pouvait les contenir, trois cents esclaves avec des diadèmes d'or, et près de cent princes de la famille de Piran. Gulschehr et ses sœurs prirent dix plats remplis de musc et cent plats remplis de safran, et partirent dans des litières d'or couvertes de housses de brocart, accompagnées des porteurs des présents qui se suivaient par troupes. Gulschehr emporta aussi dix milles pièces d'or pour les jeter au peuple.
On porta tout chez Ferenguis, et toutes les langues prononcèrent des bénédictions. Gulschehr baisa la terre et dit : L'étoile du matin est devenue la compagne du soleil. Ensuite Piran et Afrasiab, par égard pour Siawusch, se hâtèrent de lui fiancer la princesse selon leurs coutumes et selon les rites de leur religion. Ils servirent de témoins aux fiançailles, et ayant dressé le contrat et conclu le mariage, Piran envoya à Gulschehr un messager qui volait comme la poussière, et lui ordonna de se rendre auprès de Ferenguis et de la conduire à Siawusch. Gulschehr remplit cet ordre avec joie en disant à Ferenguis qu'elle devait cette nuit se rendre auprès du jeune roi, pour que la lune devînt l'ornement de son palais. On para sur-le-champ Ferenguis, on forma de ses cheveux de musc des tresses qui tombaient sur ses joues de rose ; ensuite elle parut semblable à la nouvelle lune devant le jeune roi digne de la couronne. Ils restèrent ensemble jouissant de leur bonheur, et leur amour s'accrut de moment en moment. Pendant sept jours ni les oiseaux ni les poissons ne dormirent, aucun homme ne se livra au sommeil, et les réjouissances et les sons de la musique convertirent la terre en jardin d'une extrémité à l'autre.
AFRASIAB DONNE UNE PROVINCE A SIAWUSCH.
Sept jours s'étant ainsi passés, Afrasiab prépara beaucoup de présents, des chevaux arabes, des troupeaux, des cuirasses, des casques, des massues et des lacets, de l'or et des monceaux d'argent, des robes et autres choses de toute espèce. Ensuite il fit faire la liste de toutes les villes et de tous les pays qui se trouvent entre la province où il résidait et la mer de la Chine. Ces pays avaient une longueur de cent farsangs, et leur largeur ne pouvait se mesurer. On écrivit sur de la soie une investiture de tout ce territoire, selon l'usage des rois, et Afrasiab l'envoya au palais de Siawusch avec un trône et une couronne d'or. Ensuite il fit orner le Meïdan pour les festins, et quiconque y venait de près ou de loin y trouvait du vin, des tables et des cuisiniers, il pouvait s'y rassasier et emporter avec lui dans sa maison tout ce qu'il avait la force de porter, et c'est ainsi que les hôtes du roi furent fêlés pendant sept jours. Afrasiab ouvrit pendant ce temps les portes des prisons, il rendit le monde heureux et fut heureux lui-même. Le huitième jour Siawusch alla de grand matin au palais du roi avec Piran le héros demander la permission de partir pour leurs résidences : ils se rendirent tous deux au palais d'Afrasiab, et bénirent le roi en disant : O illustre roi de la terre ! paissent tes jours être heureux à jamais ! puisse le dos de tes ennemis rester courbé ! Ensuite ils se mirent en route joyeusement, et s'entretinrent longuement du roi.
La sphère du ciel tourna ainsi de nouveau pendant une année en veillant sur Siawusch avec justice et amour, ensuite arriva auprès de lui de la part du roi un de ses amis qui lui dit : Le roi s'adresse à toi en disant : O prince illustre ! je fai donné toutes les provinces qui s'étendent d'ici à la Chine ; fa maintenant le tour de ces contrées et examine ce pays ; fixe-toi joyeusement dans une ville où tu puisses espérer du repos, qui te plaise et qui satisfasse à tous tes désirs ; sois-y heureux, et ne laisse jamais ton cœur renoncer à la joie. Siawusch écouta ces paroles et son cœur s'en réjouit ; il fit sonner les trompettes, battre les timbales et charger les bagages. Il emporte avec lui beaucoup d'armures, de couronnes d'or et de trésors ; on prépara un grand nombre de litières, et les belles cachées derrière les rideaux se parèrent. Il plaça Ferenguis dans une litière, on chargea les bagages, et il fit partir les litières. Ils voyagèrent ainsi gaiement jusqu'à Khoten, où tous les grands se rassemblèrent, car le Sipehdar Piran était de cette ville, et il n'y avait personne qui lui voulût du mal. Siawusch fut son hôte pendant un mois, comme ils en étaient convenus, et il ne se passait pas de jour qu'il n'assistât à une fête ; tantôt il buvait du vin et entendait de la musique, tantôt il allait à la chasse. A la fin du mois les timbales résonnèrent à l'heure où se fait entendre le chant du coq, et Siawusch partit pour son royaume, suivi de son armée et précédé par Piran ; et lorsque les habitants de la frontière furent avertis, les grands se levèrent dans la joie de leur âme et allèrent au-devant du fils du roi des rois, et le peuple prépara des fêtes selon ses coutumes. On ouït alors dans ce royaume un bruit tel que tu aurais dit que c'était là certainement la nuit de la résurrection ; et les sons des voix, des luths et des flûtes étaient tels que les cœurs tressaillaient de joie.
Ils arrivèrent à un endroit habité, à un lieu beau et fortuné ; d'un côté on y voyait la mer ; de l'autre, des montagnes ; d'un troisième, des réserves de chasse éloignées des habitations. On y voyait beaucoup d'arbres et d'eaux vives, et le cœur des vieillards se rajeunissait à cet aspect. Siawusch dit à Piran : Voici un beau pays ; j'établirai ici une résidence magnifique qui ouvrira mon cœur à la joie ; je bâtirai une ville immense, renfermant beaucoup de palais et de jardins ; je ferai élever un château qui touchera à la lune et qui sera digne du maître de la couronne et du trône. Piran lui répondit : O toi qui ne veux que le bien ! si tu me le permets, je vais bâtir, à l'endroit sur lequel ta pensée se fixera, un palais qui s'élèvera jusqu'à la lune ; je ne veux plus posséder de terres ni de trésors, car le monde entier m'est devenu indifférent à cause de toi. Siawusch lui répondit : O homme fortuné ! tu feras porter du fruit à l'arbre de ma puissance. Tous mes trésors et tout mon bonheur, je te les dois ; et la première chose qui me frappe partout, c'est la peine que tu te donnes pour moi. Je vais bâtir ici moi-même une ville qui fera l'étonnement des hommes.
SIAWUSCH BÂTIT GANGDIZ.
Je vais maintenant ouvrir la porte des histoires et des belles traditions de nos ancêtres ; je vais parler de Gang-i Siawusch, je vais décrire cette ville et rapporter les récits des anciens. Gloire au créateur du monde, au créateur de tout ce qui est connu et inconnu, au maître de l'existence et du néant, à Dieu qui seul est unique, tandis que toute chose créée A son semblable ! gloire à son prophète et à chacun de ses compagnons ! Puisque le monde a vu disparaitre ces hommes justes, ne compte pas y rester. Où est maintenant le trône du roi des rois ? où sont les grands pleins de cœur et de noblesse ? où sont les sages et les savants, et les investigateurs infatigables ? où sont les idoles pleines de grâce et de modestie, avec leurs bonnes paroles et leur voix tendre ? où sont les opprimés qui avaient trouvé un refuge dans la montagne, et qui étaient privés de tout repos, de tout bonheur et de toute gloire ? où sont ceux qui touchaient les nuages de leur front, et ceux dont le lion était la proie ? Tous ont pour couche la terre et la brique, et heureux sont ceux qui n'ont semé que la semence du bien. Nous venons de la poussière, et nous devons y retourner ; et partout il n'y a que crainte, malheur et terreur. Tu meurs, mais le monde dure, et personne ne peut distinguer ce qui est accessible à l'homme de ce qui ne Test pas ; le monde entier est plein de mystères et d'exemples instructifs. Pourquoi notre sort est-il de n'y pas faire attention ? Après avoir cherché pendant soixante-six ans un lieu de repos, le front ridé par l'excès du travail et par les peines, tu as étendu sur le monde la main de l'ambition ; mais la plupart de tes compagnons t'ont déjà devancé en mourant, et tu ne seras plus leur confident : écoute donc une histoire tirée d'un ancien livre. Puisque ces hommes illustres ont quitté le monde, pourquoi mets-tu sur ta tête la couronne de l'ambition ? ce sont eux qui avaient fait fleurir le monde entier dans un temps où il y avait de la justice sur la terre. Maintenant écoute l'histoire de Gangdiz ; prête l'oreille à ce récit.
Il n'y a pas de lieu sur la terre comparable à Gangdiz, il n'y a pas de pays qui ravisse autant le cœur ; c'est Siawusch qui a bâti cette ville et qui a supporté dans ce travail les plus rudes fatigues. Quand on a passé la mer, on trouve un désert où tu vois une grande plaine sans eau ; au-delà de cette plaine est un pays habité et rempli de villes d'où l'on peut tirer toutes sortes de choses ; ensuite tu rencontres une grande montagne dont la hauteur dépasse toute mesure et au milieu de laquelle est bâtie Gangdiz ; et sache, pour que ton instruction soit complète, que cette montagne a cent farsangs de tour, que sa hauteur étonne l'œil, que tu n'y trouves pas de chemin, de quelque côté que tu ailles, et qu'elle forme une enceinte continue. C'est donc un bassin de trente-trois farsangs de diamètre, entouré de tous côtés d'un rempart de rochers ; et si l'on y place un homme par farsang pour en défendre l’accès, cent mille hommes, armés de cottes de mailles et montés sur des chevaux caparaçonnés, ne pourront forcer le passage. Quand tu auras passé ce mur de rochers, ta apercevras une grande ville, remplie de parterres de roses, de parcs, de palais et de maisons, de bains chauds et d'eaux vives ; tu trouveras dans chaque maison de la musique et du luxe de toute espèce. La montagne est peuplée de bêtes fauves, et la plaine de cerfs ; c'est un paradis qu'on ne veut plus quitter une fois qu'on l’a vu. Si tu vas dans la montagne, tu y trouves des faisans, des paons et des perdrix ; les étés n'y sont pas chauds, les hivers n'y sont pas froids, et ce n'est partout que plaisirs, repos et festins ; il n'y a pas un malade dans cette ville ; enfin c'est un jardin du paradis. Toutes les eaux y sont limpides et douces, et dans les champs règne un printemps éternel. Si tu mesures cet espace au farsang persan, tu en compteras trente en long et en large, et la montagne a un farsang et demi de haut, et elle est si escarpée que les hommes tremblent d'y monter. De l'autre côté s'étend une plaine telle que personne n'en a vu de plus belle.
Lorsque Siawusch arriva dans ce lieu et qu'il l'eut examiné, il le choisit de préférence à tout autre lieu du Touran. Le héros illustre lui donna son propre nom, et couronna les rochers d'enceinte par un mur qu'il fit bâtir de pierres, de mortier, de roseaux et de cette substance dont nous ne savons pas le nom. La hauteur de ce mur est de plus de deux cents palmes, son épaisseur de trente-huit, et ni catapulte ni flèche ne peuvent l'atteindre. Il faut nécessairement le voir pour comprendre combien il est inaccessible ; car si l'on en parle à ceux qui ne l'ont pas vu, ils s'indignent contre le narrateur. Il y a deux farsangs du sommet du rempart jusqu'au pied des rochers, et tout autour se déroule une plaine basse d'où l'œil ne peut s'étendre plus haut que la crête de la montagne, créle si élevée que les oiseaux hésitent de voler par dessus.
Siawusch entreprit beaucoup de travaux sur ce point où il voulait établir son pouvoir, son trône et sa couronne ; il éleva des bâtiments dans cet endroit ravissant ; il construisit une ville dans ces beaux lieux, une ville avec des maisons, des palais et un Meïdan ; il y planta des arbres sans nombre ; il en fit un séjour semblable au paradis, et y sema des roses, des hyacinthes, des narcisses et des tulipes.
SIAWUSCH PARLE AVEC PIRAN DE SON AVENIR.
Lorsqu'ils repartirent de ce beau pays, Siawusch devint pensif et adressa une question aux astrologues, disant : J'ai fondé ici une ville : contribuera-t-elle à ma puissance et à mon bonheur, ou me repentirai-je de ce que j'ai fait ? Tous répondirent au roi de la terre : Cette fondation ne te promet pas beaucoup de bonheur. Siawusch se mit en colère contre les astrologues ; son cœur se remplit de douleur et ses yeux furent pleins de larmes. Il tenait mollement les rênes de son cheval, et des larmes brûlantes tombaient de ses yeux. Piran lui dit : O roi ! pourquoi es-tu devenu si soucieux ? Siawusch répondit : La rotation du ciel sublime afflige et trouble mon âme. J'ai beau accumuler des choses précieuses et des trésors, et multiplier mes palais ornés, à la fin tout cela tombera entre les mains de mes ennemis ; il m'arrivera malheur sur malheur, et la mort m'atteindra. Il n'y a pas de lieu dans le monde comme le château de Gang ; il n'y a pas de ville qui ravisse autant le cœur. La grâce de Dieu, le distributeur du bonheur, a été mon soutien, et la prudence et le sort ont veillé sur moi, de sorte que j'ai pu bâtir cette grande ville, dont j'ai élevé le faîte jusqu'aux Pléiades. Je suis maintenant tout occupé de cette ville, je l'orne de toute manière, et quand elle sera devenue belle et brillante, quand elle sera remplie de palais, de trésors et de choses précieuses, je n'en jouirai pas longtemps, et un autre que moi s'assiéra à ma place. Ni moi, ni mes enfants, ni un noble héros de ma famille, n'en jouirons ; il ne me sera pas accordé une longue vie, et bientôt je n'aurai plus besoin ni de palais ni de salle d'audience. Mon trône deviendra le siège d'Afrasiab, et la mort se hâtera de me dévorer, moi qui suis innocent. Tel est le secret du ciel sublime, qui tantôt nous comble de joie, tantôt nous jette dans la tristesse.
Piran lui répondit : O toi qui portes haut la tête ! ne t'arrête pas follement sur ces pensées sombres. Afrasiab est ton soutien contre le malheur, et tu portes au doigt le sceau de la royauté ; et moi je ferai tout pour que notre alliance ne se brise pas, aussi longtemps que la vie demeurera dans ce corps. Je ne te laisserai pas atteindre par un souffle de vent, je ne permettrai pas à l'air de compter tes cheveux. Siawusch lui dit : O illustre guerrier ! je ne désire que partager ta gloire ; je te confie tous mes secrets, car tu es un homme dont le corps est sain et l'esprit vigilant. Je te communiquerai ce que Dieu le glorieux a décrété et ce que j'ai appris des secrets du ciel sublime ; je te dévoilerai avenir exactement, aussitôt que je serai ho de ce palais et de ce parc. Je t'en parle pour que tu ne dises pas, quand tu verras arriver tout cela : Comment Siawusch a-t-il pu ignorer sa destinée ? O sage et vaillant Piran ! prête l'oreille à mes paroles. Il ne se passera pas beaucoup de temps avant que ce roi méchant et soupçonneux ne me fasse mourir cruellement, malgré mon innocence, et qu'un autre ne prenne ma couronne et mon trône. Tu me resteras fidèle, et tu suivras le droit chemin ; mais le ciel en a décidé autrement que tu ne voudrais, et les paroles de la calomnie et ma mauvaise fortune amèneront ce malheur sur ma tête innocente. L'Iran et le Touran seront bouleversés, et la vengeance sera telle que la vie deviendra un fardeau pour les hommes ; la terre entière sera remplie de misère, et l'épée de la guerre régnera dans le monde. Tu verras arriver de l'Iran dans le Touran beaucoup d'étendards jaunes, rouges, noirs et violets, et il s'ensuivra une grande destruction, le pillage de tout ce qui est précieux et la dissipation des trésors amassés. Grand est le nombre des pays qu'on foulera aux pieds des chevaux, des pays où l'on troublera l'eau des fleuves. Le roi du Touran se repentira alors de ce qu'il a fait et de ce qu'il a dit, mais ce repentir ne lui profitera pas ; car toute la terre habitée sera livrée à la destruction, des cris s'élèveront de l'Iran et du Touran, et mon sang jettera le trouble parmi les hommes. C'est ainsi que Dieu l'a écrit au firmament, et tout ce qu'il sème porte du fruit comme il l'ordonne. Viens donc, allons gaiement jouir et faire des largesses ; et quand le moment de la mort sera venu, nous mourrons. Pourquoi lierais-tu ton cœur à ce séjour passager ? pourquoi t'attacherais-tu aux trésors ? pourquoi te donnerais-tu de la peine pour les acquérir ? Un autre jouirait après nous de ces trésors, et pourquoi un homme sage se fatiguerait-il pour agrandir un ennemi ? Piran l'écouta et devint soucieux ; son cœur se remplit de douleur à ces paroles ; il se dit : J'ai attiré moi-même le malheur sur ma tête ; si ce qu'il dit est vrai, j'aurai appelé la destruction sur le pays de Touran, j'aurai répandu dans le monde la semence de la vengeance : car c'est par mes soins qu'il est arrivé dans le Touran ; c'est moi qui lui ai donné un pays, une couronne et des trésors, quoique j'eusse entendu toutes les paroles d'Afrasiab, qui mainte fois m'a prédit la même chose. Ensuite il dit à Siawusch avec tendresse : Que sais-tu des mouvements et de l'action du ciel qui tourne, et qui t'a instruit de ses secrets ? Ces pensées te sont venues parce que tu t'es rappelé le pays d'Iran, Kaous et le trône impérial, parce que tu t'es rappelé le temps de ton bonheur. Ecarte-les de ton souvenir, agis et pense comme un homme de sens. Ils continuèrent de converser ainsi pendant leur route ; leur esprit était occupé de l'avenir, et ce ne fut que lorsqu'ils descendirent cb cheval qu'ils cessèrent de parler. Ils firent préparer une table d'or et demandèrent du vin, de la musique et des chants.
AFRASIAB ENVOIE PIRAN DANS LES PROVINCES.
Ils se livrèrent ainsi au plaisir pendant sept jours, buvant à la santé des rois de la terre. Le huitième jour, arriva une lettre d'Afrasiab au chef de l'armée du Touran, dans laquelle il lui disait : Pars et va jusqu'à la mer de la Chine, choisis une armée de braves, continue de marcher jusqu'aux frontières de l'Inde, va de là jusqu'à la mer de Sind, demande partout les tributs qui me sont dus, et étends tes troupes jusque dans le pays des Khazars. On entendit alors un grand bruit dans le palais du Pehlewan, et la terre fut ébranlée par le son des timbales et des tambours. De tous côtés arrivèrent des troupes auprès de Piran, formant une grande armée remplie d'ardeur pour le combat. Ayant ainsi réuni l'armée du Touran autour de son palais, Piran partit pour les pays que le roi lui ordonnait de visiter ; il prit congé de Siawusch et lui laissa beaucoup de choses précieuses, de l'argent et des chevaux caparaçonnés ; ensuite il se mit en route avec son armée, selon les ordres d'Afrasiab.
SIAWUSCH BÂTIT SIAWUSCHGUIRD.
Une nuit, arriva courant comme une flamme, un messager d'Afrasiab monté sur un dromadaire : il apportait à Siawusch une lettre affectueuse, étoilée d'or comme le brillant firmament, et dans laquelle le roi lui disait : Depuis que tu es parti, j'ai perdu ma gaieté, et les chagrins ne me quittent plus. Néanmoins j'ai cherché pour toi une résidence convenable dans le Touran, et quoique le lieu où tu es allé soit beau et charmant, et que ton âme soit à l'abri de tout souci, je te prie de te rendre maintenant dans le pays que je t'ai donné, et de jeter dans la poussière la tête de nos ennemis. Siawusch fit ses préparatifs et se dirigea en toute hâte du côté où le roi lui ordonnait d'aller. On chargea de bagages précieux mille chameaux femelles au poil roux ; on chargea cent mules de pièces d'argent et quarante autres de pièces d'or. Dix mille cavaliers iraniens et touraniens, choisis et prêts à frapper de l'épée, les escortaient, et ce cortège était précédé par les trésors du roi et par les litières qui renfermaient de belles femmes parées. Siawusch emmena avec lui trente charges de chameau de rubis, de turquoises dignes d'un roi, de colliers, de couronnes incrustées de pierreries, d'ambre, de bois de sandal, de musc et d'autres parfums, enfin de brocarts et de trônes couverts de soie tirée de l'Egypte, de la Perse et de la Chine. Le roi et son glorieux cortège se dirigèrent vers le beau pays de Behar, et, arrivé dans ce pays, Siawusch indiqua de la main un endroit et fit préparer un emplacement long et large de deux farsangs. Il y fonda une ville renfermant de hauts palais, des jardins et de beaux parterres de roses ; il fit couvrir sa salle d'audience de peintures représentant des rois, des fêtes et des scènes de guerre. On y voyait au-dessus du trône la figure de Kaous, orné de bracelets et armé d'une massue, et Rustem au corps d'éléphant, Zal, Gouderz et toute l'assemblée des héros se tenant devant son trône. De l'autre côté étaient peints Afrasiab et ses braves, comme Piran et Guersiwez avide de vengeance. Dans l'Iran et dans le Touran, les hommes de bien ne parlaient que de cette belle ville, où s'élevaient partout des coupoles dont les sommets touchaient aux nues, où étaient assis partout des chanteurs et des musiciens, où l'on rencontrait partout des princes et des grands. On donna à cette ville le nom de Siawuschguird, et tous les hommes s'en réjouirent dans leur cœur.
PIRAN VISITE SIAWUSCHGUIRD.
Piran, en revenant de l'Inde et de la Chine, entendit parler de cette noble ville de Siawuschguird, dont le renom s'était répandu dans le Touran, et qui avait été fondée sous de bons auspices le jour d'Ard. Piran entendit de la bouche de chacun des récits concernant cette ville, ses palais, ses coupoles, ses jardins et ses parcs, ses eaux vives, ses plaines, ses montagnes et ses vallées ; et il fut impatient de voir ce que le roi avait fait dans un si beau lieu. Lorsque le temps de se mettre en route fut venu, il emmena avec lui tous ceux qui devaient l'accompagner, tous ceux qui étaient de rang à participer à cette fête ; c'étaient mille cavaliers prudents et vaillants. Il s'approcha de la ville, et Siawusch se mit en marche avec une escorte pour aller à sa rencontre ; Piran mit pied à terre aussitôt qu'il l'aperçut de loin, et Siawusch descendit de son éléphant paré et serra étroitement dans ses bras le Pehlewan. Les deux héros s'en retournèrent ensemble à la ville, dont ils firent le tour, et Piran trouva beau ce lieu naguère désert. Toutes les maisons, tous les palais et les jardins brillaient comme des lampes resplendissantes. Le Sipehdar Piran visita tout, et appela sur Siawusch les bénédictions de Dieu, disant : Si tu n'avais pas été doué d'une puissance et d'une majesté royales en même temps que de sagesse pour découvrir un pareil endroit, comment aurais-tu pu trouver un lieu comme celui-ci pour y fonder une ville si belle ? Puisse ton drapeau rester, jusqu'au jour de la résurrection, entouré de grands et de braves ! puissent tes fils, de génération en génération, rester heureux comme toi, maîtres du monde, victorieux et de noble nature. Ayant parcouru une partie de cette belle ville, il se rendit au palais et au jardin de Siawusch, et, rempli de bonheur, de gaieté et d'ambition, il se dirigea vers la demeure de Ferenguis. La fille d'Afrasiab vint à sa rencontre, lui adressa les questions d'usage et lui offrit des pièces d'or. Piran s'assit sur le trône et regarda autour de lui ; il vit une foule de serviteurs debout devant lui, et recommença à bénir Siawusch et à adresser des actions de grâce au Créateur. Après cela on fit un festin avec du vin et des tables chargées de mets, des musiciens et des échansons. Ils restèrent pendant sept jours la coupe eu main, tantôt heureux et gais, tantôt ivres de vin. Le huitième jour Piran fit apporter des présents, des offrandes dignes d'un roi et convenables au rang de Siawusch, des rubis et des joyaux dignes d'un roi, des brocarts et un trône incrusté de pierreries, des pièces d'or et des chevaux à la selle de bois de peuplier, au caparaçon d'or et à la housse de peau de léopard. Il donna à Ferenguis des diadèmes et des boucles d'oreilles, des colliers et des bracelets ornés de pierres fines ; ensuite il partit pour Khoten, avec un cortège qui formait une assemblée de héros.
Il arriva joyeusement à son palais, se rendit à l'appartement de ses femmes, et dit à Gulschehr : Quiconque n'a pas vu le gai paradis et ce que Rithwan y a planté, qu'il aille voir cette ville, ce séjour fortuné, dont le trône et le palais sont un paradis sublime ; qu'il aille voir Siawusch brillant comme le soleil et assis sur son trône dans sa puissance, dans sa gloire et dans sa prudence, et semblable au bienheureux Serosch. Fais joyeusement un peu de chemin pour aller voir la ville de Siawusch, et le maître de la ville plus brillant qu'elle ; tu dirais qu'il illumine tout l'Occident. Tu y verras Ferenguis, belle et brillante, et semblable à la lune de deux semaines, se tenant à côté du soleil. De là Piran se rendit auprès d'Afrasiab rapidement comme une barque qui vole sur l'eau. En arrivant il lui rendit compte de ce qu'il avait fait, et lui remit les tributs qu'il apportait des provinces ; il lui raconta comment il avait combattu dans les pays de l'Inde, comment il avait abaissé dans la poussière la tête des méchants. Le puissant roi lui adressa des questions sur tout ce que faisait Siawusch, sur sa nouvelle ville, son pays et son palais. Piran lui répondit :
Quiconque a vu de ses yeux le gai paradis au mois d'Ardibehischt ne peut le distinguer de cette ville ; il ne peut distinguer le soleil de ce noble prince. J'ai vu une ville telle que personne n'en a vu de semblable dans le Touran et dans la Chine ; il y a tant de jardins, de palais et d'eaux vives, que tu dirais que l'âme de Siawusch avait, pour pouvoir les créer, absorbé toute l'intelligence qu’il y a dans le monde. Faudrait-il chercher à blâmer quelque chose là où il n'y a rien à blâmer ? Quand j'ai vu de loin le palais de Ferenguis, il ressemblait à un amas de joyaux, il brillait comme la lumière ; et si le Serosch descendait du ciel, il n'égalerait pas l'époux de ta fille en majesté, en gloire et en prudence, en grâce et en dignité, et il est aussi bon que ton cœur joyeux peut le désirer. Enfin les deux pays qui se combattaient et étaient en guerre sont maintenant en repos, comme un insensé qui recouvre la raison. Puissent le cœur des hommes de sens et la volonté des grands rester ainsi disposés à tout jamais. Le roi fut ravi de ces paroles, car il vit que son rejeton fertile portait du fruit.
AFRASIAB ENVOIE GUERSIWEZ AUPRES DE SIAWUSCH.
Afrasiab raconta ces nouvelles à Guersiwez, il dévoila devant lui tout ce qui était secret, et lui dit : Va joyeusement à Siawuschguird, regarde ce que Siawusch y a fait et examine tout. Il a mis son cœur dans le Touran, et ne pense plus à l'Iran, depuis qu'il a renoncé au trône et à la couronne, depuis qu'il a abandonné Gouderz, Bahram et le roi Kaous ; il ne désire plus voir Rustem fils de Zal ; il ne prend plus en main sa lance et sa massue de fer. Il a bâti, dans un lieu qui n'était qu'un champ de ronces, une ville semblable au gai printemps ; il y a élevé de grands palais pour Ferenguis, et la traite avec respect. Lève-toi, fais tes préparatifs de départ et rends-toi auprès du noble Siawusch. Quand tu le verras, tu lui diras beaucoup de paroles amicales, tu lui témoigneras la déférence due à sa puissance ; à la chasse et au banquet, dans la plaine et dans la montagne, et quand la foule des Iraniens sera assise devant toi, tu te montreras respectueux envers lui devant les grands, tu le combleras de louanges, tu célébreras sa gloire. Prépare des présents sans nombre, de l'or, des pierreries, des chevaux et des arcs, des couronnes magnifiques, des brocarts de la Chine, des diadèmes, des épées, des massues et des sceaux ; cherche ce que ton trésor peut te fournir en tapis et en tout ce qui est beau de couleur et de parfum. Porte de même des présents à Ferenguis, et vas-y la langue chargée de bénédictions. Si ton hôte te reçoit avec honneur, reste joyeusement dans cette belle ville. L'illustre Guersiwez jeta les yeux sur mille cavaliers choisis dans le Touran ; il rassembla cette troupe glorieuse et partit pour Siawuschguird. Lorsque Siawusch eut connaissance de son approche, il se mit en route avec un cortège pour aller à sa rencontre en toute hâte, lis s'embrassèrent, et Siawusch lui demanda des nouvelles du roi. De là ils se rendirent au palais, et Siawusch fit préparer des quartiers pour les Touraniens. Le lendemain Guersiwez alla de grand matin apporter les présents du roi et s'acquitta de son message. Siawusch regarda les présents du roi et rougit comme une rose printanière ; il monta sur un cheval rapide, et les cavaliers iraniens se réunirent autour de lui ; il montra à Guersiwez la ville, rue par rue, et rentra ensuite dans son palais.
NAISSANCE DE FIROUD, FILS DE SIAWUSCH.
Dans ce moment un cavalier rapide comme le vent accourut vers Siawusch et lui apporta une bonne nouvelle, disant : La fille du Pehlewan du Touran a mis au monde un enfant beau comme la lune. On a donné à ce noble enfant le nom de Firoud ; et Piran, lorsqu'il l'a appris au milieu de la nuit sombre, a ordonné sur-le-champ à moi et à un autre cavalier de nous rendre auprès de toi, ô prince, et de t'en porter la nouvelle. Djerireh, la mère de cet enfant illustre, la première parmi les reines puissantes, a ordonné de son lit à ses esclaves de tremper la main de l'enfant dans du safran. On a appliqué sa main sur le dos de cette lettre, et Piran m'a dit : Porte-la à Siawusch, dont les vœux sont exaucés, et dis-lui que, malgré ma vieillesse, je me sens heureux par la grâce de Dieu le saint.
Siawusch répondit : Puisse cet enfant n'être jamais privé du trône et du pouvoir ! Il donna au messager tant de pièces d'argent que l'homme qui les portait fut fatigué du poids. Lorsque cette nouvelle parvint jusqu'à Guersiwez, il dit : Piran est devenu aujourd'hui l'égal du roi. Ils arrivèrent joyeusement au palais de Ferenguis, à qui Siawusch raconta ce qu'il venait d'apprendre. Guersiwez vit Ferenguis assise sur son trône d'ivoire et la tête couverte d'une couronne de turquoises ; de nombreuses esclaves au visage de lune, parées de diadèmes d'or, se tenaient debout devant cette lune. Elle descendit de son trône et le salua ; elle lui demanda comment il avait supporté les fatigues de sa longue route. Le cœur et la tête de Guersiwez bouillonnaient, mais il dissimula par courtoisie et par prudence, il se dit : Il ne se passera pas un an avant que Siawusch ne veuille plus ménager personne ; c'est à lui qu'appartiennent la royauté et le trône, le trésor, le pays et l'armée. Il renferma en lui-même le secret de son âme, mais il trembla de colère et ses joues pâlirent ; il dit à Siawusch : Tu goûtes les fruits de ton travail, et ton cœur ne cesse de se réjouir de ton trésor. On plaça dans le palais deux trônes d'or, et ils s'y assirent pleins d'allégresse et de bonheur ; des musiciens et des échansons se présentèrent devant ces trônes incrustés de pierreries, et le plaisir que faisait éprouver à Guersiwez le son des harpes, des flûtes et des voix lui fit oublier sa colère.
SIAWUSCH JOUE À LA BALLE.
Lorsque le soleil brillant se dévoila, montrant d'en haut sa face au monde entier, Siawusch se rendit du palais dans le Meïdan, et en fit le tour en jouant à la balle. Guersiwez arriva et lança une balle, Siawusch courut après et la frappa du creux de sa raquette, pendant que son adversaire ne toucha que le sol. Siawusch la lança avec la raquette de manière à la faire disparaître ; tu aurais dit que le ciel lavait attirée à lui. Ensuite il dit aux braves qui cherchaient la gloire : Le Meïdan, les raquettes et les balles sont à vous. Ils coururent sur la place et enlevèrent en un instant la halle aux Turcs ; Siawusch fut fier des Iraniens et se redressa comme un noble cyprès. Ensuite il fit apporter un trône d'or, et ordonna un combat aux javelots dans le Meïdan ; et les cavaliers s'élançant sur la place comme un tourbillon de poussière, combattirent avec leurs javelots, pendant que les deux princes, assis sur le trône d'or, décidaient qui s'était montré le plus habile.
Guersiwez dit à Siawusch : O roi plein de bravoure, héritier des rois, plus illustre encore par ta bravoure que par ta naissance ! montre aux Turcs ton art à te servir de la pointe de la lance, des flèches et de l'arc, manie les rênes et fais une joute. Siawusch posa les mains sur la poitrine en signe à !obéissance, quitta le trône où il était assis et monta à cheval. On lia ensemble cinq cuirasses, dont chacune était assez lourde pour fatiguer la poitrine d'un homme ; on les plaça au bout de la lice, et toute l'armée regarda Siawusch pour voir ce qu'il allait faire. Il prit une lance digne d'un roi ; c'était un souvenir de son père, qui s'en était servi dans la guerre du Mazandéran et en avait percé des lions à la chasse. Il descendit dans la lice, cette lance en main, se précipita comme un éléphant en fureur, frappa les cuirasses de la lance et les enleva. Aucun bouton et aucune maille de ces cuirasses ne tenait plus ; Siawusch revint de sa course portant haut la lance et éparpillant de tous côtés les cuirasses. Les cavaliers et Guersiwez avide de combats vinrent armés de longues lances ; ils tournèrent longtemps autour de ces cuirasses, mais ils n'en soulevèrent de terre aucune dont les mailles ne fussent rompues. Siawusch demanda alors quatre boucliers du Ghilan, deux de bois et deux d'acier brillant ; il demanda des flèches de bois de peuplier, en mit six dans sa ceinture et en garda une dans la main ; il posa une flèche sur l'arc et se raffermit sur les étriers ; toute l'armée avait les yeux sur lui. Le trait du roi illustre traversa les quatre boucliers de bois et de fer, et c'est ainsi qu'il lança ses flèches grosses comme trois autres flèches, aux acclamations de tous, jeunes et vieux ; chacun de ces boucliers était percé, et toute la multitude appelait les grâces de Dieu sur Siawusch.
Guersiwez lui dit : O roi ! tu n'as pas ton égal dans l'Iran et dans le Touran. Viens, pour que nous luttions dans cette lice en présence de l'armée ; nous nous saisirons par la courroie de la ceinture, comme deux braves qui se combattent. Je n'ai pas d'égal parmi les Turcs, et tu ne trouveras pas beaucoup de chevaux comme le mien ; et toi aussi tu n'as pas ton pareil dans le pays d'Iran, ni en force ni en stature. Si je parviens à t'enlever de selle et à te jeter par terre avant que tu t'y attendes, tu reconnaîtras que je suis plus fort que toi, meilleur cavalier et plus expert dans les jeux du Meïdan ; si au contraire tu me jettes par terre, je ne me montrerai plus sur un champ de bataille.
Siawusch répondit : Ne parle pas de cela ; tu es un prince et un lion avide de combats ; ton cheval est le roi du mien, et ton casque est sacré pour moi comme Adergouschasp. Désigne un Touranien autre que toi pour qu'il se mesure avec moi sans me garder rancune. Guersiwez reprit : O toi qui recherches la gloire ! un jeu ne fait pas naître de la colère, parce que deux hommes luttent ensemble et se saisissent par la ceinture. Siawusch lui répondit : Tu as tort ; je ne puis pas lutter avec toi. Un combat entre deux hommes a beau n'être qu'une joute, il produit la colère lors même que la bouche des combattants sourit. Tu es le frère du roi, tu foules la lune sous les pieds de ton cheval ; je suis prêt à t'obéir en toutes choses, mais sur ce point je rejette ton avis et n'accepte pas ton défi. Choisis parmi tes compagnons un lion vaillant, fais-le monter sur ce cheval ardent ; et puisque tu veux que je combatte, tu verras que les têtes les plus hautes sont au-dessous de la poussière de mes pieds, et je m'efforcerai de n'avoir pas à rougir de ce combat devant le roi illustre. L'ambitieux Guersiwez sourit et fut flatté de ces paroles ; il dit aux Turcs : Qui d'entre vous, ô guerriers qui portez haut la tête, désire se faire un renom dans le monde, soutenir une lutte contre Siawusch et jeter dans la poussière le chef des braves ? Les Turcs ne voulurent ni entendre ni répondre, excepté Gueroui Zereh, qui s'avança, disant : Je suis digne de ce combat, si Siawusch ne trouve pas d'autre antagoniste. Le front de Siawusch se rida à ces paroles de Gueroui Zereh, et ses joues se contractèrent. Guersiwez lui dit : O roi ! ne choisis-tu pas un second parmi les braves de l'armée ? Siawusch lui répondit : Puisque je suis dispensé de me battre contre toi, je fais peu de cas d'une lutte contre les grands ; que deux d'entre eux se préparent à se mesurer avec moi dans la lice. Or il y avait un Turc, un brave qui n'avait pas son pareil en force dans le Touran ; son nom était Demour. Il entendit les paroles de Siawusch, courut rapidement comme la fumée vers Gueroui, et s'équipa en toute hâte. Demour et Gueroui fondirent sur Siawusch, qui se préparait à l'attaque. Gueroui Zereh porta la main sur la ceinture de Siawusch et la tordit comme pour faire un nœud ; mais Siawusch le saisit par la courroie de la ceinture et lui fit sentir la grande force de son bras ; il l'enleva de selle et le jeta par terre, sans avoir eu besoin de la massue et du lacet. Il s'élança ensuite sur Demour, le saisit fortement à la poitrine et au cou, et l'enleva si lestement de selle que les braves en restèrent confondus ; il l'apporta à Guersiwez sans lui faire de mal ; tu aurais dit qu'il portait sous le bras une poule. Ensuite il descendit de cheval, lâcha Demour, et monta en souriant sur le trône d'or. Guersiwez fut courroucé de ce que Siawusch avait fait ; son âme devint soucieuse et ses joues pâlirent.
Ils quittèrent le trône d'or et s'en retournèrent au palais ; tu aurais dit qu'ils portaient la tête plus haut que Saturne, et tous les grands aux traces fortunées banquetèrent pendant sept jours avec du vin et de la musique. Le huitième jour Guersiwez et les siens firent leurs préparatifs de départ, et Siawusch, malgré les soupçons qu'il avait conçus en secret, écrivit au roi une lettre remplie d'expressions de soumission et de questions amicales. Ensuite il fit à Guersiwez beaucoup de présents, et les Turcs partirent joyeusement de cette belle ville, devisant entre eux longuement des hauts faits du roi et de la beauté de son pays. Mais Guersiwez, qui était avide de vengeance, leur dit : Il nous est venu du malheur de l'Iran ; le roi a appelé de ce pays un homme qui nous fait asseoir honteusement dans notre sang : deux lions terribles, comme Demour et Gueroui, deux héros pleins d'ardeur pour le combat, étaient faibles, impuissants et sans force entre les mains de ce cavalier seul, au cœur impur. Cette affaire ne finira pas paisiblement ; elle a mal commencé et se terminera mal.
GUERSIWEZ REVIENT ET CALOMNIE SIAWUSCH AUPRÈS D'AFRASIAB.
Guersiwez se rendit donc à la cour du roi, privé par la colère de repos et de sommeil. Lorsqu'il fut arrivé auprès du maître de l'armée du Touran, le roi lui adressa des questions de toute espèce, et Guersiwez lui répondit longuement et lui remit la lettre. Le roi la lut en souriant et s'en réjouit. L'illustre Guersiwez remarqua sur son visage ces signes de plaisir ; il se retira au coucher du soleil, le cœur rempli de haine et de douleur ; pendant toute la nuit, jusqu'à ce que le jour brillant parût, il se tordit comme un serpent qui se roule dans la poussière ; la haine l'empêcha de dormir, et dès le matin il se rendit auprès du roi ; ils firent sortir tous les étrangers, s'assirent et délibérèrent sur toutes choses.
Guersiwez dit : O roi ! Siawusch n'est plus tel que tu l'as vu autrefois. Un envoyé secret du roi Kaous est arrivé auprès de lui il y a peu de temps ; il a reçu de même des messagers de Roum et de la Chine. Il boit à la santé de Kaous ; il a réuni autour de lui une grande armée, et tu auras à trembler devant lui avant que tu t'y attendes. Si Tour n'avait pas eu le cœur farouche, il n'eût jamais tué injustement Iredj ; mais depuis ce temps ces deux pays sont comme le feu et l'eau, et irrités l'un contre l'autre. Tu veux aujourd'hui les amener follement à une alliance, comme si tu pouvais conjurer l'orage. Si je t'avais caché ce danger, j'aurais rendu mon nom infâme dans le monde. Le roi s'affligea de ces paroles, et l'idée de ce fâcheux avenir le frappa ; il répondit à Guersiwez : C'est ton amour fraternel qui s'est ému pour moi et qui a guidé ton cœur. Pensons pendant trois jours à cette affaire, et nous pourrons alors nous décider plus mûrement ; et quand je me serai assuré si quelque péril nous menace, je dirai quel remède tu dois y apporter. Le quatrième jour Guersiwez se présenta à la cour, le casque en tête, la ceinture serrée autour des reins. Le roi du Touran l'appela auprès de lui et lui parla longuement de ce qui regardait Siawusch. Il lui dit : O fils de Pescheng ! qu'est-ce que je possède dans le monde qui ne me vienne pas de toi ? Il faut donc que je dévoile devant toi tous mes secrets, que je te fasse voir le fond de cette affaire, pour que tu me dises ton avis. Le mauvais rêve que j'eus autrefois m'avait rendu inquiet et avait amoindri mon intelligence ; je pris donc le parti de ne pas combattre Siawusch, et de son côté il ne m'a fait aucun mal ; il a au contraire renoncé au trône impérial, et sa vie est un tissu dont l'intelligence est la trame, et la vertu la chaîne. Jamais il ne s'est écarté de mes ordres, et jamais il n'a éprouvé de ma part que des bontés. Je lui ai donné un pays et des trésors, et jamais je ne lui ai rappelé les soucis et la peine dont il m'a accablé ; je me le suis attaché par une alliance, j’ai renoncé à me venger de l'Iran, je me suis privé pour lui de mes trésors et de ma fille, qui faisait les plus chères délices de mes yeux ; et maintenant il s'élèverait dans le monde un cri unanime contre moi, si je voulais le perdre après l'avoir comblé de bienfaits, après avoir essuyé pour lui mille fatigues, après m'être dépouillé d'un royaume, d'une couronne et de grands trésors. Je n'ai aucun prétexte pour lui faire du mal ; et quelque peu de tort que je lui fisse, je serais blâmé par les grands et honni du monde entier. Il n'y a pas de bête féroce qui ait les dents plus aiguës que le lion, dont le cœur ne craint pas l'épée ; et pourtant quand il voit un enfant dans la détresse, il lui fait d'un bosquet un asile contre tout danger : le maître du soleil et de la lune m'approuverait-il donc si je sévissais contre un innocent ? Je ne connais que Siawusch à qui je voulusse donner le nom de fils, et tu veux que je le renvoie à son père ! Si jamais il a envie d'un trône et d'un sceau, ce n'est pas mon pays qu'il subjuguera.
Guersiwez lui répondit : O roi, ne traite pas si légèrement une chose si grave. Si jamais Siawusch quitte le Touran et s'en retourne dans l'Iran, notre pays sera entièrement dévasté. Chaque fois qu'un étranger entre dans ta famille, il apprend le secret de ta force et de ta faiblesse, et un sage a dit là-dessus : Un orage qui vient de ta maison même ne peut que te faire éprouver toute sorte de soucis et de peines, il détruira ta famille et ta gloire, il dispersera tes trésors. Ne sais-tu donc pas que quiconque élève un léopard ne peut s'attendre qu'à de la haine et à des combats ? Afrasiab réfléchit sur ces paroles, et tout ce que Guersiwez avait dit lui parut vrai ; il se repentit de ce qu'il avait voulu et de ce qu'il avait fait, il sentit que tous ses plans étaient dérangés. Il répondit : w Je vois que tout est malheureux dans cette affaire, depuis le commencement jusqu'à la fin. J'attendrai jusqu'à ce que je voie comment la rotation secrète du ciel en décidera, en toute chose il vaut mieux attendre que se hâter. Attends donc que le soleil se lève sur ces ténèbres ; je verrai alors quelle est la volonté de Dieu, et de quel côté se tourne la face de l'astre qui illumine les sphères tournantes. Si je rappelais Siawusch à ma cour, je saurais découvrir ses intentions secrètes ; je suffis sans doute pour le surveiller, j'observerai les événements ; et si Siawusch montre une telle perversité que mon cœur soit obligé d'être inexorable, alors personne ne me blâmera, car le méchant ne mérite que des punitions.
Le haineux Guersiwez lui répondit : O roi à l'esprit clairvoyant, à la parole juste ! les armements, la superbe et la puissance de Siawusch sont si grands, la force que Dieu a donnée à son bras, à son épée et à sa massue est telle, qu'il viendra à ta cour accompagné d'une armée et obscurcira devant toi le soleil et la lune. Il n'est plus tel que tu l'as connu, il élève son diadème au-dessus du ciel. De même tu ne reconnaîtrais plus Ferenguis, on dirait qu'elle n'a plus besoin de rien dans le monde. Ton armée entière se mettra du côté de Siawusch, et je crains que tu ne deviennes qu'un pâtre sans troupeau. Une armée qui verrait un roi comme lui, heureux, intelligent et beau comme la lune, ne voudrait plus jamais de toi pour maître ; la place de Siawusch serait dans le Bélier, et la tienne dans les Poissons. Et puis tu veux lui ordonner de quitter la ville qu'il a bâtie et le beau pays de sa résidence, de venir ici pour être ton esclave, pour baisser la tête humblement et respectueusement devant toi ! Mais personne n'a vu d'alliance entre le lion et l'éléphant, personne n'a vu le feu sortir de l'eau. On aurait beau coucher dans de la soie un lionceau qui n'aurait pas encore bu du lait de sa mère, le nourrir délicatement de lait et de sucre, et l'élever constamment dans son sein, il reprendra son naturel aussitôt qu'il aura grandi, et n'aura pas peur des forces du puissant éléphant. Afrasiab fut pris dans les liens de ce discours, il en fut attristé et les soucis ne le quittèrent plus. Mais il aimait mieux attendre que se hâter ; car c'est le prudent qui finit par vaincre, et celui qui a la tête remplie de vent ne s'attire jamais de louanges. Un sage a dit là-dessus : Quand un vent s'élève inopinément, tu pourras lui résister si tu montres de la prudence ; mais un homme dont la tête est légère ne deviendra jamais puissant, quand même ce serait un brave à la stature de cyprès. Afrasiab et Guersiwez se quittèrent inquiets, la bouche remplie de paroles, le cœur plein d'une haine excitée par le souvenir des temps anciens. Le méchant Guersiwez revenait souvent auprès du roi du Touran avec ses mauvaises pensées, lui faisait toute sorte de mensonges et l'animait contre Siawusch. Quelque temps se passa ainsi, et le cœur du roi se remplissait de soucis et de haine.
Un jour le roi ordonna de ne laisser entrer chez lui aucun étranger, et alors il s'ouvrit à Guersiwez et lui parla des affaires de Siawusch, disant : Il faut que tu te rendes auprès de lui et que tu le visites fréquemment. Tu lui diras : Tu ne veux donc jamais quitter ce lieu de délices pour voir qui que ce soit ? et pourtant il vaudrait mieux te mettre en route, prendre avec toi Ferenguis et aller auprès du roi. Tl a besoin de te voir ; il a besoin de ton cœur vertueux, de ton esprit prudent. Tu trouveras aussi dans nos montagnes des chasses, et dans nos coupes d'émeraude du vin et du lait. Partons pour quelque temps et livrons-nous à la joie ; et quand le souvenir de la ville que tu as bâtie se réveillera, tu repartiras accompagné de chants et tu reviendras ici joyeusement. Pourquoi repousserais-tu notre vin et nos coupes ? Ne pense plus au trône des Keïanides et resserre ta ceinture pour le départ.
GUERSIWEZ RETOURNE AUPRES DE SIAWUSCH.
Le traître Guersiwez s'apprêta pour le voyage, le cœur rempli de haine, la tête pleine de desseins secrets. Lorsqu'il fut près de la ville de Siawusch, il choisit un homme de son cortège qui savait bien parler, et lui dit : Va auprès de Siawusch et dis-lui en mon nom : O illustre fils d'un père illustre ! par l’âme et la tête du roi du Touran, par l'âme, la tête et la couronne de Kaous, je te conjure de ne pas te lever de ton trône pour moi, et de ne pas venir à ma rencontre ; car lu en es dispensé par ton savoir et ta haute fortune, par ta dignité, la naissance, ta couronne et ton trône. Les vents mêmes devraient t'obéir, et tu te lèverais pour moi de ton trône royal ? Le messager se rendit auprès de Siawusch, baisa la terre aussitôt qu'il l'aperçut, et lui répéta les paroles de Guersiwez. Siawusch en ressentit une inquiétude intérieure et resta longtemps assis, plongé dans ses réflexions et se disant : Il y a un secret là-dessous. Je ne sais ce que Guersiwez, qui prétend être mon ami, aura dit de moi à Afrasiab. Lorsque Guersiwez parut devant le palais, Siawusch quitta la salle d'audience, s'avança à pied jusque dans la rue, et adressa à Guersiwez des questions sur son voyage et sur la santé du roi, sur l'état de l'armée, sur le trône et la couronne. Guersiwez s'acquitta de son message, et Siawusch s'en réjouit et lui répondit : Pour l'amour du roi je n'hésiterais pas à m'exposer au tranchant de l'épée d'acier. Je suis prêt à partir, et la bride de mon cheval est liée à celle de ton destrier. Mais nous resterons d'abord trois jours dans ce pavillon doré du parterre de roses pour boire du vin ; car le monde est un lieu de passage plein de troubles et de peines, et malheur à celui qui passe cette vie fugitive dans les soucis ! Lorsque le méchant Guersiwez entendit cette réponse du prudent roi, il trembla et se dit : Si Siawusch va avec moi auprès à Afrasiab, sa bravoure et son sens droit produiront une telle impression qu'il pourra fouler aux pieds les soupçons que j’ai fait naître. Mes paroles n'auront plus d'effet, et le roi verra que mes conseils étaient perfides. Il faut donc que je trouve un moyen de le détourner de ce voyage. Il demeura quelque temps dans le silence, les regards fixés sur Siawusch ; à la fin ses veux versèrent un torrent de fiel, car c'était dans ses larmes qu'il cherchait son salut. Siawusch le voyant pleurer comme un homme qui tremble de colère, lui dit d'une voix douce : O mon frère ! qu'est-il arrivé ? On ne devrait pas toucher la plaie de ceux qui sont affligés ; mais enfin si tu es en colère contre le roi du Touran, si c'est pour cela que la douleur mouille tes yeux, me voilà prêt à partir avec toi, prêt à combattre le maître de l'armée du Touran, jusqu'à ce qu'il renonce à te persécuter pour de faibles motifs. Pourquoi te traiterait-il comme un inférieur ? Si quelqu'un s'est déclaré ton ennemi et s'il faut te protéger et lutter contre lui, me voilà prêt à te soutenir en toute circonstance, et si tu fais la guerre, à t'en fournir tous les moyens. Si tu as eu le malheur de tomber dans la disgrâce d'Afrasiab, si les paroles d'un calomniateur t'ont fait perdre la première place de l’empire, raconte-moi le secret de cette affaire pour que je trouve un remède à tes douleurs. Je partirai pour tout aplanir, pour faire trembler le cœur de tes ennemis.
Guersiwez lui répondit : O prince illustre ! ce ne sont pas mes rapports avec le roi qui sont cause de mes chagrins, ce n'est pas un ennemi qui me met en détresse, car mon courage et mes trésors me dispensent de chercher des moyens de salut : c'est ton origine qui me remplit d'inquiétude, et il faut que je te dise la vérité. Le mal est venu d'abord de Tour, à qui Dieu avait retiré ses grâces. Tu sais comment il tua le malheureux Iredj au commencement de nos haines de famille ; comment, depuis ce temps jusqu'à Afrasiab, le Touran et l'Iran ont été dévastés ; comment les deux peuples n'ont jamais et nulle part voulu s'entremêler, et se sont éloignés des préceptes de la raison. Le monde n'a pas encore changé, et le roi qui gouverne aujourd'hui le Touran est le plus méchant des hommes. Tu ne peux pas encore connaître sa mauvaise nature ; mais attends que quelque temps se soit écoulé. Prends exemple sur Aghrirez, qui est mort misérablement de la main d'Afrasiab. Il était son frère de père et de mère ; il était plein d'intelligence, il était innocent ; mais Afrasiab l'a tué. Plus tard beaucoup de grands ont été assassinés par lui sans avoir commis de faute. Je suis sérieusement inquiet pour toi, car tu es un homme sage et vaillant, et jamais tu ne fis de mai à qui que ce soit avant de venir dans ce pays. Tu as toujours agi avec droiture et humanité, tu as rendu les hommes meilleurs par ta sagesse. Mais maintenant Ahriman qui désunit les âmes a enflammé le cœur du roi contre toi, et l'a rempli d'amertume et de haine, et je ne puis dire ce que Dieu ordonnera de ton sort. Tu sais que je suis ton ami, que dans le bonheur et dans le malheur je te suis sincèrement dévoué, et il ne faut pas qu'un jour tu puisses croire que j'ai connu les intentions injustes du roi sans t'en avertir. Réfléchis et cherche un moyen de salut, et ne parle qu'avec douceur et avec mesure.
Siawusch lui répondit : Ne t'inquiète pas de cela, car Dieu est mon soutien, et le roi m'a promis autre chose que de convertir pour moi le jour brillant en nuit. S'il avait eu des doutes sur mon compte, il ne m'aurait pas élevé au-dessus de toute la cour ; il ne m'aurait pas donné un royaume, une couronne et un trône, un pays, sa fille, des trésors et une armée. Je vais aller à sa cour avec toi, et je rendrai sa clarté à la lune de son intelligence qui s'est obscurcie. Partout où brille la droiture, le mensonge perd son éclat ; je montrerai à Afrasiab mon cœur plus pur que la lumière du soleil qui éclaire les cieux. Ainsi reprends ta gaieté et ne laisse pas aller ton âme à de mauvais soupçons. Un homme qui ne veut pas suivre la voie du dragon ne s'écarte pas des ordres de Dieu.
Le méchant Guersiwez lui répondit : Sache qu'Afrasiab n'est plus tel que tu l'as vu. D'ailleurs quand le ciel qui tourne s'irrite et couvre sa face de rides, l'homme même le plus sage et le plus savant peut ne pas voir la fraude qui paraît sur le bord de l'horizon. Toi, malgré ta sagesse et ton esprit prudent, malgré ta haute stature et ta puissante volonté, tu ne sais pas distinguer entre la ruse et l'amitié. Puisse la mauvaise fortune ne jamais t'atteindre ! Afrasiab t'a entouré d'artifices et de sorcelleries, il a fasciné les veux de ton intelligence. D'abord il t'a donné le nom de gendre, et Tu t'en es follement réjoui ; ensuite quand il t'a fait partir, il t'a donné un festin où assistaient les grands, dans l'espoir que tu serais hautain envers lui et que cela ferait mal parler de toi. Tu n'es pas un parent ou un allié plus proche de lui que ne l'était le noble Aghrirez, et pourtant il l’a coupé en deux avec son épée, et a frappé l'armée de terreur par cette mauvaise action. Je t'ai maintenant développé tous les replis de son âme, sache qu'il est tel quel , et ne te fie pas à sa parenté. Les soucis qui agitent mon cœur, toutes mes pensées et les ressources de toute espèce que je possède, je te les ai révélées, je les ai rendues claires comme la lumière du soleil. Tu as laissé ton père dans l'Iran, tu as fondé une ville dans le Touran, tu as livré ton cœur aux paroles d'Afrasiab, tu t'es plu à l'entourer de tes soins, et pourtant tu n'as fait que planter de tes mains un arbre dont le fruit est du poison, dont les feuilles sont du venin. Pendant que Guersiwez parlait ainsi, ses cils étaient mouillés de larmes, son cœur rempli de ruse, ses lèvres poussaient des soupirs. Siawusch le regarda avec étonnement, et deux torrents de larmes coulaient sur ses joues ; il pensa à son sort malheureux, au ciel qui le privait de son amour, à la fin de sa jeune vie qui s'approchait, au peu de temps qui lui restait à vivre. Son cœur se remplit de douleur, ses joues pâlirent, son âme était triste et il soupirait. Il répondit : J'ai beau y réfléchir, je n'ai pas mérité de punition ; ni mes paroles, ni mes actions, ni rien dans ma vie n'a donné lieu au monde de se plaindre de moi. Ma main a été prodigue des trésors du roi, mais mon cœur a souffert de ses souffrances. Quel que soit le malheur qui puisse m'en arriver, je ne désobéirai pas à ses ordres et à sa volonté, je vais partir avec toi sans cortège, et je verrai d'où vient cette malveillance du roi.
Guersiwez lui dit : O prince illustre ! ne te présente pas devant lui. Il ne faut pas marcher sur le feu ni se fier aux vagues de la mer ; lu te jetterais follement dans le malheur, et la fortune qui te sourit s'endormirait. Je puis intercéder pour toi auprès d'Afrasiab et je réussirai peut-être à jeter de l'eau froide sur le feu ; mais il faut que tu fasses une réponse à sa lettre, et que tu lui mettes devant les yeux tes bonnes intentions et ses mauvais desseins. Si je vois que sa tête s'est calmée et que je puisse te faire espérer de meilleurs jours, je t'enverrai un messager à cheval et je réjouirai ton âme affligée. J'espère que Dieu le créateur, qui sait ce qui est connu et ce qui est inconnu, fera qu'Afrasiab rentre dans la droite voie et s'éloigne de l'injustice et du désir de mal faire. Mais si je le vois courroucé, je t'enverrai en toute hâte un messager monté sur un dromadaire. Fais maintenant sans délai tes préparatifs, et ne perds pas de temps. Tu n'es ici éloigné d'aucun pays, tu peux aller chez tous les grands et chez tous les rois ; il n'y a que cent vingt farsangs d'ici jusqu'à la Chine, et trois cent quarante jusqu'à l'Iran : du côté de la Chine tu n'as que des amis, et tous les grands te veulent du bien ; dans l'Iran est ton père qui désire ton retour, et une armée qui est l'esclave de ton sceau et de tes ordres. Envoie secrètement des lettres de ces deux côtés, tiens-toi armé et n'ajourne aucune mesure. Siawusch se laissa convaincre par ces discours, et c'est ainsi que son esprit vigilant fut endormi. Il répondit : Je ne dévierai eu rien de la voie que tes paroles et tes conseils m'indiquent, charge-toi de mes demandes auprès d'Afrasiab, maintiens la paix entre nous et sers-moi de guide.
LETTRE DE SIAWUSCH A AFRASIAB.
Siawusch fit appeler un scribe intelligent et lui dicta une longue lettre. Il commença par glorifier Dieu le créateur, qui soulage les peines de ses serviteurs ; ensuite il se mit à célébrer les louanges de l'intelligence et à invoquer les grâces de Dieu sur le roi du Touran, disant : O roi victorieux et fortuné ! puisse le temps où il ne restera plus de toi que le souvenir ne jamais arriver ! Tu m'as appelé auprès de toi, et je m'en suis réjoui. Puisses-tu être environné de sages ! Tu as aussi appelé Ferenguis, ce qui a rempli son cœur de tendresse et du désir de t'obéir ; mais elle est souffrante en ce moment, ses lèvres ne prennent point de nourriture, et son corps ne peut se mouvoir. Elle est couchée et me tient enchaîné au chevet de son lit, car je la vois suspendue entre les deux mondes. Le désir de mon cœur est de te revoir, et les deux pays sont remplis des traces de tes labeurs et de tes hauts faits. Aussitôt que Ferenguis sera soulagée, elle se rendra auprès du roi de la terre. Que jusque là mon anxiété m'excuse ; le secret de ce délai n'est que dans ses douleurs et dans les soins que son état exige.
Siawusch ayant scelle la lettre, la donna sur-le-champ à Guersiwez, ce rejeton d'une méchante race ; celui-ci demanda trois chevaux rapides, et se mita courir jour et nuit sans relâche. En trois jours il fit cette longue route, si difficile par ses montées et ses descentes. Le quatrième jour il se présenta devant Afrasiab, la bouche pleine de mauvaises paroles et l’âme remplie de mauvais desseins. Afrasiab lui adressa beaucoup de questions, quand il le vit arriver tout fatigué et tout en colère. Pourquoi, lui dit-il, arrives-tu en si grande hâte ? Comment as-tu pu faire si rapidement un si long chemin ?
Guersiwez répondit : Quand la fortune devient mauvaise, ce n'est plus le temps de se reposer. Siawusch n'a fait aucune attention à moi, il n'est pas venu au-devant de moi sur la route, il n'a voulu rien écouter ni lire ta lettre, il m'a assigné la dernière place devant son trône. Il venait de recevoir une lettre de l'Iran, et la porte de sa ville est restée fermée pour nous. Une armée du pays de Roum et une autre de la Chine peuvent dans un instant remplir le monde de troubles. Si tu tardes à le surveiller, tu n'auras bientôt plus dans la main que du vent. Si tu hésites, c'est lui qui commencera la guerre et s'emparera par sa bravoure de toutes les provinces. Et s'il se rend avec son armée dans l'Iran, qui osera l'y attaquer ? Tu ne fais pas attention à ses trames, et plus tard tu auras à frémir de ses projets.
AFRASIAB SE MET EN CAMPAGNE CONTRE SIAWUSCH.
Lorsque Afrasiab eut entendu ces paroles, sa vieillesse parut se rajeunir ; son cœur brûlait ; sa poitrine exhalait des soupirs, et sa colère fut.si grande qu'il ne donna aucune réponse à Guersiwez. Il ordonna de sonner des trompettes, de jouer des cymbales, de faire résonner les clairons et les clochettes indiennes, et il sortit de Gang, qui était un paradis riant, pour planter de nouveau l'arbre de la vengeance.
Pendant que Guersiwez le fourbe fatiguait les courroies de ses étriers sur la route du Touran, Siawusch entra tristement dans l'appartement des femmes, le corps tremblant, les joues pâles. Ferenguis lui dit : O héros avide de combats ! qu'est-il arrivé que tu aies changé de couleur ? Il lui répondit : O femme au beau visage ! l'honneur dont j'étais entouré dans le pays de Touran est terni. Je ne sais comment te répondre, je suis confondu de ce qui m'arrive. Si Guersiwez a dit vrai, il ne me reste du cercle de la vie que le point du centre.
Ferenguis saisit de ses mains les boucles de ses cheveux, elle déchira de ses ongles ses joues de rose et de corail, et ces joues au parfum de musc se couvrirent de sang ; son cœur était en feu, son visage inondé de larmes qui tombaient en torrent sur les collines d'argent de son sein ; elle déchirait ses lèvres de tulipe avec ses dents de perles ; elle arrachait ses cheveux et pleurait sur ce qu'avait dit et fait Afrasiab. Elle dit à Siawusch : O roi qui portes haut la tête ! que vas-tu faire ? Hâte-toi de me dévoiler ce secret. Le cœur de ton père est rempli de courroux contre toi, tu n'oses pas même parler de l'Iran. Le chemin de Roum est trop long, et tu ne voudras pas aller à la Chine, parce qu'il t'en reviendrait de la honte. Où trouveras-tu maintenant un asile ? Le seul qui te reste, c'est le maître du soleil et de la lune.
Siawusch lui répondit : Guersiwez, qui st mon ami, est maintenant en route avec un bon message pour Afrasiab, et il a certainement apaisé le roi, adouci son cœur, et rempli de tendresse son âme haineuse. Il dit, et mit sa confiance en Dieu ; mais son cœur était sombre à cause de la rigueur de sa destinée.
SIAWUSCH A UN SONGE.
Siawusch passa trois jours dans les larmes à cause de cette trahison du sort ; le quatrième jour le prince était endormi dans les bras de Ferenguis au visage de lune, quand tout à coup il trembla, se réveilla de son doux sommeil, se redressa et jeta un cri comme un éléphant en fureur. Ferenguis au beau visage le pressa contre son sein et lui dit : O roi ! je t'en conjure par notre amour, dis-moi ce qui t'arrive !
Siawusch continua de pousser des cris ; on alluma un flambeau et l’on brûla devant lui du bois de sandal et de l'ambre. La fille d'Afrasiab lui demanda encore : O sage roi ! qu'as-tu vu en songe ?
Siawusch lui répondit : N'ouvre tes lèvres devant personne pour parler de mon rêve. J'ai vu, ô cyprès d'argent ! un courant d'eau immense, et sur l'autre rive une montagne de feu. Le bord du fleuve était occupé par des cavaliers armés de lances. D'un côté était le feu qui tourbillonnait et consumait Siawuschguird ; devant moi se tenait Afrasiab monté sur un éléphant ; d'un côté était l'eau, de l'autre le feu. Afrasiab me vit, sa mine devint sombre, et il attisa ce feu déjà si ardent.
Ferenguis lui dit : Il n'en arrivera que du bonheur, pourvu que tu mettes à profit cette nuit même. C'est sur Guersiwez que tombera tout le mal, et il sera tué par la main du Khakan de Roum. Siawusch rassembla toute son armée et la plaça devant le palais ; lui-même prit ses armes, monta à cheval l'épée en main et envoya des vedettes du côté de Gang. Quand les deux tiers de cette longue nuit furent passés, une vedette à cheval revint du désert, et rapporta qu'elle avait vu de loin Afrasiab s'avançant rapidement avec une grande armée. Un messager arriva de la part de Guersiwez et dit à Siawusch : Pourvois aux moyens de sauver ta vie. Tous mes discours ont été vains, et ce feu n'a produit qu'une fumée noire. Songe maintenant à ce que tu as à faire et où tu dois conduire ton armée. Siawusch ne pénétra pas ses intentions et crut à la sincérité de ses paroles. Ferenguis lui dit : O roi plein de prudence ! ne fais aucune attention à nous ; monte sur un cheval rapide, et ne te fie plus au pays de Touran. Je voudrais te voir rester vivant sur la terre ; sauve donc ta tête et ne retarde ton départ pour personne.
SIAWUSCH DÉCLARE SES DERNIERES VOLONTÉS A FERENGUIS.
Siawusch lui dit : Le rêve que j'ai eu s'accomplit, et ma gloire est ternie. Ma vie n'est pas loin de sa fin, et la douleur du jour amer s'approche. Quand même le toit de mon palais se serait élevé jusqu'à Saturne, il n'en faudrait pas moins boire le poison de la mort. Quand même ma vie aurait duré douze cents ans, je n'aurais à la fin pour demeure que la terre noire. L'un trouve son tombeau dans la gueule du lion ; un autre est dévoré par le vautour, un troisième par l'aigle royal ; mais personne, quelle que soit sa science, ne peut convertir les ténèbres en lumière.
Tu es maintenant enceinte de cinq mois, et tu mettras au monde un enfant illustre ; le noble arbre de ton corps portera du fruit et donnera un roi au monde. Appelle cet enfant, qui portera haut la tête, du nom de Keï Khosrou, fais en ta consolation dans tes soucis. Rien ne peut échapper au pouvoir de Dieu le tout saint, depuis le soleil brillant jusqu'à la terre sombre, depuis l'aile du moucheron jusqu'au pied du terrible éléphant, depuis la source d'eau jusqu'aux flots bleus de la mer. La terre du Touran cachera mes restes, et nul ne dira que c'est dans l'Iran qu'ils devraient reposer. Tels sont les mouvements de la voûte du ciel à la rotation rapide, et l'on ne verra jamais ce vieux monde changer d'allure. A partir de ce moment ma fortune est éclipsée par la volonté d'Afrasiab ; on coupera cette tête innocente, et le sang de mon cœur en formera le diadème, on ne me donnera ni une bière, ni un tombeau, ni un linceul, et personne parmi cette foule ne pleurera sur moi ; je reposerai sous la terre comme un étranger, la tête séparée du corps par l'épée. Les gardes du roi te jetteront ignominieusement sur la route, la tête nue et le corps nu, mais le Sipehdar Piran viendra à la porte du palais et demandera ta grâce à ton père ; il demandera la vie pour toi, qui n’as jamais fait de mal ; il t'emmènera dans son palais l'âme accablée de tristesse, et c'est chez ce vieillard rempli de vertus que tu mettras au monde l'illustre Keï Khosrou. Plus tard il te viendra de l'Iran un sauveur qui se mettra en route par l’ordre de Dieu et t'emmènera avec ton fils inopinément et en secret du côté du Djihoun ; on placera ton fils sur le trône de la royauté, et les oiseaux et les poissons lui obéiront. Il amènera de l'Iran une armée nombreuse pour me venger, et le monde entier sera rempli de bruit. C'est ainsi que tournera le ciel, qui ne s'attache à personne avec tendresse. Mainte armée, désirant me venger, revêtira ses cuirasses en mon honneur, la terre retentira des cris des hommes, et Keï Khosrou ébranlera le monde. Le Raksch de Rustem foulera la terre sous ses pieds et ne comptera pour rien les Touraniens ; et tu ne verras depuis ce jour, jusqu'au jour de la résurrection, que des massues et des épées tranchantes employées à me venger.
Ayant prononcé ces paroles, le noble Siawusch embrassa Ferenguis, prit congé d'elle et lui dit : O ma belle compagne ! je vais à la mort. N'oublie jamais les paroles que j'ai prononcées, et renonce dorénavant à la vie molle et au trône. Ensuite il poussa des cris d'angoisse et sortit du palais le cœur rempli de tristesse, les joues couvertes de pâleur. O monde ! je ne sais pourquoi tu élèves les hommes ; tu les fais grandir, et ensuite tu en fais ta proie.
Ferenguis se déchira le visage et s'arracha les cheveux, elle laissa couler deux torrents de larmes sur ses joues ; et lorsque Siawusch prononça ces paroles douloureuses, elle se suspendit à son cou en poussant des cris. Siawusch, les joues inondées du sang de son cœur et de ses yeux, alla à l'écurie de ses chevaux arabes ; il en amena Behzad son cheval noir, qui, au jour de la bataille, égalait le vent en vitesse. Il pressa en soupirant la tête du cheval contre sa poitrine, il le débarrassa de la bride et des rênes, et lui paria tristement et tout bas à l’oreille, lui disant : Sois prudent et ne t'attache à personne. Quand Keï Khosrou viendra pour me venger, alors il faudra te laisser mettre la bride. Renonce pour toujours à l'écurie, car tu es destiné à porter Keï Khosrou au jour de la vengeance. Sers-lui alors de monture, foule la terre, et délivre le monde des ennemis de mon fils en les frappant de tes sabots. Ensuite il coupa les jarrets aux autres chevaux, il brûlait de colère comme la flamme qui dévore les roseaux. Tout ce qu'il avait de brocart, d'or, de perles et de pierreries, de couronnes, d'épées, de casques et de ceintures, enfin tous les trésors qu'il avait accumulés, il les détruisit, et dévasta par le feu son palais et son jardin.
SIAWUSCH TOMBE ENTRE LES MAINS D'AFRASIAB.
Après cela il se prépara au départ ; il était stupéfié de sa mauvaise, fortune. Il monta sur un cheval frais ; ses joues étaient rougies par ses larmes de sang comme la fleur de la coloquinte. Il ordonna aux Iraniens de prendre la route qui conduisait dans l'Iran ; mais lorsqu'il eut parcouru un farsang et demi de chemin, il rencontra le roi du Touran. Il vit des troupes armées d'épées, de massues et de cuirasses, et lui-même avait boutonné sa cotte de mailles. Il dit en lui-même : Guersiwez cette fois a dit la vérité, et il ne faut pas nier sa droiture en ce point Siawusch tremblait pour sa vie, mais il ne voulut pas se cacher ; il resta donc jusqu'à ce que l'armée du Touran s'approchât et s'arrêtât devant lui. Il se tint immobile à la même place, espérant encore détruire l'effet des calomnies de ses ennemis. Les deux partis se regardèrent, jamais avant ce temps ils n'avaient senti de haine l'un pour l'autre.
Les Iraniens formèrent leurs rangs ; ils se préparèrent à verser du sang, ils se mirent tous à blâmer Siawusch, car ils ne croyaient pas que ce fut le temps d'attendre et de tarder ; il s'éleva parmi eux un bruit confus : Ils vont nous tuer, mais il ne faut pas que nous soyons jetés seuls dans la poussière. Attends que les Iraniens leur aient fait sentir leur bravoure, et ne compte pas cette affaire pour rien. Siawusch leur dit : Vous avez tort ; ce n'est pas ici l'occasion ni le lieu de combattre. Je déshonorerais aujourd'hui ma naissance, si j'offrais au roi le combat au lieu d'un présent. Quand le ciel qui tourne veut malgré mon innocence me faire périr par la main des méchants, ce jour-là ma bravoure ne me sert à rien, car on ne peut aller contre la volonté de Dieu. Un sage plein de prudence et de raison a dit : N'essaye pas de surmonter à force de bravoure ta mauvaise étoile. Ensuite il dit à Afrasiab : O vaillant roi, maître du trône et de la gloire ! pourquoi es-tu venu avec une armée pour m'attaquer ? pourquoi veux-tu me tuer, moi qui suis innocent ? Par toi la haine s'allumera entre les deux peuples, et le monde et le siècle se rempliront de malédictions. L'insensé Guersiwez lui répondit : Ces paroles sont inconvenantes dans ta bouche. Si tu es venu si innocemment, pourquoi te présentes-tu devant le roi en cotte de mailles ? ce n'est pas ainsi qu'on va au devant de lui, et l'arc et les cuirasses ne sont pas le présent qu'on offre au roi. Siawusch reconnut alors que tout cela provenait de ce méchant et que la colère du roi était son œuvre, et aussitôt qu'il eut entendu ces paroles, il s'écria : O misérable ! ô homme haineux ! tu finiras par être puni de ce que tu as fait, tu mangeras le fruit de la semence que tu as semée. Des milliers de têtes innocentes tomberont à cause de tes calomnies ; ce sont tes paroles qui m'ont fait dévier du droit chemin, c'est toi qui as fait naître la colère du roi. Ensuite il se tourna vers Afrasiab, disant : O roi ! ne laisse pas, dans ta passion, allumer en ton sein une flamme qui te dévorerait. Ce n'est pas un jeu de vesser mon sang et d'attaquer des hommes innocents. Ne jette pas au vent le pays de Touran et ta vie à cause des paroles de Guersiwez, issu d'une race méchante. Guersiwez le traître regardait le roi pendant que Siawusch parlait, puis il dit avec colère : O roi ! qu'est-ce ? pourquoi parles-tu à un ennemi ? pourquoi l'écoutes-tu ? Afrasiab approuva les paroles de Guersiwez, et dans ce montent le puissant soleil se leva. Le roi ordonna à son armée de tirer l'épée tranchante et de pousser des cris qui fissent trembler la terre ; Siawusch, fidèle au serment qu'il avait fait, ne porta pas la main à l'épée ni à la lance, et ne donna à aucun de ses amis l'ordre d'avancer au combat ; mais le farouche Afrasiab aux mauvais desseins assouvit sa rage contre le roi de l'Iran, en s'écriant : Livrez-les tous au tranchant de l'épée, étendez-les dans leur sang sur ce champ de carnage. Les Iraniens étaient au nombre de mille, et tous guerriers illustres ; ils furent tous frappés, blessés et exterminés : c'est ainsi que se termina leur vie. Jusque là aucun des Turcs n'avait osé s'approcher de Siawusch, aucun n'avait osé l'attaquer sur le champ de bataille ; mais son sort était décidé, et lorsque les braves eurent tous succombé jusqu'au dernier, les Turcs l'assaillirent eu masse et lancèrent cinquante ou soixante traits. Le roi fut blessé par des flèches et des lances et tomba du haut de son cheval noir.
Il tomba sur la terre noire comme un homme ivre et Gueroui Zereh lui lia les mains ; on lui mit au cou une cangue, on lui lia les mains derrière le dos en les serrant fortement. Le sang coulait des joues de rose et des yeux de ce jeune prince, qui n'avait jamais connu le bonheur. Les gardes du roi, accoutumés aux meurtres, le traînèrent à pied et précipitamment ; ils se dirigèrent vers Siawuschguird, précédés, suivis et entourés de tous côtés par la foule. Le roi du Touran leur dit : Emmenez-le d'ici et loin de la route, tranchez-lui la tête avec l'épée dans un lieu stérile où jamais plante ne poussera. Répandez son sang sur ce terrain embrasé, faites-le promptement et n'ayez pas peur. Toute l'armée répondit à Afrasiab : O roi ! quel mal as-tu vu en lui ? Ne peux-tu nous dire quel crime il a commis envers toi, pour que tu veuilles tremper tes mains dans son sang ? Pourquoi tuerais-tu quelqu'un sur qui la couronne et le trône d'ivoire pleureraient amèrement ? Ne plante pas, au jour de la prospérité, un arbre des fruits duquel le sort se servira pour t'empoisonner. Mais le méchant Guersiwez appuya dans sa démence les meurtriers, parce qu'il valait verser le sang de Siawusch, à cause de la haine qu'il avait conçue contre lui au jour de la joute.
Or il y avait un frère de Piran, plus jeune que lui, et son noble compagnon ; Pilsem était le nom de ce jeune héros plein de bravoure et d'un esprit brillant. Pilsem dit à l'illustre Afrasiab : L'arbre que tu veux planter ne portera pour fruit que des soucis et des peines. J'ai entendu dire à un sage que la raison ne quittait jamais : Comment un homme qui agit lentement pourrait-il jamais avoir à se repentir ? Que celui qui est en colère se serve donc de la raison pour se guérir. La précipitation et la méchanceté sont l'œuvre d'Ahriman, et c'est d'elles que viennent le repentir de l'âme et les peines du corps. Il n'est pas digne de toi de faire couper, dans un moment de courroux, la tête à un homme dont tu es le roi. Tiens-le dans les fers jusqu'à ce que le temps t'ait éclairé sur son compte ; et quand le souffle de la raison aura purifié ton cœur, alors tu pourras lui faire trancher la tête. Ne donne pas d'ordres dans ce moment et n'agis pas pendant que tu es en colère, car la colère amène à la fin le repentir. Il ne faut pas, ô roi plein de sagesse, trancher une tête dont le casque sera remplacé un jour par une couronne. Pourquoi trancher une tête innocente qui sera vengée par Kaous et par Rustem ? car le père de Siawusch est roi de l'Iran, et son père nourricier est Rustem, qui l'a élevé dans la pratique de toutes les vertus. Ce crime ne nous portera pas bonheur, et ce que tu fais aujourd’hui te fera trembler un jour. Pense à cette épée étincelante, à cette épée devant laquelle le monde s'incline. Pense à ces héros du peuple de l'Iran qui font trembler la terre dans le combat. Feribourz fils de Kaous, le terrible lion, que jamais personne n'a vu las de batailles, Rustem cet éléphant furieux, aux yeux duquel une armée n'est rien, Gouderz, Gourguin, Thous et Ferhad feront tous lier leurs timbales sur le dos des éléphants, se ceindront tous pour venger Siawusch, et les plaines se couvriront, à cause de lui, de cavaliers armés de lances. Ni moi, ni ceux qui me ressemblent, ni aucun des braves de cette assemblée, ne pourrons leur résister. Demain matin Piran arrivera, et le roi entendra de sa bouche les mêmes paroles que de la mienne. Et puisque la nécessité ne t'y pousse pas, ne répands pas dans le monde la semence de la vengeance, n'ordonne pas que l'on se hâte, car le Touran deviendra un désert par les suites de ce crime. Le roi fut ébranlé par ces paroles, mais son frère Guersiwez resta impitoyable et lui dit : O homme de sens ! ne te laisse pas arrêter par les paroles d'un enfant. La plaine est remplie de vautours qui dévorent les Iraniens ; de sorte que si tu crains la vengeance, tu as déjà assez à craindre. Si Siawusch pousse un cri de guerre, tu verras le monde se remplir des massues et des épées des guerriers du Roum et de la Chine. Le mal qu'il t'a fait n'est-il pas assez grand, et dans ta folie tu écouterais encore des conseils ? Tu as foulé aux pieds la queue du serpent et percé sa tête, et maintenant tu couvrirais sa poitrine de brocart ? Si tu lui fais grâce de la vie, je ne paraîtrai plus devant toi, j'irai me cacher dans un coin du monde pour éviter que ma tête ne tombe bientôt.
Demour et Gueroui se présentèrent alors dans l'angoisse de la peur, et s'approchèrent du roi, disant : Ne recule pas ainsi devant la mort de Siawusch, considère qu'il n'y aurait plus pour toi de repos ; agis donc selon le conseil de Guersiwez, ton guide fidèle, et détruis ton ennemi. Tu as tendu un piège, et ton ennemi s'y est pris ; fais-le mourir sur-le-champ et ne te déshonore pas. Tu tiens entre tes mains le maître de l'Iran, brise donc le cœur de ceux qui ont voulu te faire du mal. Tu as déjà détruit ses braves, juge comment leur chef doit être disposé envers toi. Et quand même il n'aurait pas eu les premiers torts, crois-tu pouvoir laver avec de l'eau une pareille injure ? Ce qu'il y a de mieux à faire maintenant, c'est de ne pas permettre à Siawusch de vivre, soit en face des hommes, soit caché dans un coin du monde.
Le roi leur répondit : Je ne l'ai pas vu moi-même commettre de crime, mais d'après les paroles des astrologues il finira par nous accabler de maux ; et pourtant si dans ma haine je verse son sang, il s'élèvera dans le pays de Touran une immense poussière qui obscurcira le soleil, et ce jour-là les sages seront confondus. Le malheur qui m'feil prédit approche du Touran, et mes chagrins, mes soucis et mes peines arrivent. Néanmoins il vaut encore mieux le tuer que de le laisser libre, quoiqu'il m'en coûte de le mettre à mort. Ni le sage ni le méchant ne connaissent le secret du ciel qui tourne.
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